50 numéros du Cadet

Depuis 2018, Le Cadet nous gratifie d’un billet d’humeur (de mauvaise humeur, convenons-en) plein d’esprit -de mauvais esprit, convenons-en également).

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Pour vous souhaiter la nouvelle année, La Vigie vous propose cette repris de tous le snuémros du Cadet, publiés sur La Vigie. Vous pourrez notamment relire les six tribunes à propos de la Russie, où le Cadet, s’est révélé pertinent. Borodino vient immédiatement à l’esprit, comme dans le Guerre et paix de Tolstoï…

Quand on joue à qui perd gagne. Merci à lui.

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La Vigie

Dilatation stratégique (Le Cadet n°99)

Alors que le ministre, celui qui annonçait il y a un an qu’il mettrait la Russie à genoux, publie un libelle de pornographie qu’on n’ose qualifier de ferroviaire par respect pour nos cheminots, la France de Sciences-Po peut se vanter d’avoir inventé le concept de stratégie de gare. L’impair présidentiel commis au retour de Chine n’est que le signe de cette pensée dilatée comme jamais jusqu’à l’insignifiance. Un psychanalyste parlerait d’abréaction, pour autant qu’il suffit de remplacer le mot Taïwan par Ukraine ; satisfaire la Chine et afficher là-bas un prétendu non-alignement sur le suzerain américain, tout en s’aveuglant ici du bourbier où nous précipite notre aveuglement atlantiste, n’est plus de l’en-même-temps mais du contretemps.

Sur le fond, si la France était vassalisée au point de brader Alstom ou Latécoère à l’Amérique, d’affecter un tiers du budget du PANG à l’achat de catapultes américaines tout en intégrant davantage la Royale dans l’US Navy ou de contraindre, sous couvert d’interopérabilité numérique, nos armées à choisir du matériel standardisé OTAN où les consultants de la SAIC lisent à livre ouvert sans bouger de leur écran de Sunset Hills Road, en un mot si, pour paraphraser le Ruy Blas de Victor Hugo, la France ne se contentait pas d’endosser la livrée du laquais mais s’en était également forgé l’âme, ça se serait vu, n’est-ce pas ?

« Je crois que rien n’inspire plus de mépris à de Gaulle, écrivait Mauriac, que ce besoin, cette idée fixe chez certains Français, de nouer la France devenue faible et petite dans un grand ensemble où elle deviendrait en quelque sorte invisible. » C’est surtout une nasse où nous conduit le principe de pensée complexe et de dilatation stratégique, qui ne débouche que sur la paralysie et un jeu à somme nulle, comme l’avaient déjà prédit un Valéry ou un Bergson il y a un siècle. On le voit sur la question des retraites : que la loi soit retirée au risque de fâcher Bruxelles ou que les troubles perdurent et l’incertitude politique dissuade les investisseurs, la note de la France sera de nouveau dégradée. Il faut revenir au vouloir démocratique et retourner au vote de ceux qui ont pris la Bastille et gagné sur la Marne, les urnes étant bien moins incertaines que le management à la McKinsey, y compris pour les fonds souverains et les agences de notation.

Quant à la bouillie d’une LPM qui s’obstine dans l’apriorisme d’un discours insignifiant et dilaté dans le cyber, l’espace et même géographiquement jusqu’à l’Indopacifique, la loi, alors qu’on s’étripe à l’ancienne au Donbass, reportera les livraisons de blindés et de Rafale, réduira les unités combattantes et refusera de nouvelles frégates. Répétons, pour les stagiaires du MinArm qui travaillent sur ChatGPT, que la stratégie, comme la démocratie, c’est penser local pour agir global et pas l’inverse. Mais, répondent ces troupiers de gare, il faudra bien rester à Mayotte, en Nouvelle Calédonie et en Polynésie pour y conserver des atterrages. Encore faudra-t-il avoir une flotte et qu’elle soit toujours française !

Le Cadet n° 99

Mauvais genre (Le Cadet n° 98)

« Qui aurait pu prévoir » que la France se réchauffe plus vite que calculé par les modèles déterministes, pour citer les vœux du président Macron, mais aussi que Poutine agresse l’Ukraine ? La secte managériale, qui conteste avoir tout raté même quand elle ne réussit plus rien, a trouvé l’explication : nous n’avons rien vu venir parce que nous n’avons pas accordé d’attention aux signaux faibles.

Signal faible, le discours de Lavrov de novembre 2021 sur une redéfinition de la sécurité en Europe ? Signal faible, la mise en ligne le 21 décembre suivant de la réunion tenue le jour même autour de Poutine au Kremlin (« On est sur le pas de notre porte, nous ne pouvons pas reculer […] nous allons prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles ») ? Signal faible, le rappel de Poutine à Macron le 7 février 2022 que la Russie, puissance nucléaire, ne peut perdre ses guerres ?

Qui donc y a répondu et y répond toujours par une théâtralisation débile, à l’image d’un des plus fervents soutiens – à l’époque – de l’invasion de l’Irak qui répétait encore en début d’année, dans les colonnes du Figaro, que l’Ukraine « lutte pour la liberté de l’Europe et des États-Unis et pour le salut de la démocratie en général » (même narratif au même moment du chef de cabinet de Zelensky), sans comprendre qu’il s’agit du terrain militaire et de langage dans lequel nous ont piégés les Russes : ne sont-ils pas nos ennemis puisqu’eux-mêmes disent que nous sommes les leurs ? Mais l’ennemi est bête, ironisait Pierre Desproges, il croit que l’ennemi c’est nous alors que c’est lui.

On ne peut qu’être fort inquiet d’avoir régressé à ce degré zéro de la pensée stratégique, d’autant que les Français attendent, dans ce remake de la Guerre de Succession d’Autriche, qu’on leur explique en quoi la victoire des uns ou des autres changerait notre position. Ça veut dire quoi, parlant de l’engagement des Leclerc et des Mirage 2000, « par définition, rien n’est exclu », devenu une semaine plus tard « rien n’est interdit, par principe » ? Gouverner, par définition, n’est pas faire son marché dans la liste de mariage de Kiev ni travailler pour le roi de Prusse, mais s’interdire d’arbitrer contre nos intérêts et trancher, donc, par principe, et donc exclure toutes les hypothèses fors la nôtre. A l’heure où on apprend que, au prix d’une redéfinition des frontières, les États-Unis cherchent une issue au conflit –ont-ils jamais cessé ? –, ça ferait mauvais genre de dire « la France », nom absent des interminables débats TV qui dissèquent ces combats de rue et de cave que les Allemands, depuis Stalingrad, nomment Rattenkrieg ? La souveraineté française dépendrait-elle de la perte ou de la reconquête d’une salle de bains à mille lieues de Paris ? C’est à se demander s’il n’y a pas davantage de sang-froid manœuvrier dans les caprices du caniche roux des Windsor qu’au Quai d’Orsay, et s’il ne faudrait pas mieux confier tout de suite les codes nucléaires à Meghan.

Le Cadet

L’attaque de la boite à chaussures géante (Le Cadet 97)

Une démographie qui plonge, 60.000 décès du Covid en un mois, une croissance qui patine, une richesse par habitant encore quatre fois inférieure à ses voisins, un pouvoir qui a cédé devant ses Gilets Jaunes et opéré un bord sur bord sanitaire aussi incontrôlé qu’un étage de lanceur Longue Marche rentrant dans l’atmosphère, qui ne peut rien pour aider la Russie et tente de cacher la misère en faisant courir des rumeurs de brouille : nos stratégistes, qui connaissent bien la Chine parce qu’ils y ont passé une semaine en all-inclusive, découvrent un Village Potemkine sur lequel le Cadet, qui la fréquenta il y a plus de trente ans, a déjà écrit [1]. Les mêmes ne s’en excitent pas moins sur l’invasion de Taïwan.

Mais il ne suffit pas, quand on n’a pas de tradition maritime, de copier la classe Forrestal et d’encombrer ses arsenaux comme Napoléon le fit de vaisseaux de 80 canons, sans leurs marins qui pourrissaient sur les pontons de Cornouailles. Et ce n’est pas le folklore chinois sur la croisière de l’Amiral Zheng He et ses navires en bois de 138 mètres – les lois de la physique étant ce qu’elles sont, les puissances européennes n’ont jamais dépassé les 70 mètres – qui peut former des équipages. Quand bien même ces boites à chaussures flottantes seront un jour suffisantes pour projeter une force de débarquement, encore faudra-t-il tenir le corridor et assurer le ravitaillement. Quant à l’aviation chinoise, elle aura le même problème que la Luftwaffe lors de la Battle of Britain, où la supériorité ne se comptait pas en carlingues mais en temps de vol utile au-dessus des objectifs. Les gilets jaunes seront ceux des pilotes pataugeant dans le détroit de Formose, comme barbotaient des Allemands à court de carburant sur le chemin du retour.

On peut toujours fantasmer que la Chine suive les traces de Singapour, qu’un très libéral et mondain chroniqueur du Point décrivait, en 2015, comme un « État fort dont l’indépendance et la probité sont garantis par la revendication de valeurs asiatiques qui font de Singapour, non pas une dictature, mais une démocratie éclairée où les marges de liberté de la société et de l’opposition politique sont strictement contrôlées ». Sauf que Singapour (LV 206) – où le Cadet ne mettait pas plus de cinq minutes pour trouver le micro dans ses chambres d’hôtel – n’est jamais que Pyongyang mais avec le Wifi. « C’est moa que j’suis pour Mao contre Liu Chao Chi, j’ai mon bréviaire de révolutionnaire. Dans tous les bouges moa je bois des quarts de rouge, le quart de rouge c’est la boisson du Garde rouge. » C’est regrettable que Colomb ait buté en 1492 sur ce continent qu’on appelle l’Amérique, ça éviterait d’avoir à redécouvrir Cathay en 2023.

Le Cadet

[1] In La Vigie, Le Cadet n° 68 « Le Grand bond en arrière », février 2020 ; n° 72 « Empire de la déraison », juin 2020 ; n° 85 « Mourir pour Hong Kong », octobre 2021 ; n° 86 « Et maintenant… », décembre 2021.

Puisque le château cite le Cadet… (Le Cadet n° 96)

« Un des points essentiels, comme le président Poutine l’a d’ailleurs toujours dit, c’est la peur que l’OTAN vienne jusqu’à ses portes, c’est le déploiement d’armes qui peuvent menacer la Russie… Ce sujet fera partie des facteurs pour la paix et donc il faut aussi le préparer : qu’est-ce qu’on est prêts à faire, comment protégeons-nous nos alliés et les États membres tout en donnant des garanties pour sa propre sécurité à la Russie ? A la fin, dans les discussions de paix, il y aura des sujets territoriaux sur l’Ukraine et il y aura des sujets de sécurité collective sur toute la région. » Vous radotez, Cadet [1] ! Que nenni : ça, c’est un copié-collé des déclarations présidentielles le week-end dernier.

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For the record (Le Cadet n° 95)

J’avais pourtant rempli la moitié des musées,

Inventé l’holomètre, la photo, le ciné.

On jouait Faust et Carmen jusqu’en Patagonie,

Hollywood ne jurait que par Claude Debussy ;

On chantait Véronique, on copiait Figaro,

On exposait Monet, Fragonard ou Moreau.

Il n’était pas une île, il n’était pas une terre

Qui ne connut Valjean et ses Trois mousquetaires,

A laquelle n’ait un jour abordé mon drapeau

Blanc ou les trois couleurs, en frégate ou cargo,

Celui des Bougainville, Cartier ou Lapérouse.

Et jusqu’aux plus falotes des tierces nations, jalouses,

Toutes et tous apprenaient, des izbas aux igloos,

Ces fils de généraux, qui Dumas, qui Hugo.

Et voilà que soudain, comme un roi qu’on détrône,

Dans un concert de cris, d’imprécations de clones,

On me dit tout à trac que je suis la névrose

D’un monde globalisé en pleine métamorphose ;

Que les Lumières françaises, tout ça c’est du bullshit,

Que ça ne sert à rien, que les carottes sont cuites ;

Que l’An II, que Gavroche et le salut de l’Empire

Embellissent l’accompli mais qu’il faut en finir

De Montaigne, Montesquieu, Valéry et Voltaire,

Et de toutes ces Rêveries de promeneur solitaire.

Tout ce qui dit la France, ce nom béni de Dieu,

Ce mot de délivrance célébré en tous lieux,

On le chasse, on le traque, le conspue et le hue,

On n’a plus rien à foutre de toutes ces choses lues,

Choses sues, Choses vues. Et par désenfantement,

Tout doit être effacé et sans discernement.

Aux chiottes le libre arbitre, l’égalité en droits,

Il n’y a plus que le genre, la couleur et la foi.

Oubliés la Commune, Bir Hakeim et Valmy,

Honnis les Nymphéas et l’Encyclopédie,

La Grande Illusion et les dialogues d’Audiard,

Le roquefort, le ris de veau et le magret de canard.

Finis l’alexandrin, les vers de mirliton,

Soyons américains et devenons tous cons !

Et de ce millénaire dont l’Histoire s’est grandie,

Il ne faut rien garder et se penser petits.

Borodino, épisode VI (Le Cadet 94)

Borodino, épisode VI [1]

En conclusion de chaque défilé sur la Place Rouge, l’orchestre s’avance vers la tribune officielle et les musiciens entonnent a capella un chant de La Grande Guerre Patriotique, dont le refrain se traduit ainsi : « Ces mots sacrés, Moscou est derrière nous, nous rappellent l’époque de Borodino » Diantre ! voilà une victoire française célébrée tous les ans au pied du tombeau de Lénine ? Sauf que pour les Russes, cette bataille fut certes une défaite tactique mais une victoire stratégique car, venant après les très durs combats de Smolensk, les Français entrèrent dans Moscou épuisés, sans vivres et sans fourrage. On sait la suite.

Les Russes en fêtent ces jours-ci le 210ème anniversaire et leur armée ne compte plus le nombre de chars détruits et les pertes humaines dans le Donbass. Mais leurs banques croulent sous les liquidités et, si leur industrie est en panne du fait des sanctions et ses perspectives totalement bouchées, ils auront cet hiver de quoi se chauffer, s’éclairer, et leurs magasins d’alimentation seront garnis y compris de porc chinois. Nous ne pouvons en dire autant. Les effets en cascade (les mauvais esprits diront : de ruissellement) de décisions inconséquentes prises sans débat et sans concertation, sur des considérations prétendument historiques où les fantasmes d’empire russe et de panslavisme ont volé au secours du sempiternel joker de Munich (« Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire », disait George Orwell) n’ont servi à des anecdotiers de Franprix qu’à se monter le bourrichon sur les plateaux TV pour tenter de faire oublier que ce n’est pas l’invasion qui nous met en danger, c’est notre surréaction qui nous revient dans la gueule.

 

Mais nous devons bien « ça » à l’Ukraine ! a dit le président de la République, sans qu’on comprenne ce que cette diplomatie du « ça » recouvre. Et rien ne dit que la Russie ne parvienne à négocier ce glacis stratégique, cette zone tampon de maîtrise de l’escalade et d’arbitrage entre ses armées et celles de l’Otan, qu’elle réclamait en décembre dernier et que n’importe qui de censé peut tracer sur une carte dans son agenda.

Comme tous les dix ans, Normandie-Niémen a repeint un de ses Rafale pour célébrer la création, en 1942, de l’escadrille, avec une livrée blanche tachetée de motifs épars comme on en trouvait sur les housses de couette du catalogue de la Redoute à Roubaix. Mais pas une seule étoile rouge. Maurice de Seynes, qui se sacrifia pour tenter de sauver la vie de son mécanicien Vladimir Belozub, apprécie sûrement, du haut du paradis des héros, que l’Armée de l’Air se prête à ce genre de mesquinerie. Or s’il est un « ça », c’est à eux que nous le devons.

[1] Voir : n° 88, « Le retour de Folamour », février 2022 ; n° 89, « Leur joueur de poker et nos joueurs de billes », mars 2022 ; n° 90, « Touché Coulé », avril 2022 ; n° 91, « Une connerie », mai 2022 ; n° 92, « La brigue des egos (sotie européenne) », juin 2022.

Le Cadet n° 94

Leur joueur de poker et nos joueurs de billes (Le Cadet n° 89)

Entre l’hystérie médiatique des va-t-en-guerre du Flore et les déclarations intempestives et irresponsables de certain membre d’un gouvernement qui croit pouvoir gérer une crise nucléaire comme un virus chinois, on peine à articuler une réflexion au milieu de cet emballement qui se félicite du retour de la guerre en Europe.

Certains tentent de rappeler les promesses américaines non tenues et les mises en garde russes de 1994 et 2007, tandis que d’autres relisent les avertissements de Kennan ou Kissinger sur l’imbécilité à pousser l’OTAN toujours vers l’est. Tous sont piégés entre un droit à l’autodétermination sur lequel le vieux continent ne cesse de trébucher, de Munich à la Crimée en passant par le Kosovo, et des résolutions de l’ONU qui rappellent régulièrement que la prédation n’est plus un mode d’acquisition de territoire, qu’il s’agisse de Chypre, du Donbass ou de Jérusalem. Trop de cadavres dans trop de placards.

Aussi, comme la stratégie c’est penser local pour agir global, évitons l’erreur de Gamelin conjurant l’hypothèse des Ardennes par un brouillon de guerre totale. Poutine avait dit : « Ce n’est pas nous qui avançons vers l’OTAN, c’est l’OTAN qui avance vers nous ». Sauf qu’en ce mois de mars 2022 ce sont les Russes qui ont fait un bond en avant au contact de l’Alliance, huit cent kilomètres à l’ouest de ce que les brillants esprits du Pentagone avaient envisagé. C’est Bagration bis.

L’Ukraine, quoiqu’il advienne, n’a plus aucune chance d’intégrer l’OTAN sauf guerre continentale, la nucléarisation de la Biélorussie est entamée (et nous voilà revenu à l’époque des SS-20, traité INF dénoncé entretemps), l’oblast de Kaliningrad tient sous son feu la Pologne tandis que la Suède et la Finlande ont annoncé qu’elles ne postulaient pas pour l’OTAN, et la Crimée est devenue un gigantesque porte-avions. Si on s’en tient là, la Russie a son glacis et les États-Unis marchandent en ce moment un nouveau Yalta sur le dos des Européens.

Or lorsque Moscou proposa un accord de sécurité, la France aurait dû porter les bases d’une négociation pour un no-man’s-land militaire courant du nord au sud du continent : discutons de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine mais aussi de Kaliningrad, de la Biélorussie et de la Crimée. Brelan contre brelan, même un gamin de cours de récré sait négocier son chef indien en plastique contre trois billes de verre. La France a préféré s’embarquer dans la galère d’une Alliance castratrice de sa puissance nucléaire souveraine. L’Histoire jugera très sévèrement ceux qui n’ont pas saisi cette opportunité pour lui préférer la guerre, laissant le joueur de poker du Kremlin agir en primitif et prévoir en stratège (pour citer une nouvelle fois René Char). Qu’il reste ou non au pouvoir, la Russie a désormais un carré d’as qu’elle ne lâchera pas sans l’accord de sécurité qu’elle réclamait en décembre. Et il va falloir la faire reculer militairement, sans autre carte en mains que la levée de nos propres sanctions. Tout ça pour ça.

Le Cadet

Sur la pointe des pieds (Le Cadet n° 82)

Du temps de Giscard – comme on dit du temps de Foccart –, on racontait cette histoire d’un chef d’État africain houspillant un de nos ambassadeurs parce qu’un bataillon de Marsouins s’était installé dans l’État voisin, interrompant les excuses embarrassées de notre diplomate rassurant le président qu’il n’y avait pas d’intention maligne, d’un tonitruant : « J’entends bien. Mais j’y ai droit, moi aussi ! ». Voilà que l’heure de vérité a sonné. Les Africains s’aveuglent : non, la France ne traite pas ses ex-colonies comme des sous-préfectures ; non, le retrait de Barkhane n’est pas une fausse sortie pour se faire supplier de revenir, coup de bluff pour revivifier la Françafrique ; c’est le signal que la France s’en va. Elle le savait depuis la faute de l’intervention en Libye, qui lui revient en boomerang.

Qu’apporte-t-elle de différent des autres, à part ses Légionnaires qu’on y croit toujours disponibles parce qu’ils sont prépositionnés et connaissent le continent ? Depuis le Rwanda et les délires sur sa prétendue responsabilité, le ressort s’est cassé. L’armée française est usée de décisions politiques inconséquentes qui ont découragé plusieurs CEMA, comme la France l’est des flatteries d’Africains qui la prennent pour une puissance surtout lorsqu’ils la traitent de faiseuse de rois et de pilleuse de minerai. Elle ne veut plus tenir ce rôle de gendarme auquel elle tient moins que ceux qui croient ne pas pouvoir se passer d’elle, soixante ans après les indépendances. Elle s’épuise au moment où elle doit redéfinir son format – pas celui OTAN-Scorpion qui ne fait qu’accélérer sa déqualification, mais celui qui lui permettra de retrouver l’art français de la guerre. Elle tire sur la corde d’un matériel chichement compté et inadapté au Sahel (bombardement de Bounti le 3 janvier 2021 [1]), et de militaires qui ne reçoivent en retour de leurs efforts que l’accusation de perpétrer le régime colonial de grand-papa.

Même si nous allons en partir sur la pointe des pieds, comme demandait naguère Antoine Pinay de l’Indochine, il s’agit d’une vraie décision stratégique qui solde un passé suranné qu’il ne sert à rien de pérenniser. Les Africains découvriront l’ouverture d’esprit des soldats russes et l’amabilité, dénuée de toute trace de racisme, des bataillons d’ingénieurs chinois qui s’isoleront dans leurs dortoirs sécurisés, avec leurs magasins interdits aux locaux et leur remake du Paris-Dakar dans les rues de Bamako. Ils savent déjà apprécier l’empathie des rares membres des forces spéciales américaines qu’ils aperçoivent parfois de loin au côté de Barkhane. Et quand la Banque de France cessera de contre-garantir la nouvelle monnaie africaine sur ses propres réserves, les grands argentiers du continent iront négocier à la BCE de Francfort sa libre convertibilité avec l’Euro et un taux de change fixe, avec des Allemands et des Néerlandais qui adorent qu’on leur parle de relance par le déficit et l’inflation. Mais ne rêvons pas : l’Afrique regrettera aussi peu la France que la France regrettera l’Afrique.

Cadet n° 82

[1] Le problème n’est pas que la présence d’hommes en armes ait induit en erreur sur la nature festive du regroupement, mais que le matériel made in USA et le mode opératoire qui lui est consubstantiel – on l’a vu à d’innombrables reprises en Afghanistan, mais c’était déjà le cas au Viêt Nam – arbitre en faveur de la destruction d’un mariage lorsqu’il permet de neutraliser quelques djihadistes, et non l’inverse. L’otanisation de nos armées est à ce prix, qu’il faut désormais assumer – ce qui posera un jour la question de l’adhésion de la France à la CPI.