Mégachocs et surprises de haute intensité : faire travailler ses équipes (P. Lagadec)

Nous sommes heureux de publier ce texte de Patrick Lagadec[1], à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage sur les « Sociééts déboussolées ». Spécialiste des chocs sur les organisations, il constate que ces chocs se multiplient, que la cirse est devenue la norme et que nous ne savons toujours pas comment les traiter. Il donne ici quelques réponses. Merci à lui. LV

MÉGACHOCS ET SURPRISES DE HAUTE INTENSITÉ : FAIRE TRAVAILLER SES ÉQUIPES

De l’accident à l’engloutissement

Sur tous les fronts — climat, santé, société, économie, finance, technologie, éducation, géostratégie… —, nos sociétés sont percutées par des chocs violents, de plus en plus nombreux et imposants, qui bouleversent la vie des citoyens, mettent l’expertise en grande difficulté, laissent les dirigeants sans cartes ni boussole.

Il ne s’agit plus de l’accident ou de la catastrophe qui vient frapper un ensemble humain particulier. Nous sortons de cette épure bien délimitée, bien cadrée par nos visions, nos plans, nos schémas et dispositifs de gestion de crise. Le cas Tylenol [2] (1982) qui fut à la racine de nos études, modèles, préconisations de gestion et de communication de crise ne peut plus être pris comme référence fondamentale. Les crises sont sorties de leur lit originel. Nos visions, nos outils sont sortis de leur domaine de vol, comme on le dit pour un aéronef qui n’a pas été conçu pour la situation dans laquelle il se trouve projeté.

Deux dimensions extraterritoriales marquent les situations qui ne cessent de nous frapper. Tout d’abord des mégachocs, d’une tout autre échelle d’espace (tout un pays, tout l’hémisphère Nord, et non plus le lit de telle rivière ou tel produit) et de temps (non plus quelques jours ou semaines, mais plusieurs années ou décennies). Et surtout, d’une tout autre configuration incluant :

  • Le choc hybride qui conjugue plusieurs phénomènes. Par exemple : une vague de chaleur couplée à un black-out électrique ; ainsi on estime que dans une ville comme Phoenix, 50 % de la population devrait avoir recours aux urgences en cas de vague de chaleur couplée à un tel black-out électrique.
  • La propagation systémique qui, à partir d’un phénomène premier, déclenche à haute vitesse des effets de contamination dans tout le système et bien au-delà — on l’a vu avec la Covid dont les effets de contagion à tous les secteurs furent manifestes et rapides.
  • Les « polycrises », c’est-à-dire la concomitance de plusieurs gerbes de crises a priori distinctes mais qui se conjuguent rapidement pour complexifier et transformer encore davantage les tableaux à considérer qui, de surcroît, mutent à haute vitesse.

Ensuite, seconde dimension, plus déstabilisante encore : la perte de nos socles et de nos tissus. Jusqu’à présent, on s’intéressait certes aux soubassements des situations. Mais, s’il y avait des fragilités, des failles, contribuant aussi bien au déclenchement et à l’aggravation des événements, ces fragilités ne traduisaient cependant pas un état général profondément et structurellement au bord du décrochage. C’est le cas désormais avec la toile de fond de nos mégacrises. Les socles, les tissus de nos sociétés sont de plus en plus en proie à des ruptures et des déchirures profondes. Les fondamentaux ne tiennent plus.

La conjugaison de ces deux dimensions structurelles change assez radicalement l’objet que l’on avait l’habitude d’étudier et de traiter sous le vocable de « crise ». Le champ relativement domestiqué de l’accident laisse la place à l’univers en expansion de l’engloutissement.

Pathologies immédiates

Sous les coups de boutoir d’un déferlement d’actualités « barbares » le risque est très élevé – on l’observe tous les jours – de tomber dans des pièges mortels :

  • – refus et évitement : surtout ne pas prendre en compte avant que le destin ne frappe ;
  • – mobilisation des réponses convenues, et crispation sur ces réponses, qui ne conviennent plus ;
  • – fuite dans des délires verbaux de moins en moins contrôlés : quand on ne sait plus que dire, on dit n’importe quoi… ;
  • – repli dans l’invective, la colère, la violence.

Convoqués sur des fronts inconnus

Il s’agit en effet d’aller bien au-delà des constats habituels qui, dans chaque secteur, présentent et accumulent des tableaux de situation sur le mode de la stupéfaction — au sens de paralysie —, de la désolation, de la dénonciation, avec pour point d’arrivée l’abandon. Il s’agit de tenter de comprendre à partir de nombreux points d’entrée, et d’ouvrir des voies pour l’action.

Le livre bref et direct sur lequel s’appuie cet article, Sociétés déboussolées, est nourri de ma propre expérience, en France et à l’étranger, auprès de citoyens, d’associations, d’experts, de dirigeants, de lanceurs d’alerte (dont je fais aussi partie). Il se compose de deux parties :

  • La première — « Le grand désarroi collectif » — vient écouter les différents acteurs pour ausculter les ressentis, les difficultés et les défis les plus imposants. L’objectif n’est pas d’être exhaustif (notion qui n’a pas grand sens dans cet univers non borné), mais d’ouvrir des lignes de questionnement à la fois multiples et toujours plus surprenantes.
  • La seconde — « La bataille de l’action » — ouvre des routes d’exploration opérationnelle et propose des modes d’action et de décision, directement nourries, elles aussi, par mon expérience de terrain.

Tout au long de l’ouvrage, il est rendu compte de multiples expériences concrètes que j’ai pu faire sur de nombreux fronts de crises. Je donne la parole à de nombreux acteurs clefs avec qui j’ai pu m’entretenir au long des années, dans des circonstances particulièrement difficiles ; ceci pour puiser dans l’humain, loin des théories désincarnées. Car l’humain, l’intelligence profonde des hommes et des situations, l’invention personnelle et collective, sont les ressorts essentiels qu’il nous revient d’actionner quand les défis se font aussi formidables qu’aujourd’hui.

Nous devons dépasser le relativisme d’évitement et de confort qui ne tient plus. Nous sommes convoqués, d’urgence, sur le front de l’intelligence et de l’action.

Une pensée du philosophe théologien Maurice Bellet traverse cet ouvrage : « L’optimisme, ce n’est pas dire que tout ira bien. C’est poser que nous avons la volonté de relever les défis de l’Histoire [3]. » Il s’agit désormais de nous mobiliser — personnellement et collectivement — pour faire face aux défis abyssaux qui nous convoquent sur tous les fronts.

Et ceci exige des mobilisations aussi positives que déterminées. Je songe par exemple à ce travail d’écoute et de recherche d’Ariane Cronel [4] « pour faire exister des futurs qui nous réjouiront demain ». C’est à ce travail « Enquête d’avenir » que j’ai eu le plaisir d’apporter ma pierre sur le thème « L’avenir est-il en crise ? [5] ».

Je songe aussi à des initiatives comme celle initiée par Jérôme Cazes [6] avec un groupe de bénévoles, « Réconcilions-nous ! », qui se présente comme un « lobby de l’intérêt collectif ». Sur un site Internet dédié, R ! [7] propose « de discuter de ce qui fâche sans se fâcher », de définir les enjeux de ce qui est en débat et de proposer des actions.

Il s’agit donc bien de tenir tout à la fois l’exigence de lucidité sans concessions, et l’impératif d’engagement pour relever les défis de notre histoire. Comme le disait si bien Shakespeare : « On ne peut attendre le progrès comme on attend une pluie miraculeuse qui tomberait soudain du ciel » (Le Marchand de Venise, 1593).

Le grand désarroi collectif

Il faut tolérer l’écoute de multiples acteurs, qui ont chacun leur vécu de difficultés terribles, leurs motifs de désarroi.

Citoyens en perdition

À chaque épreuve, on entend la même douleur, la même plainte : « Nous avons été abandonnés. » C’est la stupéfaction : que se passe-t-il, dans quel univers sommes-nous jetés ? L’angoisse : où sont les ancrages solides, les réponses efficaces et rapides, les retours à la normale ? L’effroi : où sont les dirigeants, figures rassurantes qui soudain sont impuissants ou même absents ? La colère déferle, l’épuisement frappe les plus mobilisés, la désertion menace.

Opérateurs en détresse

C’est l’opérateur en salle de contrôle dans la centrale nucléaire de Three Mile Island, lors de l’accident de mars 1979 : « J’aurais voulu envoyer au diable le panneau d’alarme ; il ne nous donnait aucune information utilisable. » C’est le contrôleur dans un secteur à haut risque qui découvre l’impardonnable : des rapports ont été falsifiés. C’est le spécialiste de sécurité informatique qui ne sait plus à quel saint se vouer : comment protéger des systèmes qui doivent rester ouverts alors qu’à tout moment des nuées d’agresseurs mondiaux peuvent lancer des attaques à têtes multiples ? C’est le secouriste qui vient pour sauver des vies et qui se voit sauvagement attaqué ? C’est le responsable des ressources humaines qui ne sait plus comment opérer avec les nouvelles exigences tombées d’en haut et les souffrances des collaborateurs, notamment les jeunes générations ?

Experts dans l’inconnu

Ils avaient leurs modèles, leur savoir globalement bien établi, leur aptitude à traiter les écarts accidentels, les « anomalies résiduelles » (Thomas Kuhn). Les voici jetés dans l’aberrant, l’inconnu, le hors-épure. Comme Nicole El Karoui le soulignait lors de la crise financière de 2008 : « Nos modèles sont faits pour une quantité raisonnable de produits vendus [8]. » La question est la même dans tous les secteurs : que deviennent les modèles de référence quand on plonge dans le déraisonnable ? Et des abysses s’ouvrent à haute vitesse, sur tous les fronts, comme on le voit avec l’intelligence artificielle (IA, un sujet parmi d’autres) et l’émoi qu’elle suscite auprès de nombreuses personnalités : « Limiter les risques d’extinction de l’humanité posés par l’IA devrait être une priorité mondiale, aux côtés d’autres risques de grande ampleur comme les pandémies ou le guerre nucléaire » (pétition lancée le 30 mai 2023, par 350 personnalités du monde de l’IA). Bien sûr, on dira avec vigueur qu’il ne s’agit pas de ligoter a priori, de brider la recherche, de faire des procès d’intention… Mais qui peut sérieusement dénier l’existence d’abysses de plus en plus ouverts, qui nous questionnent de plus en plus vigoureusement ? Que sera l’IA, outil d’une efficacité impressionnante pour compresser le connu, dans des sociétés où l’exigence vitale est le devoir d’invention, et la ligne de plus grande pente l’alignement sur le convenu rapidement mobilisable et vendable ?

Dirigeants engloutis

Tous les regards se tournent vers les « responsables ». Mais ces derniers ne se trouvent pas aux prises avec tel problème spécifique, pour lequel on a les modes d’emploi et de résolution. Les voici face à des « problèmes diaboliques »[9] : impossible d’en discerner spécifiquement les causes, d’isoler les difficultés, d’agir pas à pas — tout devient systémique. Le dirigeant se retrouve rapidement au milieu de tourbillons et de conflits à la mesure des inconnus et des enjeux à traiter.

Obtenir des diagnostics assurés et des lignes claires des experts ? Il faut plutôt compter avec des conflits d’experts, des assurances mal fondées, des recommandations hasardeuses. Attendre des mobilisations transpartisanes ? Il faut plutôt compter avec les crispations dans des conflits sans fin, les refus de prise de responsabilité, les critiques constantes sur le thème : « Les mesures prises sont disproportionnées et rien ne prouve qu’il vous faut agir dans l’urgence » ; suivies, si l’épreuve s’avère lourde, de  : « Vous n’avez pas su anticiper. » Des mobilisations efficaces des organisations en charge ? Le risque est grand d’observer des replis, des paralysies au motif que la situation sort des cadres prévus et convenus. Si tel est le cas, il faudra bien envisager des organisations ad hoc, ce qui ne manquera pas de susciter l’ire de ceux qui n’ont pas fait montre d’une mobilisation et d’une efficacité sans faille. Le dirigeant, lui aussi, aurait une longue liste de doléances à présenter…

Des piliers qui ne tiennent plus, des vigies exténuées

On observe que tous les ancrages vitaux sont au bord du gouffre — de la santé à la justice, de la sécurité à l’assurance, etc. — ; que les alertes des plus vigilants sont étouffées, et les vigies écartées et réduites au silence par tous les moyens. Comme si s’imposait une loi d’airain : toute question pour laquelle les réponses convenues ne conviennent plus sont infiniment plus déstabilisante que l’assurance d’une débâcle à moyen terme, voire d’une déroute à court terme.

La bataille de l’action

Dessiner de nouvelles cartes

Nous sommes comme les navigateurs du temps des Grandes Découvertes au XVe siècle. Il nous faut le courage d’aller au-delà des horizons connus, en nous inspirant des cartographes d’Henri Le Navigateur : « Ils mirent du blanc partout où il y avait du faux, du mythe, et du sacré » comme l’indique Daniel Boorstin [10]. Application immédiate : ce que nous fîmes par exemple, en 2018, en duo avec le général Gallet, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris : une journée internationale pour « penser autrement ». Pas de longs discours sur les constats. Les personnalités prenant la parole étaient invitées à donner, par séquence de trois minutes, leurs questions les plus difficiles, leurs perspectives d’innovations concrètes les plus stimulantes. Cette projection en dehors de notre domaine de vol, de nos zones de confort, est le premier pas indispensable pour se mettre en posture de discerner, comprendre et traiter les défis de l’heure.

Inventer et engager des dynamiques d’action

Le nouveau théâtre d’opération appelle une tout autre palette de repères, pour tous les acteurs. Les experts doivent s’exercer à traiter des situations ne répondant pas à leurs paradigmes de référence. L’information des citoyens doit être profondément repensée : les réticences habituelles doivent laisser place à des partages d’information bien plus ouverts, ce qui ne veut pas dire irréfléchis. Le pilotage doit se projeter bien au-delà du classique « j’applique le plan et les procédures ; je coordonne ; je communique ». Le dirigeant doit pouvoir se saisir de l’inconnu ; traiter des hémorragies ; prendre du recul — avec une interrogation constante à l’endroit des sources d’expertise : « quelle est la fiabilité de vos analyses ? » — ; se mouvoir dans l’univers du pari éclairé. Bien plus profondément, quand nos ensembles sociétaux sont touchés dans leurs fondamentaux, il nous faut réancrer, réarmer la confiance, qui passe nécessairement par une démonstration de responsabilité assumée, d’équité activement mise en œuvre (sans laquelle les déchirements sont inéluctables) ; les tissus sociétaux sont à revivifier, eux qui sont actuellement en détresse.

Une urgence s’impose pour conduire pareilles mutations : choisir des dirigeants aptes à tenir ces responsabilités dans notre univers inconnu, instable, mutant. Mais une autre exigence va s’imposer : des citoyens adultes — on ne peut pas, pour répondre à l’angoisse, se contenter de claironner de fausses vérités, d’exiger des solutions miracles à l’emporte-pièce ; d’étaler une colère sans limites. Tout cela demande de l’inventivité. C’est ce que fit le conseiller du responsable de la Sécurité civile américaine pendant l’ouragan Sandy en 2012 : il mit sur pied trois cellules — détection des failles et des erreurs ; détection des initiatives émergentes venant de la société civile ; un groupe « invention », pour toujours penser et faire autrement. Tout cela exige cette qualité mise en avant par Gilles Mahieu, gouverneur du Brabant wallon : l’humilité.[11]

La force de réflexion rapide : méthode impérative pour l’aide à la navigation dans le chaotique

Il s’agit d’instituer une équipe capable d’habiter le terrain du questionnement inventif quand tout pousse vers la mobilisation des réponses déjà pensées et à disposition. Un questionnement au moins sur quatre lignes de référence : 1) De quoi s’agit-il ? 2) Quels sont les pièges ? 3) Quels sont les acteurs ? 4) Quelles initiatives hors cadre seraient envisageables ? L’expérience montre qu’un tel appui se révèle systématiquement salvateur en situation de surprise et de confusion de haute intensité — à la condition, bien évidemment, que le groupe en charge de ce questionnement ait été entraîné à ce type de gymnastique à la fois intellectuellement exigeante et opérationnellement difficile — car il s’agit aussi, in fine, de proposer des pistes d’action concrètes, capables de porter les vues nouvelles dégagées par le questionnement.

Réinventer nos préparations

Il ne s’agit plus de répéter des gammes de procédures connues, mais de permettre aux groupes de préparer des repères tout autres pour qu’ils puissent comprendre de l’intérieur les nouveaux défis en cause quand on entre dans le chaotique. C’est-à-dire quand le problème n’est plus seulement que l’on n’a pas les réponses, mais que l’on ne sait même plus quelles questions de poser. Pour cela, il faut une mise en situation concrète dans des scénarios pensés par les participants, puis traités par ces mêmes participants — les instructeurs n’étant pas là pour révéler les réponses déjà consacrées dans le livre du maître, mais pour accompagner les participants dans l’inconnu et les aider à naviguer dans cet inconnu. C’est là une tout autre conception et pratique de la formation. De telles pratiques doivent être proposées aux dirigeants et à leurs équipes, mais aussi aux experts, aux citoyens, aux étudiants.

Le discernement et l’audace

Le plus décisif dans la mutation à opérer ne saurait être résumé par un document power-point apportant un cadre de référence en guise d’assurance tous risques. Il s’agit d’abord et avant tout de libérer et de stimuler une nouvelle aptitude à questionner et comprendre, et de fortes énergies pour inventer, se mettre en route et réaliser avec d’autres. Maurice Bellet l’exprime avec vigueur : « Nous entrons dans un nouvel âge critique et la grande affaire ce ne sera pas d’avoir les solutions, ce sera le courage de porter les questions de telle manière que ce courage de porter les questions engendre quelque chose qui ne soit pas stérile. » [12]

Bâtir des inédits viables

Peut-on vraiment espérer que nos sociétés soient en mesure d’opérer les sauts qui s’imposent ? Peut-on espérer que la confrontation de plus en plus brutale aux turbulences de haute intensité déclenche plus de lucidité que de cécité volontaire ? L’expérience montre hélas que l’accentuation des menaces se traduit au contraire par plus d’aveuglement de protection, et l’éjection toujours plus rapide de tous les porteurs d’initiatives créatrices. Nous aurions tous les motifs de capituler devant les craquements du monde et les délires des hommes. Mais je préfère m’extirper de ce labyrinthe mortel et m’inspirer de la philosophe Corine Pelluchon : « L’espérance, c’est la traversée de l’impossible [13]. »

Je choisis de poser, envers et contre tout, qu’il est exclu de lâcher la partie. Et m’inspirer des combattants et combattantes de l’impossible :

  • De Murielle Arondeau qui, en 1999, prend le gouvernail de l’hôpital de Mitrovica à la dérive, au milieu d’une guerre civile : les deux camps de soignants étaient armés, à l’intérieur même de l’hôpital. Par son respect, son écoute, sa dignité, son exigence de retour à la règle, elle a pu constater : « Je les ai désarmés — dans tous les sens du terme [14]. »
  • D’Énora Chame qui, en 2012, conduit sa mission d’Observatrice des Nations unies dans une Syrie en proie à toutes les convulsions et abominations diaboliques. En la suivant dans les horreurs et les risques extrêmes qu’elle a pris à chaque seconde pour remplir sa mission, on se prend à s’interroger : « Pourquoi ? » Sa réponse claque comme un drapeau : « Comment imaginer rester au bord d’une piscine ou dans un lit [15]? »
  • De Matthieu Langlois qui, le 13 novembre 2015, pénètre dans le Bataclan pour tenir sa responsabilité de chef du groupe médical du RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) dans des conditions extrêmes où il lui faudra mobiliser toutes ses pratiques de pointe et inventer, ne pas refuser l’obstacle de l’inconnu : « Je me fouette à ma façon : “Si, toi, tu ne fais pas le job, personne ne le fera à ta place, alors maintenant, action !” [16]»
  • De Michel Séguier, « artisan d’inédits viables », comme il se définissait lui-même. Il était parti œuvrer avec des groupes humains profondément marqués par une culture de mort après les massacres qui avaient conduit à l’extermination méthodique de plus d’un million d’individus en Afrique de l’Est (1994). Au Kivu (république démocratique du Congo), il aida à penser et faire vivre une stratégie d’information sur le sida tout à fait inédite, certes minimaliste mais qui fonctionna. L’État était défaillant, les organisations internationales hors-jeu. Il est resté les coiffeurs (!), qui se sont mobilisés pour devenir les meilleurs vecteurs d’information : dans leur « salon » (le fauteuil à un carrefour), ils offraient un espace de convivialité, où l’on a du temps, et qui convenait bien mieux que n’importe quelle affiche pour diffuser des messages de prévention. Ils se sont appelés eux-mêmes les « coiffeurs-citoyens ». Michel Séguier a pu inventer des modalités d’écoute et de proposition pour aider des victimes de viols de guerre à se reconstruire, par l’élaboration de démarches dont elles étaient les autrices. Toujours sur le principe de partir des potentialités des groupes humains, il a accompagné la construction de pratiques pour négocier des avancées entre seigneurs de guerre afin de commencer à traiter le fléau des enfants soldats [17].

Bien sûr, on ne saurait faire taire en soi ce refrain insistant qui ne cesse de revenir : « Pourquoi ? » Pourquoi aller au-devant de ce défi qui me tombe dessus ? On pourrait répondre en s’inspirant du montagnard à qui le touriste de passage demande pourquoi il cherche à gravir ces montagnes. Sa réponse : « parce qu’elles sont là ». Parce que telle est ma responsabilité. Même dans les situations les pires, rationnellement totalement désespérées, et quelle que soit l’issue, au moins un piton est posé : celui de la dignité.

Et, si l’on veut une préconisation plus directement opérationnelle, un impératif immédiat s’impose dans toutes les organisations : les dirigeants doivent faire travailler leurs collaborateurs sur ces enjeux – et s’impliquer eux-mêmes dans cet effort. Pareille démarche est la seule qui permettra de mettre l’organisation à l’abri de la tétanisation instantanée en cas de choc, d’éviter la mise en échec rapide des stratégies de réplique convenues, de réancrer la confiance sans laquelle il n’y aura pas de navigation possible dans les univers de mégachocs et de surprises de haute intensité qui sont désormais notre cadre de référence.

P. Lagadec

[1]Directeur de recherche honoraire de l’École polytechnique, spécialiste de la prévention et du pilotage des crises majeures, et du leadership en milieu inconnu ou instable ; auteur récemment de Sociétés déboussolées. Ouvrir de nouvelles routes, Sainte-Luce-sur-Loire : éditions Persée, septembre 2023, 114 p. communication@editions-persee.fr Petit dossier de présentation : https://www.editions-persee.fr/wp-content/uploads/2023/09/Dossier-presse-Lagadec.pdf

[2]Du nom de l’analgésique utilisé dans une série de meurtres par empoisonnement commis en 1982 dans l’agglomération de Chicago : le médicament avait été contaminé au cyanure par le meurtrier pour se venger de l’entreprise Johnson & Johnson qui le commercialisait (NDLR).

[3]Maurice Bellet : « Aux prises avec le chaotique »,  entretien vidéo avec l’auteur, in https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/

[4]Créatrice du podcast « Enquête d’avenir », consultante, conférencière, associée à « Time for the Planet », haut-fonctionnaire. Voir son site « Enquête d’avenir ». URL : https://enquetedavenir.com/

[5]Ariane Cronel et Patrick Lagadec, « L’avenir est-il en crise », podcast « Enquête d’avenir », épisode 3, avril 2022. URL : https://enquetedavenir.com/podcast/episode-3-lavenir-est-il-en-crise/.

[6]Cocréateur de « Réconcilions-nous ! », de « Carbones sur factures », de « MyCercle » et membre du conseil de surveillance de « Time for the Planet ».

[7]Site Internet de « Réconcilions-nous ! ». URL : https://reconcilions-nous.fr

[8]Interviewée par Annie Kahn in « “Les maths sont un maillon de la crise, mais pas décisif” », Le Monde, 28 mars 2008.

[9] Horst Rittel et Melvin Webber : « Dilemmas in a General Theory of Planning », Policy Sciences, Elsevier, 4, 1973.

[10]Dans son livre Les Découvreurs, Paris : Robert Laffont, 1983.

[11] Gilles Mahieu : “BW response – Programme de renforcement de la sécurité civile en Brabant wallon”, janvier 2023, https://gouverneurbw.be/sites/default/files/uploads/mercuriale_du_monde_dapres_-_gilles_mahieu.pdf

[12] Maurice Bellet, idem, in https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/

[13]Corinne Pelluchon, L’Espérance, ou la traversée de l’impossible, Paris : Bibliothèque Rivages, 2023.

[14] Murielle Arondeau, « Un management de l’extrême – Hôpital de Mitrovica, 1999 », vidéo diffusée sur la page « Situations chaotiques » de Patrick Lagadec (à l’écoute de Murielle Arondeau). In https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/

[15]Énora Chame, Quand s’avance l’ombre. Mission à haut risque en Syrie, Paris :Mareuil éditions, 2022, p. 174.

[16]Matthieu Langlois, Médecin du RAID. Vivre en état d’urgence, Paris : Albin Michel, 2016, p. 35-36.

[17] Michel Séguier, « Populations en survie : inverser les logiques d’action », in Patrick Lagadec, Ruptures créatrices, Paris : éditions d’Organisation, 2000, p. 481-496 ; et entretien entre Patrick Lagadec et Michel Séguier, février 2014. URL : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=pDBPoK3vzOk. Ou sur le site de PL : https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/

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