Les jeux de la guerre et du hasard (Le Cadet n° 79)

Qui aurait cru qu’un jour des entraîneurs de clubs de football donneraient, en quelques mots, une leçon de stratégie aux hurluberlus qui nous gouvernent ? Le « complot » d’une Super League, qui n’aura duré que quarante-huit heures, aura permis d’entendre des choses pour le moins pertinentes. Car par-delà la question du financement états-unien ou saoudien du projet et du règne de l’argent-roi, c’est un mode de pensée typiquement managérial qui s’est trouvé en échec.

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« La Ligue des champions est intéressante à partir des quarts de finale. Avant, on doit jouer contre des équipes modestes qui ne sont pas attractives », avait justifié le président du Real Madrid, un des complotistes. Non, les matchs sont aussi intéressants avant les quarts de finale, quand le club de semi-amateurs met une raclée au premier de la classe, ce qui est arrivé ces derniers temps à Arsenal ou Milan. C’est ça le sport, a souligné l’entraîneur de Manchester, tandis que celui de Leeds rappelait que la magie du foot, c’est que les faibles peuvent battre les puissants ; c’est Trincamp qui décroche la Coupe au Stade de France. Mais c’est aussi ça, la guerre, quand en 1805 le général Dupont bloque la tentative de sortie des Autrichiens à Ulm, à un contre sept. « A-t-il de la chance ? » demandait l’Empereur lorsqu’on lui soumettait le nom d’un possible divisionnaire.

Mais les managers qui nous gouvernent, nous entraînent et nous font faire leurs guerres, sont non seulement dans le monde endogame de l’entre-soi mais dans un monde figé, celui d’un sur-déterminisme où les forts restent toujours les plus forts et gagnent tous leurs matchs et toutes leurs guerres ; un monde où Lamarck aurait raison contre Darwin ; un monde où l’Amérique a gagné au ViêtNam et en Afghanistan, où la Meuse reste infranchissable au débouché des Ardennes, où une poignée de Français Libres ne peut tenir tête dix jours durant à tout l’Afrika Korps. A les écouter, nous devrions croiser au coin de la rue ces dinosaures qui dominèrent jadis le monde et qui n’avaient aucune raison de louper le quart de finale pour laisser la place aux marsupiaux dont nous sommes les descendants.

Et ce sont eux qui dissertent d’un monde incertain, qui pérorent sur une Histoire qu’ils ont décrétée finie il y a trente ans mais qu’ils disent désormais improbable parce qu’elle ne parle plus d’eux. On croit qu’ils en ont compris le basculement, ils nous démontrent chaque jour le contraire. S’ils restreignent nos libertés c’est parce qu’eux-mêmes sont les pantins décérébrés d’un logiciel périmé, celui d’un monde totalisé – pour ne pas dire autre chose. Leur monde d’après est un monde dont les finalistes sont connus à l’avance, États-Unis et Chine, un monde qu’ils croient déterminé depuis que broutent les dinosaures. Mais ce monde n’existe pas, il n’a jamais existé. C’est ce que les entraîneurs de clubs de foot viennent de rappeler à leur manière. Ça ne suffira pas. Vivement le retour de la comète !

Le Cadet

Le Cyber des Tartares (Le Cadet n° 77)

Ça y est, elle a eu lieu, la grande attaque, celle que les Drogo du marché du cyber modélisaient depuis si longtemps, ce jour où l’ennemi viendrait qui les ferait héros. Mais comme pour la nouvelle souche du Covid, rien n’est prêt.

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La faute en est aux agresseurs, ces vilains dont on ne saura jamais, en vertu du principe d’inattribution, s’il s’agit d’un homme seul ou d’une tribu de Tartares – pour citer un fameux monologue melvillien –, et qui se sont engouffrés dans les failles. L’ennemi, écrivait déjà Marc Bloch, est un « malappris qui ne fait jamais ce qu’on attendait de lui ». Le hacker devrait traverser dans les passages cloutés et attendre qu’on l’y pince : sinon il triche et c’est pas du jeu, comme on se lamente dans ces cours de récréation que sont les cyber-commandements. Répétons-nous : on n’a toujours pas compris le Théorème Maginot qui dit que des brèches de vulnérabilité sont non seulement créées à proportion des tentatives de verrouiller un front, mais que même lorsqu’on a prévu l’hypothèse des Ardennes, on échoue à la prévenir. La prochaine étape de cette bétonisation du numérique est la 5G et ses portes d’entrées démultipliées. Si les civilisations sont mortelles, il en est des carrément suicidaires.

Pourquoi s’épuiser à tenter d’investir ces espaces fluides qui ne pourront jamais l’être totalement, où nous serons toujours contournés ? L’adversaire y est ? Il est surtout présent au Sahel, en sandales et 125 cm3. Et les Russes n’en sont pas loin, qui nous ont déjà chassé d’Afrique centrale. Sans doute, mais il faut être sur le réseau pour défendre les serveurs – où 95 % des données n’ont rien à y faire – et agir comme influenceurs. Alors, tandis que le taux de disponibilité de certaines de nos armes sombre dans l’infinitésimal, on budgétise dans des régiments de Zouaves chers à Raymond Devos pour faire joujou devant des écrans. Jusqu’au jour où l’Amérique, via Facebook, nous retire le tapis de sous les pieds et supprime nos comptes. Une récente couverture de Time l’a montré : avec un tel allié, la France n’a pas besoin d’ennemi. Quel couillon, ce Louis XVI !

Ce qu’il nous faut également, dit un récent rapport, c’est un guerrier augmenté, comme dans les comics de Marvel. Puis on l’entourera d’une armure pour prévenir une prise de contrôle à distance de ses prothèses. Toujours le syndrome Maginot : créer des failles puis tenter de les colmater. C’est certainement plus urgent que de fournir des hélicoptères lourds à Barkhane (le Danemark retire les siens, les Britanniques récupèrent les leurs), de remplacer nos Transall en Afrique ou d’éviter d’avoir recours à un chausse-pied chaque fois qu’il faut charger un Griffon dans un A-400M. Même si c’est plus délicat que de greffer la Légion d’Honneur sur la veste d’un dictateur du Nil, espérons au moins que ça permettra à nos soldats de voler, faute de quoi les prochaines OPEX se feront sur la plage de Cavalaire. Des fois que les Tartares parviennent jusque-là.

Le Cadet

M. Hulot s’en va-t-en guerre (Le Cadet n° 74)

Comme il faisait trop chaud pour aller à la plage même à celle de Saint-Marc-sur-Mer chère à Jacques Tati, qu’il ne pleuvait pas assez pour aller à la crêperie et que le Monopoly n’est amusant que lorsqu’on triche, la France a joué cet été au Risk. Mais plutôt que d’envahir le Palatinat avec Monsieur de Turenne, elle a rétabli le mandat SDN sur le Liban et déclaré la guerre au Divan. Elle va donc refaire Lépante, où nous étions d’ailleurs absents.

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On ne sait pas trop avec quoi cette bataille navale va se jouer, la Royale étant en extrême tension, ni avec qui au côté des Hellènes. En revanche on sait contre qui, puisque tandis que les marines grecque, française et italienne faisaient des manœuvres conjointes fin août, les galères de la Sublime Porte procédaient de même avec l’US Navy. Dès lors la question elle est vite répondue : en cas d’affrontement avec les Turcs, les Américains ont déjà choisi leur camp – comme à Suez en 1956.

Bien sûr pour l’instant Monsieur Trump joue les lointains, mais ça ne saurait durer. En 1956, les pilotes franco-britanniques de Mousquetaire avaient trouvé, en arrivant au-dessus de Port-Saïd, des unités de la VIth Fleet amarrées à couple avec les frégates égyptiennes. La prochaine guerre navale sera épique comme un western : le Bon c’est nous, la Brute c’est Erdogan, mais le Truand c’est Trump.

Il nous reste la guerre des gros mots et des petites menaces, mais sur ce terrain le Sultan ne craint personne, autant tenter de couvrir une trompe de chasse avec un galoubet. Et du côté de Washington on est d’autant plus serein qu’un nouveau départ de la France du commandement intégré n’aura pas de conséquence, on reviendra simplement aux accords précédents qui satisfaisaient tout le monde. Pour le reste, OTAN ou pas, notre armée est vassalisée pour longtemps par le jeu des standards et des normes, de l’interopérabilité et des accords bilatéraux noués avec le Pentagone. Et notre front avancé au Sahel, là où nos croisés défendent l’Occident et la morale face aux déferlantes djihadistes, tel Kitchener à Ondurman (avec le succès en moins), ne compte-t-il pas ? Encore faudrait-il que les Américains s’intéressent à l’Afrique et sachent où elle se trouve, même si Mark Twain disait que la guerre a été inventée pour apprendre la géographie à ses compatriotes. Qu’avons-nous alors à négocier dans cette partie de Risk ? Rien. Voilà ce que c’est que de nous être contenté il y a dix ans du strapontin de l’Allied Command Transformation comme du clairon de Gunga Din. À l’image des années trente, nos objurgations littéraires font puissamment rire.

De toute manière, comme dit, chez Sergio Leone, le Truand à un intrus trop bavard, « When you have to shoot, shoot, don’t talk ! ». Ou, pour citer Turenne à un de ses officiers, du temps qu’on jouait à la guerre pour de vrai : j’ai un conseil à vous donner, toutes les fois que vous voudrez parler, taisez-vous !

Le Cadet

C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse ! (Le Cadet n° 69)

Comment ne pas devenir misanthrope devant l’impéritie qui préside à la crise du coronavirus ? On n’ose même plus de parler de poulets sans tête, par respect pour les gallinacés.

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Car après n’avoir contrôlé pour ainsi dire personne à Roissy et dépêché un A-340 du 3/60 Estérel en pleine zone épidémique, après que la Poste ait suspendu les envois vers la Chine mais pas l’inverse et que des milliers de conteneurs continuent à être déchargés dans nos ports, après avoir envoyé 17 tonnes de matériel médical de protection en Chine alors que la pénurie était déjà annoncée en France, voilà qu’on confine tout le monde, qu’on annule salons, expos et concerts, qu’on ferme écoles, églises et musées. Mais surtout ne paniquez pas ! Mais ce n’est pas la nation qui panique, même s’il y aurait motif devant ces homoncules qui ont tout faux mais se croient quitte en cochant des cases sur un plan de route. Ainsi pour l’Irak, la Maison Blanche avait mis en ligne le 12 juillet 2007 un document Initial benchmark assessment report, qui listait 18 implémentations – pour causer franglais – à satisfaire pour ne pas perdre la guerre. Il aurait été tellement plus simple de ne pas entrer dans Bagdad.

Durant la Seconde guerre, les Britanniques avaient choisi de ne mettre en marche les sirènes qu’une demi-heure avant l’arrivée d’escadrilles allemandes dont ils connaissaient pourtant l’objectif deux heures à l’avance, par recoupement des faisceaux porteurs qui guidaient les avions à partir de leurs bases. La raison en était que les dégâts occasionnés étaient minimes, au prix de quelques blessés, au regard de la perte de production qu’une interruption trop précoce induisait dans les usines visées. Mesure d’autorité, parfaitement comprise par la nation qui ne paniquait pas plus que son premier ministre.

Ainsi il est évident qu’il ne fallait pas aller chercher nos compatriotes à Wuhan pour ramener le virus à la maison. Mais c’est comme la montée en Belgique au matin du 10 mai 1940, on y va alors qu’on sait que c’est une monumentale bêtise, mais on y va tout de même.

Albert Mathiez écrivait dans les années vingt : « Quid leges sine moribus ? Les Républicains d’autrefois apprenaient la politique à l’école de Montesquieu, de Rousseau et des anciens. Peu à peu s’est miné chez les hommes publics le sens et le besoin des responsabilités, s’est détendu chez eux ce ressort moral, cette rigidité de principe, cet appétit de clarté qui ont fait la grandeur des ministres de l’ancienne monarchie comme leurs émules du Comité de salut public. »

Nous serions du temps de Molière, en l’An II ou sous la IIIe République, quelques ministres et généraux auraient déjà perdu la tête, et pas qu’au sens figuré. Sauf que pas plus que des mesures d’autorité ne font un Colbert, un Robespierre ou un Clemenceau, pas davantage un article 16 n’a fait de Gaulle ; c’est l’inverse. Sinon, ce sont les ordonnances de juillet 1830 de Charles X, prises contre une Chambre et une opinion rebelles. Mais toujours dans la panique.

Le Cadet n° 69

Le Grand bond en arrière (Le Cadet n° 68)

C’était à une réunion privée où Nassim Nicholas Taleb présentait son opuscule Le cygne noir ou la puissance de l’imprévisible. Je l’aborde aux petits fours et lui demande ce qu’est un cygne blanc. Il me répond la bouche pleine que tout est dans son bouquin. Non, lui réponds-je, vous y expliquez ce qu’est censé être un cygne noir mais pas un cygne blanc ? Il m’a fusillé du regard et tourné le dos.

Le cygne noir est, on le sait, Continue reading « Le Grand bond en arrière (Le Cadet n° 68) »

Bye-bye Brexit ? (Le Cadet 65)

Il n’aura fallu qu’un week-end de la Toussaint pour que les Brexiters les plus intransigeants, ceux prêts à se sacrifier pour la cause jusqu’au dernier Écossais, opèrent un spectaculaire empannage au lendemain d’une interview du président américain, le temps de prendre la mesure de l’amitié toute philanthropique que portent à l’Angleterre ses anciens colonists : si elle ne rompt pas totalement avec le Vieux Continent, avertit Trump, elle trouvera porte close et devra se passer d’un accord de libre-échange. La révélation récente des exigences américaines – que le Royaume Uni mette tout sur la table des négociations y compris le système de santé – a de quoi faire réfléchir les plus américanophiles – et contrairement aux idées reçues, les sujets de Sa Majesté en comptent assez peu. Plus question de jouer l’UE contre les USA et de faire monter les enchères. Mais entre se faire tondre comme un mouton des Shetland et que mort s’ensuive, ouse faire dévorer immédiatement par le loup, Londres a choisi la leçon de Brassens, de mourir pour une idée mais de mort lente. Vive l’Europe quand même, un pied dedans un pied dehors certes, mais plus question de No Deal.

D’autant que tout comme l’Écosse n’a aucune envie de se retrouver de nouveau seule dans son face à face pluriséculaire avec la paix des Gallois et celle des rois d’Angleterre, comme chantait de son côté Sardou, de même aucun insulaire n’a intérêt à discuter avec Trump sans solution de repli, ni envie de voir pillés les derniers atouts qui restent d’un demi-siècle de désindustrialisation. Il y a la City, me direz-vous. Mais combien de temps tiendra-t-elle face au rouleau compresseur américain, et aux appétits d’ogre d’une puissance improductive qui se sait en déclin. Répétition, qui plus est, d’une situation déjà vécue : la dernière fois que l’Angleterre s’est trouvée seule, à l’été 1940, elle dut se dépouiller au titre du Cash & Carry de tout son or, de la plupart de ses actifs coloniaux et d’une partie de ses confettis impériaux, avant que l’Amérique ne consente à l’aider dans son combat contre le nazisme, après huit longs mois de palinodies et de dérobades. Les mémoires de Churchill en témoignent amèrement.

Mais mauvais calcul également pour l’Amérique : à quoi, une fois quelle serait ravalée non pas simplement au rang de 51ème état mais à celui de 14ème colonie, pourrait bien lui servir la vieille Angleterre ? Les États-Unis ont d’autres affidés sur le continent surtout dans sa partie orientale, dans ces marches toujours dans la soumission à l’empire, qu’il souffle du Levant ou du Ponant. Ils n’ont pas davantage besoin de chevaux de Troie pour couler nos entreprises et siphonner nos brevets, Alstom hier, Latécoère demain. De leur côté les Anglais tiennent autant à leur Fish & Chips que les Écossais à leur panse de brebis farcie, et ni les uns ni les autres ne sont disposés à troquer nos bœufs de Salers contre du poulet chloré de Virginie. Le Grand Large n’est pas pour demain.

Le Cadet (n° 65)

Héros ( Le Cadet n° 61)

J’avais accompagné mon père lors d’une mission commerciale dans une île de l’Océan Indien, qui tentait de vendre le téléphone numérique français à une toute jeune république. Le marché avait été remporté non sans qu’il faille convaincre le ministre de tutelle. Mon père m’avait alors expliqué comment sont versées les commissions, pourquoi il faudrait aller voir au retour deux hauts fonctionnaires de la rue de Rivoli (on était du temps du contrôle des changes). Le jour de la signature je me trouve à la réception, sur une île au milieu du lagon, à l’écart des grandes personnes.

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Le ministre vient s’assoir à côté de moi, et on parle. Je ne sais pas comment la discussion est arrivée sur le Débarquement, il m’écoute et finit par dire sans forfanterie aucune : « Mais j’y étais dans les planeurs en bois de la 6th Airborne, tout jeune sujet de Sa Gracieuse Majesté… ! On s’est crashé juste à l’entrée du Pegasus Bridge, ça a été si violent qu’on s’est retrouvé les fers en l’air ou à quatre pattes. Et puis on est sortis, je n’y voyais rien, tout le monde tirait sur tout le monde. J’ai traversé le pont et je suis allé me planquer derrière un parapet. Et puis j’ai attendu, jusqu’à l’aube. » Ce type, qui se préparait une retraite confortable même si c’était pour le plus grand bénéfice de la balance commerciale française, venait de passer du statut de ripoux à celui de héros.

D’abord qu’est-ce que c’est, un héros ? Pas un saint, mon ministre ne l’était pas. Un type bien, avec ses faiblesses, un type qui fait le job au mieux, sans se poser de questions quand il faut y aller. Les questions il se les pose avant, pas pendant. Et quand il ne revient pas, nous nous les posons à sa place. Mais un héros ne se bat pas pour mourir, sa destinée n’est pas de se sacrifier pour rien : un héros se bat pour gagner. Un héros n’est pas héroïque, il est courageux, mais il ne le sait pas. Il vous raconte qu’il a couru pour aller se planquer des tirs croisés, alors qu’en fait il a repris le pont aux Allemands. Ou alors il cabotine pour minimiser son geste, comme Roger Stéphane qui racontait comment, à la Libération, il prit l’Hôtel de ville dans un costume de Jean Marais beaucoup trop grand pour lui, et qu’il répondit à Georges Bidault, qui s’étonnait qu’il n’ait réclamé que quatre mitraillettes, que l’Hôtel de ville n’avait après tout que quatre côtés.

Il y a ceux qui minorent leur courage, soit par humilité soit par dandysme, mais tous prétextent qu’ils n’avaient pas le choix, qu’ils n’ont pas réfléchi, qu’ils ne voient pas ce qu’ils auraient pu faire d’autre : mais on a toujours le choix. Pourquoi un général de brigade reconnu de ses pairs, catholique pratiquant et modérément républicain, part-il à Londres relever la Gueuse ? A l’inverse, à Stéphane qui lui suggérait un jour que lui-même était résistant parce que juif, communiste et homosexuel, de Gaulle rétorqua : Oh Stéphane ! Vous ne croyez pas que vous exagérez tout de même un peu ?

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Le syndrome Grouchy (Le Cadet n° 59)

Le 13 juin 1807, le maréchal Lannes, qui flanc-garde le long de la Alle le reste de l’armée française en route vers Königsberg, voit les Russes traverser la rivière sous son nez au niveau du village de Friedland. A un contre quatre, il met immédiatement ses troupes en rideau et entame un de ces combats de retardement dont il avait le secret, tout en enjoignant Napoléon de rallier le plus vite possible avec les autres corps d’armée. Même si l’hypothèse a été prévue par l’Empereur d’une remontée de l’armée russe vers la Baltique, c’est bien Lannes qui prend la décision de l’arrêter ici et pas ailleurs : aurait-il eu un smartphone qu’il n’aurait servi qu’à informer Napoléon de sa décision. Lannes va disposer à sa guise des renforts de cavalerie arrivés dans la nuit, dont une division de dragons commandée par le général Grouchy, et Napoléon ne reprendra la main que le lendemain après-midi, anniversaire de Marengo. Car c’est ainsi qu’on gagne les batailles, et Napoléon n’a jamais procédé autrement.

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S’il avait dû attendre l’ordre du patron, Kellermann aurait chargé trop tard à Marengo et Dupont se serait replié devant Ulm, permettant aux Autrichiens de s’extraire du piège. Mais ça, c’est pour les livres d’Histoire de France, vu qu’on fait aujourd’hui exactement le contraire.

Que nous disent en effet les syndicats de policiers depuis le saccage des Champs-Élysées perpétré sous leurs yeux ? « Les forces de l’ordre perdent toute initiative, c’est-à-dire qu’elles n’agissent que sur ordre, elles n’interviennent que sur ordre. On était en mesure d’intervenir, on ne nous a pas autorisés à le faire. Je mets en cause ceux qui ont décidé que ça se passe comme ça et qui n’ont pas donné les instructions pour que ça se passe autrement. »

Car c’est un choix, on l’a vu lors du massacre du Bataclan durant lequel les militaires de Sentinelle sont restés l’arme au pied. La leçon de Friedland et de tant d’autres batailles est délibérément rejetée ; sur les Champs, c’était aux commandants d’unités d’agir et de demander des renforts. Or la numérisation impose une centralisation pyramidale qui crée l’illusion que si les informations remontent instantanément, les ordres doivent pouvoir redescendre tout aussi vite. Sauf que même avec des Gopro, Napoléon aurait été bien incapable d’avoir une aussi bonne évaluation de la situation que son ami Jean. En pensant pouvoir réinventer un Bonaparte numérique, on fait une grave erreur d’analyse historique et on commet une faute politique qui grève l’avenir.

Ce que nous suggèrent les policiers à Paris comme les artilleurs en Syrie, c’est que la technologie impose un paradigme qui nous mène droit à la débâcle. A Waterloo, un des généraux qui avait pourtant vu Lannes manœuvrer à Friedland attendra lui aussi les ordres. Un précurseur, ce Grouchy, en quelque sorte.

Le Cadet (n° 59)