Bruits de bottes en Asie ? (P. Tran Huu)

Notre expert partenaire, Pascal Tran Huu, nous propose un intéressant billet sur les incidents des mers de Chine. Merci à lui. JDOK

L’Amiral SHI-LANG était un officier sous les dynasties MING et QING.  Comme commandant de la flotte mandchoue, il a conquis l’île de Formose en 1683 et en devint l’un des premiers gouverneurs.  Il est l’un des rares à avoir obtenu un titre de Marquis transmissible héréditairement. (Dans la Chine impériale, les titres de noblesse étaient accordés à une personne, ses descendants devaient faire preuve de mérite pour se voir anoblis de nouveau par l’Empereur).  L’Amiral Shi-Lang a, d’ailleurs, fait l’objet d’une série télévisée en 2006 et de quelques films qui ont eu un énorme succès en Chine continentale mais beaucoup moins à Taïwan…Dans un contexte de regain de nationalisme, il n’est guère étonnant que le premier porte-avion chinois ait reçu, dans un premier temps, le nom de l’amiral avant de devenir le Liaoning.  Le retour de cet amiral impérial dans l’imaginaire collectif chinois permet, par la même occasion, à la Chine de conforter et de justifier sa position en Mer de Chine méridionale ce qui n’est pas sans inquiéter les Etats-Unis et ses alliés. Pour autant, doit-on craindre l’émergence d’un conflit de haute intensité dans les années à venir ?

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Il faut, avant tout, (cliquer pour lire la suite)rappeler que les incidents qui émaillent la Mer de Chine méridionale ne sont pas l’apanage de cette partie de la région.  Ainsi, plus au nord, dans la Mer de Chine orientale, il se passe, également des choses.  Deux pays alliés des Etats-Unis se disputent deux minuscules îlots que les Coréens (du sud) appellent Dokdo, les Japonais Takeshima et les pays tiers (afin de ne pas prendre parti) Liancourt Rocks, chacun avec de solides arguments (voir sur les sites coréens et japonais).  A noter que Google Map a tranché puisque la firme de Mountain View reconnait Takeshima et Liancourt mais pas Dokdo (il est vrai que Dokdo apparaît lorsque l’on recherche Liancourt).

Wikipédia décrit ces rochers ainsi « Les rochers Liancourt, également appelés Dokdo (독도) en coréen, ou Takeshima (竹島) en japonais, sont un petit groupe d’îlots situé en mer du Japon (ou mer de l’Est), contrôlés par la République de Corée mais dont la souveraineté est contestée par le Japon. Ils sont aujourd’hui rattachés par l’administration de la Corée du Sud à l’île d’Ulleungdo, distante de 87 km, dans la région du Gyeongsang du Nord. Le Japon considère pour sa part que ce groupe d’îlots fait toujours partie de son territoire, et le rattache au bourg d’Okinoshima (en), dans l’archipel Oki, distant de 157 km, dans la préfecture de Shimane. »

Officiellement, 900 Coréens ont déclaré être résidents de ces îlots et 2000 Japonais ont fait la même déclaration… Les rochers Liancourt sont habités par un couple de Coréens mais une garnison d’une quarantaine de soldats et policiers y est établie.

Plus au nord, ce sont 4 îles, considérées comme russes, de l’archipel des Kouriles qui sont revendiqués par le Japon…L’Archipel contrôle le débouché de la Mer d’Okhotsk vers le Pacifique.

Toutefois, c’est en Mer de Chine méridionale que la situation est la plus tendue. La mer de Chine méridionale fait partie de l’océan Pacifique. Elle couvre une superficie de plus de trois millions de kilomètres carrés et s’étend de Singapour à Taïwan, de la Thaïlande aux Philippines.  Elle est bordée par la Chine, Taïwan, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Il y existe plus de 200 îles regroupées en archipels, au premier rang desquels les îles Paracels, situées près des côtes chinoises et vietnamiennes, le récif de Scarborough, au large des Philippines, et les îles Spratleys, situées à mi-chemin entre la Chine et la Malaisie, le Vietnam et les Philippines. Pour  Bill Hayton cette mer, jusqu’au début du XXe siècle, était un espace libre sillonnés par des pêcheurs semi-nomades, des vagabonds de la mer et des pirates et, donc, les revendications des uns et des autres n’ont pas de justifications historiques.  Pourtant, les Chinois s’appuient sur des références littéraires remontant aux dynasties Sung (XIIe siècle) et Qing (XVIIIe siècle). L’administration mise en place par la Dynastie des Han, vers 210 avant notre ère, sur l’île de Hainan, incluait les archipels de Nansha et de Xisha. Par la suite, au Xe siècle, la flotte des Song a commencé à patrouiller régulièrement les îles de Xisha et les gouvernements impériaux successifs ont délivré des permis de pêche et des autorisations d’exploitation de cette zone. Les autres pays riverains font, également, valoir des références historiques pour appuyer leurs revendications.  Ainsi le Vietnam certifie que les deux archipels ont été découverts sous la dynastie des Nguyen, du XVI au XIXe siècle, tout en se réclamant aussi de l’héritage postcolonial de la France, cette dernière ayant pris officiellement possession des Spratleys en 1933 avant d’en être dépossédée par les Japonais durant la Seconde Guerre Mondiale.

Les Philippines arguant surtout d’une période d’occupation des Spratleys, lorsque profitant du départ des Japonais, Tomas Cloma y débarqua en 1956 et prit possession de l’archipel le rebaptisant Kalayaan. Bien que Cloma se soit ensuite fait expulser par la flotte taïwanaise, le dictateur Ferdinand Marcos reprit à son profit, au début des années 1970, le flambeau des revendications nationalistes sur les Spratleys.

Dans les années 1930 et 1940, la République de Chine a revendiqué les récifs et les îles de la mer de Chine méridionale, y compris les Paracels et les Spratleys. Entre 1946 et 1950, la République de Chine occupa et mit en garnison l’île d’Itu Aba dans les Spratleys, puis, après avoir fui la Chine continentale pour Taiwan, elle les réoccupa.

Après que les communistes eurent pris le pouvoir en Chine continentale en octobre 1949, une nouvelle geste fut inventée pour justifier l’expansion : le « Siècle de l’Humiliation », des guerres de l’opium à la victoire communiste…La Chine voulant retrouver sa place légitime en tant que « Royaume du milieu », le centre du monde.  En 1949, la République populaire de Chine publie une carte sur laquelle « la ligne en langue de bœuf » est représentée telle qu’elle figurait dans la précédente carte publiée par la République de Chine en février 1948.  C’est la première manifestation « officielle » de la revendication chinoise sur la Mer de Chine méridionale. Depuis Pékin avance méthodiquement ses pions dans la zone. La Chine recourt à une politique du fait accompli, en évitant de faire appel à des moyens militaires mais en utilisant au contraire des agences paramilitaires (Bureau de contrôle des pêches, douanes, garde-côtes…) et en déployant à grande échelle les pêcheurs chinois, en les incitant à moderniser leurs flottes et ainsi à pêcher de plus en plus loin. Cette politique est pour l’instant couronnée de succès : une dizaine de chalutiers chinois opèrent actuellement près du récif de Scarborough, pourtant zone économique exclusive des Philippines.

Entre 1988 et 1995, la Chine a occupé sept récifs dans les Spratleys, mais ce n’est qu’à partir de 2013 qu’elle a commencé à transformer les récifs en îles habitables ou, pour le moins, capable d’accueillir une garnison militaire.

25 février 1992 : le Parlement chinois adopte une loi maritime qui place la plus grande partie de la mer de Chine méridionale sous sa souveraineté. Pékin s’approprie ainsi une zone triplement stratégique : elle a d’importantes ressources en hydrocarbures, elle est située sur le passage de grandes voies maritimes internationales, et elle est revendiquée partiellement ou totalement par six autres Etats (Indonésie, Vietnam, Malaisie, Brunei, Philippines et Taïwan).

Tel qu’il est défini par l’article 2 de la nouvelle loi, le territoire chinois comprend désormais les îles Senkaku (selon l’appellation chinoise, Diaoyutai), Paracel (Xisha) et Spratly (Nansha). (« Article 2 The territorial sea of the People’s Republic of China is the sea belt adjacent to the land territory and internal waters of the People’s Republic of China. The land territory of the People’s Republic of China includes the mainland of the People’s  Republic of China and its coastal islands; Taiwan and all islands appertaining thereto including the Diaoyu Islands, the Penghu Islands; the Dongsha Islands; the Xisha Islands; the Zhongsha Islands and the Nansha Islands; as well as all the other islands belonging to the People’s Republic of China. The waters on the landward side of the baselines of the territorial sea of the People’s Republic of China constitute the internal waters of the People’s Republic of China.») La République populaire exerçant sa souveraineté sur sa mer territoriale (12 milles nautiques) et les zones contiguës (12 milles nautiques), l’ensemble couvre dès lors la plus grande partie de la mer de Chine méridionale et de ses ressources.

Les Spratly font, on l’a vu plus haut, l’objet d’une âpre rivalité entre la Chine populaire et plusieurs Etats dont Taïwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. C’est au cours des années 1960 que le conflit territorial des Spratly prend de l’ampleur quand les Philippines s’emparent de plusieurs îles. A son tour, en 1973, le Vietnam qui revendique sa souveraineté, se fondant sur la décision française de 1933, expédie des soldats dans cinq îles alors qu’il perd le contrôle des Paracel. Dans les années 1980, la Malaisie occupe à son tour quatre îles et le conflit dégénère quand la Chine communiste intervient militairement face au Vietnam. Ainsi, le 14 mars 1988, une bataille navale entre la Chine populaire et le Vietnam se solde par la mort de 64 marins vietnamiens et la perte de trois navires.  Depuis cet évènement, les relations entre la Chine et le Vietnam ont connu des hauts et des bas. Le 24 juillet 2014, le président de la République socialiste du Vietnam, Truong Tân Sang affirmait ainsi que : « Pour tout Vietnamien, la souveraineté territoriale est inviolable. […] Notre peuple, notre Parti et notre Etat ont suffisamment de volonté, de vaillance, et de détermination ainsi que de bases historiques et juridiques pour défendre la souveraineté nationale. Il est inacceptable qu’un pays puissant [la Chine] ne respecte pas la morale et la justice. Durant des milliers d’années, notre peuple a lutté avec vaillance contre les envahisseurs pour défendre la Patrie » et d’enfoncer le clou en affirmant que « Dans cette récente affaire, peu de pays et d’organisations internationales soutiennent la Chine et l’implantation illégale de sa plate-forme de forage Haiyang Shiyou-981 en pleine zone économique exclusive et sur le plateau continental du Vietnam, ainsi que les revendications absurdes de la Chine sur la ligne dite de la « langue de boeuf ». Les preuves historiques et juridiques montrent que la justice est de notre côté. La communauté internationale a une attitude assez claire dans cette affaire. ». Toutefois trois années plus tard, lors du Sommet de l’ASEAN en novembre 2017, Hanoï et Pékin se sont engagés par écrit, dans une déclaration conjointe, à ne prendre aucune « initiative » susceptible de « compliquer le conflit » qui les oppose dans cette zone… Une fois de plus, la Chine a fait valoir son point de vue avec succès. Succès obtenu grâce à sa stratégie de dialogue bilatéral qui lui permet de discuter du Fort au faible.

L’enjeu économique est de taille en raison des considérables ressources halieutiques qui font vivre les populations de la région, mais surtout des ressources énergétiques que les fonds marins sont susceptibles de détenir, même si personne n’est en mesure de chiffrer exactement leur ampleur.  D’autre part, le contrôle de la Mer de Chine méridionale permet, aussi, à la Chine de veiller sur la pérennité des flux commerciaux nécessaires à son économie. Toutefois, pour certains analystes, dont Anders Corr, l’objectif immédiat de la Chine est de construire une «sphère d’influence» en Asie de l’Est, et dans le Pacifique, analogue à « La Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » voire à ce que les Etats-Unis ont essayé de faire, en vertu de la Doctrine Monroe dans les Caraïbes et en Amérique Latine.

Dans ce contexte doit-on craindre, à l’instar de Renaud Girard, que « l’expansionnisme maritime chinois […] peut déboucher sur une guerre d’un type que nous ne connaissions plus, c’est-à-dire une guerre totale à haute intensité. » ?

Je ne le crois pas, nous n’entrons pas dans une zone d’engagement des Grandes Puissances mais nous restons, et resterons, dans une zone de compétition entre les Grandes Puissances ne serait-ce que parce que la Chine reste concentrée sur le projet « Une ceinture, une route » qui vise à créer un réseau d’infrastructures dédiées au transport de marchandises de la Chine vers l’Europe en passant par l’Asie centrale. Sur le plan terrestre cela implique la construction de nouvelles lignes ferroviaires et d’un vaste réseau routier à travers le continent eurasiatique. Sur le plan maritime, il s’agit de mettre sur pied toute une série d’infrastructures portuaires au niveau du détroit de Malacca, entre la péninsule malaise et l’île indonésienne de Sumatra. Le stade ultime de ce projet consistera sans doute à faire transiter des données informatiques le long de ces axes commerciaux, via notamment l’installation de réseaux de fibre optique. Pour mener à bien ce gigantesque projet, la Chine n’a pas besoin d’entamer un conflit ouvert avec l’un des pays riverains, d’où, par exemple, l’accord avec le Vietnam en plein sommet de l’ASEAN, mais elle sait, à l’occasion jouer avec d’autres armes comme l’a montré l’affaire des terres rares.  Souvenons-nous qu’en mars 2011, les Etats Unis, le Japon et l’UE avait déposé une « demande de consultations » avec la Chine auprès de l’OMC sur ses restrictions d’exporter des produits provenant de ses terres rares. En effet, pour les Occidentaux, les quotas chinois d’exportation vont à l’encontre des règles commerciales internationales, et forcent les sociétés à déménager en Chine…

L’affaire coréenne montre, par ailleurs, que les Etats-Unis ont besoin de l’appui chinois pour contrer Pyongyang et, donc, ils n’ont nul besoin de s’engager dans un conflit ouvert.

De fait, le gouvernement chinois poursuit la stratégie qu’il a adopté depuis 1982 lorsque les États-Unis,  sous  le gouvernement  Reagan,  aient  vendu  des  armes  à  Taïwan,  la  Chine  de  Deng  Xiaoping  s’y était  fortement  opposée. Il avait, alors, définit une  ligne  de conduite  :  « Pour  lutter  avec  les  États-Unis,  nous  devons  être  sans  peur.  Cependant,  nous devons aussi mettre l’accent sur une stratégie en insistant sur nos principes tout en veillant à ne pas rompre la relation ». Depuis, la Chine essaye de  pousser  l’adversaire  du  moment  dans  ses  retranchements  jusqu’à  la limite du supportable puis relâche la pression… Et c’est précisément ce qu’elle fait avec les pays riverains de la Mer de Chine méridionale.

Pascal TRAN-HUU

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