La marche du monde: typologie des fractures et fissures en Amérique et en Europe en 2021

Nous sommes heureux de publier cet article fouillé, proposés par Jean Dufourcq qu’on ne présente plus et Pierre Laroque, X, ancien de Stanford et consultant énergie, est un observateur averti de la démocratie aux États-Unis où il réside. Merci à eux. LV

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  • Redémarrer, autrement ?

La pandémie du Sras-Cov2 qui sévit sur toute la planète a provoqué une panne générale dans la dynamique des sociétés et révélé des mouvements de fond occultés par la course effrénée au progrès qui sévissait jusque-là. Car un peu partout, les peuples en mouvement questionnent les projets qui les unissent et les structures qui les administrent. Ils disent leur volonté de reprendre la main sur leurs gouvernants.

Ce faisant, ils mettent en évidence l’usure des modèles utilisés jusqu’ici pour régler la marche du monde. La démocratie, voie royale vers la modernité politique et l’accomplissement humain ; l’État, arbitre impartial et bienveillant qui libère et canalise les forces du pays ; le marché qui régule les compétitions et permet la satisfaction des besoins de chacun ; la société internationale et ses grands acteurs institutionnels qui veillent aux « communs » de la planète.

Cet édifice hétéroclite hérité du siècle précédent et des bouleversements sociopolitiques et géopolitiques vécus de 1870 à 1990 montre en 2021 des lézardes importantes et des fragilités critiques qu’utilisent les braconniers et les prédateurs d’aujourd’hui. De plus de nouveaux intervenants infra ou supra étatiques contestent aux États leurs privilèges en devenant des entrepreneurs stratégiques décidés.

Si l’histoire ne se répète jamais, elle se continue toujours et les humiliés ou frustrés d’hier comme les émergents d’aujourd’hui veulent leur part de gouvernance. Si la géographie ne ment pas, les masses humaines qui l’habite évoluent vite et créent des pressions nouvelles. Si la culture s’homogénéise sous l’effet de la mondialisation marchande, elle porte toujours les ferments de passions humaines divergentes. Si la technologie offre de nouvelles aventures au progrès humain, elle déstabilise des édifices sociaux fondés sur des fondamentaux auxquels sont attachés les peuples.

Telle est la réalité d’un monde qui cherche à redémarrer, autrement.

  • L’Amérique fracturée : une thèse discutée qui arrive à point

Un essayiste et écrivain américain, George Parker, a récemment publié un article dans la revue « The Atlantic » qui résume la thèse qu’il avance dans son livre « Last Best Hope : America in Crisis and Renewal ». Ce livre sortira prochainement en librairie. Cet article, qui a suscité beaucoup de commentaires outre Atlantique, ainsi qu’en France (cf. l’analyse de Dominique Moïsi – Les Echos du 27 juin qui a établi un parallèle entre États-Unis et France) argumente que l’Amérique est aujourd’hui fracturée en quatre groupes ou « populations » distinctes, accrochées à des visions divergentes et incompatibles de la société, et donc en opposition sur le futur de leur pays. George Parker impute cette déchirure à l’échec de l’Amérique à préserver et enrichir la classe moyenne – vrai cœur de la démocratie – depuis les après-guerres (surtout celles du Vietnam et les suivantes).

Ces quatre populations au narratifs antagonistes sont assez bien identifiées :

  • L’Amérique des Libres (The Free). Ils célèbrent l’énergie inhérente aux individus libres, affranchis surtout des contraintes gouvernementales et autonomes.
  • L’Amérique des Intelligents (The Smart). Ils croient d’abord aux progrès que le capitalisme produit et aux bienfaits de la méritocratie qui sous-tend la réussite sociale.
  • L’Amérique du vrai peuple (The Real). Ils se réfèrent à leur héritage laborieux, et aux limites ancestrales sociales et morales de ce modèle.
  • L’Amérique des Justes (The Just). Ceux-là veulent avant tout dénoncer les injustices, les « péchés », du passé et refonder la société américaine sur un égalitarisme pur et dur, sans concession.

Évidemment, et bien qu’elles procèdent du même peuple d’une nation essentielle à la destinée manifeste selon certains, non seulement ces quatre populations américaines ne parlent pas vraiment le même langage, mais elles animent aujourd’hui une compétition féroce qui appauvrit leur discours et renforce leurs rancœurs.

  • Pour l’Amérique Free, le succès n’est que le fruit de son propre travail, et ceux qui profitent de quelque manière que ce soit du gouvernement ne sont que des « assistés », des fainéants, qui appauvrissent la société.
  • Pour l’Amérique Smart, le succès découle d’études supérieures et de créations de valeurs ajoutées capitalistes, et ceux qui résistent au progrès doivent naturellement s’effacer.
  • Pour l’Amérique Real, le respect et le succès découlent du « bon vieux » travail dans l’Amérique (blanche et chrétienne) profonde, le labeur et la besogne que les élites ont méprisé et détruit.
  • Pour l’Amérique Just, comptent surtout ceux qui ont été et restent marginalisés ; ceux qui doivent perdre sont ceux qui dominent et veulent continuer à dominer.

George Parker trace avec précision l’apparition, le développement et les divergences de ces quatre populations américaines. Pour les Libres, Ronald Reagan, déclara en 1980 que « Le gouvernement n’est pas la solution, c’est le problème » et il symbolisa l’Amérique de John Wayne avec ses pistolets, pour se défendre seul. Pour les Intelligents, Bill et Hillary Clinton puis Barack Obama ont promu le progrès économique et social mais n’ont pas su protéger la classe ouvrière des dislocations technologiques et géographiques (« mon travail a été exporté en Chine ! »). Sarah Palin (la colistière de John McCain) et évidemment Donald Trump, pour le Vrai Peuple, érigèrent la vulgarité pragmatique en mode de pensée et le rejet de de l’éducation en dogme. Enfin la poussée actuelle des universitaires et des jeunes érige, pour les Justes, au nom d’iniquités historiques, « les idées et valeurs de la classe dominante » en base immorale de notre civilisation, qu’il faut donc éliminer.

George Parker avance que le danger n’est pas tant que ces populations procèdent de valeurs, de références culturelles et de perceptions du vrai, nettement différentes. Il avance d’abord que les Américains se voient et se vivent maintenant comme des ennemis, comme des menaces mortelles pour tout ce qu’ils considèrent comme le « bon » – le cœur de leurs identités – et donc pour le futur qu’ils veulent préserver ou construire pour leurs enfants. Ce n’est pas tant que ces populations ne sont pas d’accord, c’est qu’elles n’ont plus le même langage et ne peuvent donc plus ni se parler ni s’écouter. Et il note que cela décrit les sociétés qui se déchirent, les sociétés au bord de la guerre civile.

Pour l’Amérique, il ne voit pas une guerre civile armée – mais plutôt une scission, une séparation culturelle et politique entre États républicains (les Libres et les Vrais) et États démocrates (les Intelligents et les Justes). Ou bien, ce qui est en fait peu probable et soutenable à long terme, une victoire définitive d’un de ces groupes par majorité écrasante aux élections. Il espère donc une troisième voie, une forme de renaissance. Il espère l’amélioration du niveau de vie des Américains des classes pauvres et moyennes par des politiques gouvernementales éclairées, un renouveau civique par une éducation moins élitiste, le rétablissement d’un service national universel et un accent mis sur l’éducation civique.

  • Aux États-Unis, faible lecture de la poussée technologique, fantôme de la sécession, embranchement civilisationnel.

Ce qui paraît manquer à l’analyse fouillée de George Parker et aux commentaires qu’elle a suscités en Amérique, c’est la composante du « progrès technologique », qui en fin de compte, va fortement et prioritairement structurer l’avenir des États-Unis. En effet, les cassures structurelles, que la technologie de l’information et ses conséquences (internet, réseaux sociaux, robotique, intelligence artificielle, biologie moléculaire) vont imposer aux sociétés avancées, sont elles-mêmes porteuses de déchirures sociales, d’inégalités béantes, et donc de menaces réelles contre les démocraties. Les énormes avancées scientifiques du XIXe siècle (chimie, mécanique classique, électricité, etc.) ont, c’est admis, engendré les technologies de la révolution industrielle ; mais les déchirures sociales qu’elles ont provoquées nous ont aussi donné les désordres du marxisme et du fascisme 40 ans après.

La question actuelle est sans doute de savoir contrôler les conséquences sociales et politiques que les technologies issues des avancées scientifiques révolutionnaires des XXe et XXIe siècles (relativité, mécanique quantique, théorie de l’information, biochimie moléculaire, etc.) continuent d’engendrer. Et ceci n’est pas facile : l’impact des réseaux sociaux et des infox et les divergences sur les croyances du « vrai » qu’ils peuvent véhiculer et amplifier ne sont pas aisés à apprécier et à contrôler. Il s’agirait donc que les Américains se reparlent « vrai » entre eux, réapprennent à écouter et accepter (et même respecter ?) les opinions des autres, et consentent à chercher une vérité commune des faits et de la science. Sauver la démocratie et la nation en marchant ensemble !  Un projet d’humilité fondé sur un humanisme.

On en est loin aujourd’hui et le fantôme de la sécession fondatrice de l’identité américaine rôde encore autour des États-Unis. D’ailleurs, les partenaires des États-Unis s’en inquiètent toujours en se demandant quelle sera la trajectoire américaine ; c’est une inconnue structurante pour la dynamique des pays avancés qui repose entre les mains du peuple américain. Ils voient les États-Unis s’accommoder d’un archaïsme démocratique dans le processus électoral qui choisit leur Potus. Ils les voient aussi subir une sorte de surchauffe erratique du leadership et de la puissance. Ils ont vécu successivement le modèle néo-conservateur avec GW. Bush, puis une forme adoucie de puissance, avec B. Obama dont on a attendu vainement une nouvelle modernité. Puis ils ont subi le mandat de D. Trump adepte des seuls intérêts américains qui a remisé tout soutien à un bien commun collectif. Et voici désormais J. Biden qui s’est dit prêt à « diriger le monde » à nouveau et à lui imposer son leadership bienveillant et tout aussi unilatéral.

Aujourd’hui les Européens, autre pôle historique d’un Occident rêvé et postulé depuis longtemps comme l’avant-garde de la modernité, scrutent leur grand allié et pensent que deux voies historiques restent ouvertes au devenir des États-Unis : d’un côté, la décadence continue, voire la division, qui est la voie habituelle du déclin des empires classiques et de l’autre, la réforme, la métamorphose et la renaissance qui est celle de l’émergence de civilisations durables. Ils s’en inquiètent.

  • En Europe, la puissance douce au service de la destinée.

L’Europe de son côté vit depuis plus de 20 ans une crise majeure d’identité tant les Européens ne savent plus s’accorder sur l’essentiel : leurs intérêts, leurs valeurs, leurs responsabilités, leurs solidarités. La crise financière l’a mis en évidence dès 2008. Au point que la construction européenne a semblé régresser, se détricoter, que des pays s’en sont affranchi (Brexit) pour ne pas assumer les conséquences de cette communauté de destin postulée depuis quelques décennies.

La démarche européenne était double à l’origine, une réponse et un pari.

  • La réponse, c’est celle qu’il fallait donner en 1945 à un passé tragique de guerres intra-européennes par compétitions impériales et affrontements nationalistes et après les ravages des guerres mondiales qui avaient labouré le sol européen de l’Atlantique au Dniepr. Un plus jamais cela mis en œuvre collectivement devait mettre fin au suicide collectif des Européens.
  • Quant au pari, il stipulait que la valeur de l’intérêt général collectif allait finir par l’emporter sur tous les intérêts particuliers; la Commission européenne était chargée d’y veiller. En mettant en commun leurs matières stratégiques et les outils de leur développement économique, on créait une convergence d’intérêts qui pouvait tirer parti d’une communauté de valeurs qu’une même civilisation avait forgée et qui pouvait déboucher sur une union politique.
  • La réponse apportée depuis les années 1960 a été convaincante et la conflictualité intra-européenne a cédé la place de façon durable à une coopération, certes très compétitive, mais bénéfique aux peuples européens. Mais il est hasardeux de penser que le pari collectif d’un intérêt supérieur européen a été gagné, la posture communautaire n’ayant guère convaincu en imposant la concurrence comme mode d’échange et en restant à la périphérie de la souveraineté, sans définir de vraie identité collective européenne. L’Union politique naissante en charge de l’intégration européenne, a peu à peu changé de trajectoire depuis 30 ans, en quittant l’ombre de l’Otan qui la protégeait des aléas stratégiques.

Depuis lors, elle est en crise et a du mal à s’assumer pour elle-même dans un espace dérégulé par une compétition globale dopée par la mondialisation.

L’intégration semble avoir atteint ses limites acceptables et la crise de confiance stratégique qu’expriment les peuples européens a trois vraies raisons, au moins.

  1. Tout d’abord pour aborder la crise actuelle et le « multisme » qui s’installe, l’Union européenne n’a pas adopté de modèle établi de puissance, ou plutôt elle n’a pas su faire la synthèse entre trois offres qui ne convergent pas : la Britannique de grand marché ouvert, l’Allemande de puissance civile, sociale et industrielle, la Française, de puissance de plein exercice stratégique, industrielle, militaire, culturelle. La convergence s’est éloignée à mesure que l’on invoquait l’Europe puissance, avec le fiasco de ce qu’on a appelé l’Europe de la défense.
  2. Ensuite, c’est avec une légèreté post-moderne de puissance douce que des questions clés que son histoire tragique lui avait appris à traiter avec soin ont été abordées : les frontières, la sécurité, les infrastructures, l’énergie, le commerce, la monnaie. Et à la fin de la guerre froide, rupture majeure dans l’histoire du continent européen, l’Europe n’a pas su ni voulu accorder le projet européen à sa dimension atlantique, sa vision continentale et à la gouvernance mondiale.
  3. Enfin l’Union européenne s’est laissé enrôler avec légèreté et sans une conscience suffisante dans deux manœuvres secondaires au regard de l’enjeu principal de la viabilisation stratégique définitive du continent européen.
    • La première c’est l’adoption subreptice des canons du libéralisme le plus ultra pour libérer les forces du marché, déréguler par la concurrence les barrières nationales et encourager une désindustrialisation des économies au profit d’une financiarisation des services. Ce choix qui a permis l’euro sans gouvernement économique et sans convergence sociale ni fiscale a finalement constitué un obstacle à l’intégration européenne.
    • La seconde sous label euro-atlantique attrape-tout a enrôlé la construction européenne dans une manœuvre globale à visée stratégique mondiale conçue ailleurs. Il s’agissait de contrôler une voie vers la Chine, afin de confiner ce compétiteur de la puissance américaine. Il s’agissait d’assujettir l’Asie centrale et le Golfe persique aux intérêts américains et d’empêcher la constitution d’un noyau russo-chinois capable de rivaliser avec le monde euro atlantique. Cette branche eurasiatique de confinement de la Chine conçue dès les années 1990 avait son pendant en Asie du Nord-Est avec le triangle formé par le Japon, la Corée du Sud et Taiwan qui contenait la Chine dans le Pacifique. La manœuvre Indo-Pacifique à laquelle sont convoqués aujourd’hui l’Inde et l’Europe veut compléter ce dispositif d’encagement du rival conçu à Washington.

Les 450 millions d’Européens sont aujourd’hui figés dans une alliance occidentale dépassée mais qui convient encore au plus grand nombre car elle permet d’éviter le leadership des « Grands » européens, notamment France et Allemagne, sur une Union européenne qui hésite sur son avenir et sa trajectoire.

  • Faire renaître une autre Europe ?

L’Union européenne, divertie de son objectif principal, le pari de l’intégration européenne, bute depuis 20 ans, sur l’articulation entre son approfondissement et son élargissement. Et elle a perdu progressivement dans cette manœuvre la cohérence de son projet initial en s’étendant inconsidérément et en se dispersant. Renonçant à viabiliser sa gouvernance intérieure, elle s’est adonnée aux défis de la mondialisation sans prendre le temps d’affiner le cadre de ses responsabilités et le soin de définir ses intérêts propres noyés dans la dynamique de l’économie libérale et de la gouvernance mondiale. De fil en aiguille, le projet s’est désordonné.

Depuis 18 mois, un désordre supplémentaire s’est introduit avec l’aventure du Brexit puis la pandémie de Sras-Cov2. Il a produit une quadripartition de fait des États-membres de l’Union qui ont le plus grand mal à conjuguer leurs actions comme le montrent leurs débats. De multiples fissures se sont installées entre les États. Et comme aux États-Unis, les frictions ont résulté de l’intervention des peuples qui réclament à leurs gouvernants la préservation de leurs priorités spécifiques.

Ainsi les frugaux du Nord (Danemark, Pays Bas) s’en prennent-ils aux dispendieux et impécunieux latins du ClubMed du Sud (Italie, France, Espagne), les réactionnaires fébriles de l’Est (Pologne, Hongrie, Baltes, Suède) s’opposent aux libéraux atones de l’Europe de l’Ouest (Allemagne, France). Tous les peuples d’Europe sont concernés par le sentiment d’insécurité qui grandit sous la pression migratoire du Levant et d’Afrique. Tous sont conscients de cette tension intra-européenne qui réveille des patriotismes anciens.

Si tous les États-membres sont sollicités par deux fronts de tension aigüe qui les mettent aux prises avec des pouvoirs autoritaires proches, illibéraux, en Russie et en Turquie, les peuples semblent en revanche peu concernés par ces régimes comme par une rivalité américano-chinoise qui leur paraît bien lointaine. Et si le modèle sociopolitique libéral avancé que véhicule l’Union européenne n’est pas vraiment discuté, il ne suscite pas non plus de patriotisme européen ni de conscience commune d’enjeux partagés. Ainsi la lutte contre le réchauffement climatique continue à diviser les États membres, en raison d’options contradictoires concernant l’énergie gazière et l’industrie nucléaire.

Malgré l’évidence d’une centralité européenne à reconstituer et consolider pour desserrer l’étau de la rivalité systémique entre Washington et Pékin qui tend à étouffer la planète, les Européens ne savent pas introduire dans leurs réflexions collectives une dose substantielle de géostratégie. Pour changer leur modèle de puissance douce qui est en échec durable et assumer leur histoire, leur géographie et leur culture dans une vision globale de l’Atlantique à l’Oural, il leur faudrait associer la Russie d’Europe à leur noyau civilisationnel et approcher ainsi la masse critique des clusters du XXIe siècle. Seule une telle configuration semble auto stable car géopolitiquement homogène. Elle seule pourrait permettre de relancer un projet inclusif de communauté de destin et d’intérêt des Européens. Elle offrirait à la Russie un vrai rôle stratégique en lui permettant de devenir cet « Est de l’Europe » introuvable et ce pont utile face à la masse asiatique que dominent la Chine et l’Inde.

Cette grande Europe moins liée que l’Union européenne mais plus stable et viable que celle que fissure aujourd’hui le nouveau rideau de fer que promeut l’Otan reste une conjecture de stratégiste. Elle consacrerait des racines communes anciennes notamment byzantines en effaçant la question ukrainienne. Elle conforterait la posture géopolitique de la Turquie de centre de gravité en Asie de l’Ouest et solderait enfin définitivement la longue parenthèse soviétique. Les peuples européens et russes qui se connaissent et se côtoient depuis des générations retrouveraient ainsi le chemin naturel de leurs échanges.

  • Régulations nouvelles

Les fissures et les fractures se multiplient mais la diversification des acteurs et des projets n’a pas invalidé les règles de la stratégie générale et ses trois volets, celui des objectifs de grande stratégie, celui des manœuvres préparatoires et celui des coups tactiques. Pour cette dialectique-là, il faut des projets mûris, des buts définis (politiques, économiques, idéologiques), des capacités d’action éprouvées (financières, techniques, militaires, culturelles), et aussi de l’audace et du sang froid pour en assumer dans la durée le contrôle politique et la direction stratégique. Sauf à porter les frustrations des peuples avec la légitimation politique associée, ces qualités ne sont pas réunies par les infra-pouvoirs de circonstance mais le sont seulement par les États, d’où leur centralité actuelle qui se maintient et s’affiche malgré tout.

Des régulateurs avaient existé jusque-là pour réguler l’action désordonnée des révoltés et des prédateurs. Le consensus de New York postulait un bien commun supposé universel, lente construction irréversible d’un mode stratégique et d’une gouvernance mondiale acceptable par tous. Cette perspective politique, d’origine et d’essence occidentale fait moins recette depuis que la construction européenne vacille sous les priorités divergentes de ses États membres et que les États-Unis, repliés sur leurs intérêts, ne les subordonnent plus au soutien global d’une forme de gouvernance mondiale.

La bonne nouvelle est que d’autres régulateurs efficaces se sont installés après la Guerre froide avec la mondialisation marchande qui a suivi. Ils sont d’abord technologiques, car les mêmes outils du progrès sont utilisés par tous et invitent à une similitude d’enjeux, à une convergence de pratiques, à un mode commun favorable à une compétition régulée et administrée. Et ils sont économiques avec la généralisation du capitalisme financier fondé sur la création de valeur, vecteur d’un pouvoir transversal qui requiert un cadre stable pour s’affirmer. Ces nouveaux régulateurs-là, fondés sur la priorité marchande, sont puissants comme Monet l’avait pensé à sa façon et sa philosophie semble aujourd’hui l’emporter sur celle de Schuman. Pour lui les États seront de trop sur le chemin de la régulation globale et du progrès ; à sa suite beaucoup ont déjà cherché à s’en défaire pour éviter leur nationalisme supposé belliciste. Aujourd’hui la régulation du monde est donc devenue principalement technologique et financière. Alors la démocratie et les droits humains marquent le pas comme s’ils avaient fait leur temps, de nouveaux despotes éclairés investissent à leur tour la scène stratégique, et les superstructures politiques héritées des précédents conflits mondiaux se délitent. Plutôt qu’une récession stratégique, c’est en fait une réaction, une marque de vitalité. Partout sur la planète les peuples se sont sentis exclus des dynamiques économiques impulsées par la mondialisation et ont renâclé devant la globalisation sociopolitique qu’elle produisait. Partout des coups d’arrêt ont été donnés (printemps arabes, rejet de compromis territoriaux anciens, de tutelles abusives, de mainmises sur les matières premières).  Des fractures et des fissures apparaissent après la pause du Sras-Cov2.

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Après les temps guerriers des nationalismes et des idéologies qui avaient bousculé et asservi les peuples au XXe siècle, le temps des populismes est arrivé au sein des Etats. En France, c’est celui des enracinés réticents qui expriment l’ADN des peuples profonds et s’opposent aux affranchis progressistes promoteurs des lendemains qui chantent de la mondialisation. La fissure est nette, élection après élection. C’est aussi cette tension-là qui a suscité le retour religieux radical du salafisme et du frérisme musulmans en Europe et en Afrique. Ils passeront de mode à leur tour. C’est elle qui a conduit à l’affirmation sans vrais contrepouvoirs de despotes d’un nouveau genre. Aux États Unis, Chine, Russie, Inde ou Turquie, des impériaux mettent au défi leurs tributaires, Alliés atlantiques, mondes soviétique, chinois ou sphère ottomane. Ils se testent et s’évaluent sans retenue et enrôlent leurs obligés. Il s’agit moins là de course à la gouvernance mondiale que d’opportunisme face à l’anomie actuelle. Et la fragmentation politique et stratégique observée de la gouvernance des Etats et de la planète en résulte.

Une énième transition stratégique a débuté et un nouvel avatar de la société mondiale se profile à l’horizon. Le XXIe siècle est bien là et il faut sans doute se garder de le gérer avec les outils désormais émoussés du XXe siècle.

J Dufourcq et Pierre Laroque

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