Mourir pour Hong-Kong (Le Cadet n° 85)

Dans les premiers jours de juin 1989, vivant à San Francisco, je n’avais comme source d’information que BBC World Service qui relatait en direct les massacres de Tien-An-Men avant d’enchîiner, sans transition, sur les premières notes guillerettes d’Out of the Blue qui servent depuis 1948 à annoncer les résultats sportifs de la veille. Les Godons ne seront jamais des gens sérieux. Et puis ce fut le silence des agneaux. Deux mois plus tard pourtant, durant un séjour à Hong Kong, plusieurs banquiers m’annoncèrent une crise financière pour le 2 juillet 1997 en début de matinée : on ne fait pas entrer une dictature sanguinaire au cœur du système financier sans tout casser. Huit ans passèrent, et au jour et à l’heure dite d’ouverture de la bourse de Hong Kong, surlendemain de la rétrocession (la veille avait été férié), tous les marchés d’Asie dévissèrent.

Or en 2021 les analyses argumentées venant d’organismes prestigieux mettent sous cette crise de multiples prétendues causes, bulle immobilière japonaise ou manipulations du bath thaïlandais, mais omettent, y compris dans la chronologie des événements, de rappeler que le 30 juin 1997 à minuit, un régime militaire communiste mit la main sur Hong Kong. La cécité reste totale, l’aveuglement complet, le déni permanent. Tocqueville relevait déjà la fascination pour la Chine des économistes libéraux, ces inventeurs du despotisme moderne [1]. Et il aura fallu plus de trente ans, la crise du Covid et l’impudence des diplomates de Pékin, pour que les Occidentaux fassent semblant de redécouvrir que la Chine, ce n’est jamais que la Corée du nord avec l’électricité [2]. Et encore.

Car avec un EPR qui fuit, des métros sous l’eau, des barrages sur le point de céder, un rationnement et des coupures d’énergie, un immobilier qui s’effondre, une démographie qui fait de même, une population majoritairement hors du temple de la consommation, comment ne pas sourire au spectacle ridicule d’une armée d’opérette qui se vante de pouvoir prochainement réussir dans le détroit de Formose ce que Napoléon et Hitler ratèrent naguère dans le Channel ? Nombreux sont d’ailleurs les Chinois qui prédisent une chute prochaine [3].

Mais ce sera trop tard pour Hong Kong sacrifié à un remake inversé du péril jaune de nos arrières grands-parents, tout aussi fantasmé, par des Occidentaux qui, pour reprendre le mot d’un personnage emblématique de l’humour britannique, le Colonel Blimp de David Low, ont depuis longtemps fait le choix irrévocable de se laisser guider d’une main ferme par les circonstances.

Le Cadet

[1] L’Ancien régime et la Révolution, Livre III Chapitre III, 1856.

[2] Voir Le Cadet, dans la Revue Défense Nationale n° 768, « Le monde d’avant-demain », mars 2014 ; sur La Vigie, « Le grand bond en arrière », n° 68, février 2020 ; « L’empire de la déraison », n° 72, juin 2020.

[3] Lire du professeur Xu Zhangrun, Alerte virale, quand la colère est plus forte que la peur, R&N Editions, 2021.

L’empire de la déraison (Le Cadet n° 72)

J’ai passé quatre semaines à Hong Kong en août 1989. Sur les devantures des magasins s’affichaient les photos prises au petit matin deux mois plus tôt dans les avenues embrumées de Pékin. Tout un Occident complaisant s’est satisfait de l’image iconique d’une colonne de chars bloquée par un manifestant et n’a pas cherché plus loin. Mais ces photos étaient celles d’une boucherie, entre hachis parmentier d’où émerge un torse ou une jambe et crêpes de chairs, vêtements et vélo encastré. La peau de Malaparte. Et sur les vidéos tournées clandestinement cette nuit-là à l’infirmerie de l’université de Beida, j’ai réalisé qu’un muscle entaillé ou tranché par une baïonnette n’est pas rosâtre mais jaune sale.

Cette Chine des 1.000 morts et plus de la répression de Tien An Men, beaucoup lui trouvent des excuses. La propagande de l’empire immobile a imprégné ces intellectuels et politiques toujours prompts, comme dans les années trente, à s’esbaudir devant une dictature pourvu qu’elle soit exotique. Sa prétention bouffie – qui sue de l’entretien donné récemment au magazine Bauhinia par le général Qiao Liang, co-auteur de La guerre hors-limite, indigeste compilation de poncifs  – serait excusée par les humiliations des deux Guerres de l’opium et de la Guerre des Boxers, et même par la dérouillée de 1979 face au Vietnam.

Les injonctions à la France ou à l’Australie, les incursions militaires en Inde, les menaces d’invasion de Taïwan et le veto mis à son adhésion à l’OMS, la mise au pas de Hong Kong en violation de l’accord signé en 1984, ses manifestants traités de sécessionnistes, de terroristes ou à la solde de l’étranger par Hu Xijin, rédacteur en chef du Global Times (Huánqiú Shíbào), tout ceci ne serait que la marque du retour de l’empire au milieu d’un monde qu’il aurait dominé jusqu’au XVIIIe siècle. Sauf que les Chinois réécrivent l’Histoire et s’assignent dans un passé identitaire totalement fantasmé : c’est Marco Polo à la sauce Xi Jinping.

Voici donc venus le temps de la revanche et l’ère des Loups Guerriers. Le nom de Wolf Warrior est devenu une franchise testostéronée, copie des blockbusters hollywoodiens. Cet hybris impressionnerait si la Chine n’avait pas ses porte-avions à quai, si ses sous-marins n’étaient pas pistés par les stations de Guam, si ses avions furtifs n’étaient pas repérés par les radars indiens sur l’Himalaya dès qu’ils décollent ; si elle ne dépendait pas, pour faire tourner ses usines, de matières premières et fossiles importées (et pour Huawei, des fondeurs taïwanais et sud-Coréens) ; enfin si elle était alimentairement auto-suffisante.

On relira donc cette note de Churchill du 23 août 1944 : « Considérer la Chine comme une des grandes puissances du globe est une véritable farce. J’ai déclaré au président (Roosevelt) que je me montrerai poli, dans des limites raisonnables, à l’égard de cette idée fixe des Américains, mais je ne peux accepter que nous prenions une attitude positive sur cette question. » Sacré Winston !

Le Cadet (n° 72)

Face au virus : premières leçons d’Asie (LV 139)

Deux semaines après le confinement de l’ensemble de la population française, beaucoup de choses ont été dites sur les dispositions adoptées dans certains pays d’Asie pour endiguer l’épidémie due au Covid-19. Si les succès rencontrés par Singapour, Hong Kong, Taïwan, la Corée du Sud ou encore le Japon pour faire face à la première vague de l’épidémie sont indéniables, ils relèvent d’un état de préparation élevé des administrations, des forces de réaction et des populations à la gestion d’une crise probable aux conséquences potentiellement sévères. La vitesse fulgurante à laquelle s’est diffusée cette pandémie, des informations lacunaires en provenance de Chine ainsi qu’une coopération internationale entravée n’ont pas laissé d’autre choix à la plupart des pays européens que le confinement. Ces premières leçons d’Asie devront être rapidement apprises par tous, individuellement et collectivement, pour éviter qu’une telle surprise stratégique ne se reproduise dans le monde nouveau à construire dès le jour d’après.

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