Chypre et la géopolitique de la Méditerranée orientale (A. Marghelis)

Le Proche-Orient peut se définir comme la région bordant la Méditerranée orientale. Il s’y déroule un grand jeu (question israélo-palestinienne, guerre civile syrienne, foucades turques) où  les grandes puissances extérieures s’affrontent (États-Unis, Russie) au travers de relais locaux. Un des pions de cette partie est Chypre, qui connaît de rapides évolutions ces derniers temps. Aris Marghalis, bon connaisseur de la région et qui a déjà publié dans LV, nous fait le point de ces calculs. Merci à lui. JDOK.

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Nous avions abordé précédemment le durcissement du jeu géopolitique sur l’axe Balkans-Méditerranée orientale en évoquant l’intégration sans nuance de la Grèce au projet géopolitique américain. D’une part, pour finir de priver la Russie de ses entrées dans les Balkans, dont la Grèce est l’embouchure naturelle, et pour l’expulser de Méditerranée orientale. D’autre part, pour tenter de briser le tandem Russie-Turquie, de plus en plus insupportable pour Washington. En raison de sa localisation, l’île de Chypre semble ne pas pouvoir se soustraire à cette dynamique.

Retour sur les particularités de Chypre

La situation stratégique de Chypre, dont la population est composée approximativement de 80 % de Grecs et 20 % de Turcs compte-tenu des colons venus de Turquie dans les années 1975-1995, est très particulière. Suite à un combat armé contre le colonisateur britannique visant, initialement, à la rattacher à la Grèce, l’île s’est vue finalement accorder une indépendance bancale en 1960. Son régime politique garantissait sa propre instabilité, puisqu’il prévoyait que le président soit grec et le vice-président turc, dans des conditions objectivement inadaptées. De surcroît, cette indépendance était formellement placée sous la garantie de la Grèce, de la Turquie et de l’ancien colonisateur britannique. La Grèce et la Turquie étaient autorisées à y maintenir un nombre plafonné de troupes et les Britanniques y conservaient deux bases souveraines. Une configuration pour le moins atypique, témoignant des dynamiques contradictoires à l’œuvre sur l’île et rendant une paix impossible mais un conflit probable. Somme toute, cela ne s’apparentait plus beaucoup à une indépendance.

Pour autant, sous l’impulsion de son premier dirigeant, Makarios, Chypre rejoignit le mouvement des non-alignés et développa également ses relations avec l’URSS, faisant craindre aux Occidentaux sa transformation en un « Cuba de la Méditerranée », ce qui n’était pas un scénario envisageable pour les Américains et les Britanniques. En 1974, le deuxième gouvernement militaire d’Athènes organisa un coup pour renverser Makarios, ce qui fournit à la Turquie le prétexte longtemps attendu pour intervenir militairement et occuper toute la partie nord de l’île, situation qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

Conjuguée à l’embargo de matériel militaire américain sur l’île qui s’en est suivi, cette occupation a favorisé le renforcement des liens entre Nicosie et Moscou. Traditionnellement, la Russie soutient la cause chypriote dans les fora internationaux et constitue un fournisseur privilégié de matériel militaire pour la garde nationale chypriote. Mais l’île est aussi pour les Russes une destination touristique favorite et une place financière enviable. Cela a conduit à la constitution d’une communauté russe non-négligeable de quelques dizaines de milliers de personnes sur une île comptant 800.000 habitants et à l’imbrication importante d’intérêts financiers russes dans l’économie de l’île. Ainsi, ce partenariat multidimensionnel avec la Russie a permis à Chypre de s’assurer d’un soutien précieux dans un contexte de faiblesse structurelle.

Une nouvelle donne sécuritaire

Soumise à des dynamiques politiques et géopolitiques extrêmement complexes, la question chypriote n’a pu être résolue depuis bientôt un demi-siècle, et ce malgré l’entrée de Chypre dans l’Union européenne en 2004. Cela a participé à figer la situation sécuritaire de l’île. Les troupes turques d’occupation -évaluées entre 35 et 50.000 hommes- sont toujours sur place ; le mandat des casques bleus est systématiquement renouvelé depuis 1964 ; les relations sécuritaires avec l’UE se sont partiellement développées mais, en fin de compte, elles restent tributaires de la non-participation de l’île à l’OTAN et au Partenariat pour la paix (PfP), cas unique pour un pays de l’UE. Dans ce contexte, la Russie est restée un partenaire précieux et fiable.

Cependant, cette configuration semble changer très rapidement dans le cadre de la restructuration de l’architecture sécuritaire de la Méditerranée orientale. Les prémices de ce revirement datent de fin 2018, et se situent dans le sillage de la dégradation des relations russo-helléniques et de l’accroissement de l’emprise américaine sur la Grèce.

Le 6 novembre 2018, Chypre et les États-Unis signaient une déclaration d’intentions en vue de renforcer leur coopération en matière de sécurité. Le 19, le président chypriote Anastassiadis n’excluait pas que l’OTAN supervise le processus de réunification de l’île, ce qui est une première dans la longue histoire des négociations sur la résolution de la question chypriote. Puis, le 28, Chypre décidait d’envoyer un attaché de défense à Washington, en application d’une décision datant de 2011 mais qui n’avait jamais été mise en œuvre en raison de la frilosité des Américains à s’investir dans les affaires militaires de l’île.

C’est en écho à ces signaux précurseurs significatifs que, début décembre 2018, la porte-parole du gouvernement russe mit en garde les autorités chypriotes contre une militarisation supplémentaire de l’île (autrement dit, l’installation potentielle d’une base américaine) et son intégration dans la planification stratégique américaine, dont l’objectif affiché et assumé est la lutte contre la Russie. Cette mise en garde fut présentée comme surprenante et démesurée par les médias. Mais nous pouvons cependant nous douter qu’au vu de l’importance des intérêts russes à Chypre, notamment comme relais militaire dans le cadre des opérations en Syrie, cette réaction a été calculée sur la base de renseignements fiables parvenus au Kremlin. Et en effet, depuis le début de l’année 2019, les relations des États-Unis avec Chypre dans le domaine sécuritaire et énergétique connaissent un développement surprenant, compte tenu des relations sécuritaires antérieures plutôt anémiques des deux pays, du moins sur le plan militaire.

Le facteur gazier

Durant la dernière décennie, la découverte d’importants gisements gaziers dans la zone allant de Chypre à Israël a donné une nouvelle dimension aux enjeux géopolitiques régionaux. Les Américains y ont vu une excellente opportunité de bouleverser la donne en matière énergétique et travailler à la diminution de la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie. Cela dit, la question chypriote a longtemps posé problème puisque la Turquie considère avoir son mot à dire dans la zone et n’entend pas se faire exclure de la partie. C’est ce qui avait conduit aux tensions de 2014-2015, lorsqu’Ankara avait envoyé un navire d’exploration en ZEE chypriote, escorté par deux frégates. Mais à l’époque, Washington avait encore une attitude complaisante à l’égard de la Turquie et la tenue du discours actuel n’était en aucun cas envisageable. Américains et Israéliens espéraient encore faire de la Turquie le point de transit du gaz est-méditerranéen, ce qui était bénéfique à la fois géopolitiquement, techniquement et financièrement. Car le gazoduc East Med reste un projet très coûteux et techniquement compliqué en raison de sa longueur (1900 km) et de la profondeur des zones maritimes par lesquelles il devrait transiter.

Cependant, la dégradation des relations turco-américaines poussa Washington à favoriser davantage encore l’East Med et la coopération Israël-Chypre-Grèce, sachant qu’ExxonMobil opère dans la ZEE chypriote et que la compagnie américaine y annonçait, le 28 février 2019, la découverte d’un vaste champ gazier. L’U.S. Army n’étant jamais très loin des zones d’intérêt des compagnies pétrolières américaines, Mike Pompeo participa, le 20 mars, à une des multiples réunions au sommet entre Israël, Chypre et la Grèce, qui devint donc une réunion quadripartite, envoyant un message clair à Ankara et à Moscou. Puis, début avril, à l’initiative conjointe des sénateurs Menendez (Démocrates) et Rubio (Républicains), un projet de loi fut introduit au Congrès, le « Eastern Mediterranean Security and Energy Partnership Act of 2019 ». Dans ce document, le Congrès évoque clairement sa volonté d’intégrer Chypre dans la planification sécuritaire américaine pour la Méditerranée orientale afin d’y contrer l’influence russe et les intérêts turcs, tant sur le plan militaire qu’énergétique, et renouvelle tout son soutien à l’entente tripartite Tel Aviv-Nicosie-Athènes. En sus, la proposition soutient l’idée d’une levée de l’embargo d’armes américaines sur l’île en place depuis 1987 en vue de faire décroître la dépendance des forces militaires chypriotes à l’égard de l’armement russe. Enfin, le 27 avril, le sénateur Menendez visita Chypre, où il se concerta de façon informelle avec le président Anastassiadis et confirma l’excellente dynamique des relations américano-chypriotes.

Indépendamment de l’ampleur qu’aura finalement ce revirement -si tant est qu’il se concrétise tel qu’il se profile actuellement-, le changement de discours est spectaculaire. Nous sommes effectivement très loin de l’approche américaine traditionnelle qui consistait à maintenir une équidistance entre la Turquie et Chypre – biaisée par le fait que la violation du droit international provenait d’un seul des deux acteurs – afin de ménager les précieuses relations de Washington avec Ankara. Et en parallèle, l’ardeur traditionnelle des relations russo-chypriotes semble s’être estompée, alors même que pendant les années 2015-2017, très difficiles sur le plan des relations euro-russes, les deux pays passèrent des accords de coopération très importants -y compris de nature militaire-, allant ainsi complètement à contre-courant de la tendance de l’époque.

Un pari risqué pour Chypre ?

Chypre n’étant pas membre de l’OTAN, la Russie a pu développer avec Nicosie des relations plus denses qu’avec Athènes. Ainsi, ce qui s’apparente à un revirement brutal risquerait de ne pas se dérouler avec autant de fluidité que dans le cas de la Grèce. Chypre est un grand acheteur d’armement russe – notamment en raison de l’embargo américain – et, par conséquent, prendrait un risque considérable en se rangeant de façon résolue dans le camp atlantiste, puisque ce matériel est essentiel pour sa sécurité et suppose une coopération durable et approfondie avec son fournisseur pour être maintenu. De surcroît, le volet financier est essentiel, tant pour Moscou que pour Nicosie. Les capitaux russes ont été vitaux pour Chypre non seulement depuis la partition de l’île qui a mis à mal ses capacités de développement, mais aussi depuis la crise financière de 2013. L’île a pu finalement s’extirper de cette crise en partie grâce à ces capitaux qui ont maintenu son économie vivante, à l’antipode des logiques qui ont été à l’œuvre en Grèce au même moment. Une remise en cause fondamentale des relations russo-chypriotes pourrait donc avoir des effets difficilement évaluables sur l’économie de l’île et notamment sur son secteur bancaire.

Ainsi se pose la question de savoir si Nicosie a bien évalué le prix d’une dégradation de ses relations avec la Russie. Car c’est le destin des petits pays pris dans des dynamiques face auxquelles ils sont impuissants, que de devoir jouer de ces dynamiques antagonistes. D’abord en les enregistrant, pour finalement en devenir un élément régulateur, permettant ainsi de conserver un seuil de liberté honorable. Or, cela suppose le maintien de certains équilibres et, par extension, une intelligence de situation et une grande habileté en période de durcissement comme celle que nous traversons.

La Turquie reste le régulateur de la situation

Cela étant dit, nous pensons que les clefs de la situation sont toujours à Ankara. La question essentielle est de savoir si R. Erdogan a réussi à créer un système qui lui survivr, ou si le vivier d’opposants qu’il a abondamment alimenté depuis le coup d’état avorté de 2016, sera en position de prendre le pouvoir et de révoquer son héritage géopolitique. Car le problème des Américains n’est pas la Turquie en soi, mais R. Erdogan. Or, la première sans le second redeviendra mécaniquement la pièce maîtresse du jeu américano-israélien dans la région puisque, par son poids et son positionnement, elle est bien plus intéressante que Chypre et la Grèce, sachant que cette dernière n’est de toute façon pas susceptible de poser à l’Alliance atlantique les mêmes problèmes que son voisin oriental.

Du reste, les Américains se gardent bien de « griller » leurs cartes et veillent seulement à prendre des initiatives gérables et réversibles. La suspension de la coopération américano-turque sur les F35 en représailles à l’achat par la Turquie des S400 russes, l’accroissement de leur présence militaire en Grèce et leur rapprochement avec Chypre, la prise des mesures économiques à l’égard d’Ankara, ou encore les menaces verbales à l’encontre d’Erdogan, sont tous des éléments révocables à tout moment. L’administration Trump a commencé par ailleurs à nous habituer à cette stratégie de revirements apparemment inopinés, dont le dossier nord-coréen fut l’apogée. Ainsi, par sa systématisation croissante, l’imprévisibilité de cette administration est, en fait, rendue de plus en plus prévisible.

En outre, l’hypothèse d’un échec de l’East Med n’est absolument pas à exclure et la part de communication dans cette activation autour de ce projet pourrait être plus importante que les réelles perspectives de sa concrétisation. Peut-être est-ce là un des facteurs explicatifs de la curieuse insensibilité de la Turquie au changement de ton américain. Après tout, nous ne sommes qu’au stade des discussions et de l’exploration et rien n’a encore été mis en œuvre. Ce qui signifie qu’il y a encore toute la place pour un  nouveau changement de cap.

Au vu de ces éléments, Athènes et Nicosie ont-elles un plan B dans le cas tout sauf improbable d’un inversement des tendances ? Car on peut s’attendre à ce que la Turquie, dans sa plus pure tradition politico-diplomatique, va savoir marchander un retour dans le camp atlantiste au prix fort, à savoir un repositionnement avantageux en Méditerranée orientale et en mer Égée. Or, celui-ci ne pourra se faire qu’au détriment de la Grèce et de Chypre, sachant que les deux autres intéressés, les États-Unis et Israël, s’accommoderont parfaitement d’un retournement de la Turquie, qu’ils souhaitent ardemment par ailleurs.

A. Marghelis

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