Bilan hebdomadaire n° 74 du 24 septembre 2023 (guerre d’Ukraine)

Si peu de choses se déroulent sur le terrain malgré un changement de priorité opérative ukrainienne, beaucoup d’événements cette quinzaine ont affecté le côté géopolitique du conflit.

Déroulé des opérations

Sur le front terrestre, quasiment rien à signaler. A Verbove, grignotages peu significatifs de la part des Ukrainiens qui seraient aux lisières du village. A Bakhmout, Klichkivka est enfin complétement prise ainsi qu’Avdiivka : mais ces deux villages (400 h et 70 h respectivement, avant la guerre) sont rasés et la ligne de front s’est établie le long de la voie ferrée. A Koupiansk, les points de franchissement sur la rivière Oskil semblent détruits ce qui entraîne logiquement des difficultés de soutien des unités ukrainiennes au-delà de la rivière.

Ailleurs : sans changement, pour une raison simple : la saison des pluies débute et avec elle, les premières boues.

Mais depuis quelques semaines, les choses se passent ailleurs, avec une campagne ukrainienne de harcèlement contre la Crimée qui commence à donner des résultats. Au cours de la quinzaine, signalons la destruction d’un navire et d’un sous-marin dans le port de Sébastopol, mais aussi la frappe qui a incendié tout ou partie de l’état-major de la flotte russe dans la même ville. Cela donne à penser que nous avons assisté à une évolution significative des priorités ukrainiennes, obtenant là des succès plus nets.

Analyse militaire

Au niveau tactique, laissons de côté les analystes qui s’enthousiasment à chaque boqueteau pris par l’une ou l’autre des parties. Nous sommes clairement entrés dans un gel des mouvements, même si les échanges d’artillerie se poursuivront et que localement on pourra assister à tel ou tel prise de village. Mentionnons d’ailleurs que l’hypothèse d’une grande offensive russe dans le nord, vers Koupiansk, régulièrement agitée par les pro-Russes, me paraît peu probable tant les forces russes ont peu démontré d’habileté tactique : au maximum verra-t-on un grignotage entre Zherebets et Oskil.

Le plus intéressant semble le déplacement de priorité opérative ukrainienne. Kiev semble avoir pris parti de l’échec de la contre-offensive (observé dans ces colonnes il y a plus d’un mois) pour se tourner vers autre chose. On a assisté ainsi à une campagne de harcèlement plus méthodique contre la Crimée et la flotte russe. Si régulièrement par le passé des opérations ponctuelles avaient été menées, par exemple contre le pont de Kertch ou le croiseur Moscwa, il semble que nous observions une campagne beaucoup plus systématique et pensée, avec des succès notables. En effet, les Ukrainiens paraissent réussir à éteindre la dissymétrie navale d’origine. Ils ont perdu toute leur flotte de guerre et logiquement, les Russes devaient en profiter. La campagne à laquelle nous assistons démontre, à coup de missiles de précision et de drones navals, la réduction de cet avantage. Peu à peu, la flotte russe se fait réduire. En termes de stratégie navale, les conséquences sont extrêmement importantes et dépassent le cadre de la Crimée (voir l’analyse de Thibault ici).

En termes plus locaux, l’affaire démontre deux choses : d’une part, une nouvelle priorité opérative. D’autre part, la faiblesse relative de la position russe dont les défenses sol-air sont à la peine (car si cinq missiles sont officiellement abattus, le sixième réussit à passer fait des dégâts). Surtout, la position navale russe est à reconsidérer entièrement, avec ce saignement qui va l’épuiser dans la durée. La « flotte en vie » risque de dépérir peu à peu.

Est-ce un hasard si deux navires ukrainiens ont réussi, par cabotage, à transporter un peu de grain au cours de la semaine ?

A court terme, ces succès permettent à l’Ukraine d’entretenir la flamme et le récit des succès.

Analyse politique

Cette quinzaine a connu beaucoup d’événements et de déclarations.

Notons tout d’abord le nouveau discours repris à l’OTAN ou chez les responsables américains : celui d’une « guerre longue » dont on sait désormais qu’elle durera non seulement en 2024 mais en 2025 et au-delà. Cette inscription dans le temps long marque la fin des illusions d’une percée rapide sur le terrain qui causerait un écoulement russe. La contre-offensive, quels que soient ses gains limités, a échoué à atteindre ses objectifs opératifs et stratégiques. Nous l’avons très tôt constaté.

Qui dit guerre longue dit capacité à durer : aussi bien à l’intérieur de l’Ukraine qu’en termes de soutien occidental. Or, nous arrivons aux limites de celui-ci. Chacun a compris que les armes occidentales ne constituaient pas par elles-mêmes des « game changer », nous l’avons régulièrement expliqué ici. Mais les Occidentaux ont donné le plus gros de ce qu’ils pouvaient donner : autrement dit, il n’y a quasiment plus de chars, véhicules de combats d’infanterie ou de canons à transférer, sans même parler des munitions. Quant aux efforts de construction de nouveaux matériels, ils restent encore limités. La question de l’effort de guerre capacitaire en soutien de l’Ukraine va donc se poser avec de plus en plus d’acuité, dans cette guerre longue qui s’installe.

C’est à cette aune qu’il faut lire les deux affaires de la semaine. Tout d’abord, l’éclat qu’il y a eu entre l’Ukraine et la Pologne, celle-ci déclarant ne plus transférer d’armes à Kiev : une des raisons avancées tient au fait que justement, il n’y en a plus dans l’arsenal polonais…. Les motifs de la brouille passagère sont à rechercher plus loin : peut-être y a-t-il des sous-jacents mémoriels, mais l’essentiel tient visiblement aux accords de blé. Les exportations de blé ukrainien avaient été bloquées par l’UE, puis débloquées cette semaine. Les Polonais (et les Hongrois et Slovaques) avaient aussitôt rétabli des blocages bilatéraux, ce qui avait poussé Kiev à poser le problème devant l’OMC. Le contexte des élections polonaises a envenimé les choses pour arriver aux échanges brutaux entre l’Ukraine et son plus solide allié. Si les choses semblent apaisées, ceci nous rappelle que les Etats agissent toujours en fonction de leurs intérêts et qu’il ne faut jamais oublier la politique intérieure.

Cette remarque éclaire aussi le voyage de V. Zelensky aux États-Unis. L’important n’était pas le discours aux Nations-Unies mais la rencontre avec J. Biden. Si le soutien américain a été réaffirmé, la Maison Blanche a déclaré la fourniture de 31 chars Abrams la semaine prochaine. Convenons que c’est l’annonce minimale qui pouvait être faite et qu’elle démontre, une fois encore, la double problématique des arsenaux mais aussi de la politique intérieure. En effet, Biden est en campagne pour sa réélection et doit tenir compte d’un électorat moins enclin à l’action extérieure. Devant l’évidente déception ukrainienne, des conseillers ont susurré aux journalistes le jour suivant que peut-être l’Amérique enverrait des ATACMS, mais bridés. Or, ces missiles de longue portée paraissent essentiels dans la nouvelle stratégie ukrainienne, car ce sont jusqu’à présent des SCALP et des Storm Shadows qui frappent la Crimée : mais il n’y en a pas des centaines et il faut penser à les recompléter.

Mais la Russie également rencontre ces problèmes d’approvisionnement dans la durée puisqu’elle aussi se prépare à une guerre longue. Si potentiellement, son industrie de défense paraît plus facilement mobilisable, elle rencontre malgré tout des difficultés. Il semble ainsi que les Russes tirent un peu moins d’obus sur les fronts, ce qui serait une des raisons du grignotage ukrainien. Aussi V. Poutine a-t-il reçu en grande pompe Kim Jong-Un, le dirigeant de la Corée du Nord. Il se murmure que celui-ci, abondamment armé, aurait accepté de céder 10 millions d’obus à la Russie, soit de quoi tirer 13.500 obus par jour pendant deux ans, sans problème de calibre ni de compatibilité avec les tubes russes. Enfin, à défaut de mobilisation supplémentaire, l’extension de l’âge de rappel des conscrits permet à la Russie d’élargir son réservoir d’hommes. Il reste que ces décisions démontrent également les difficultés russes.

Dernier événement de la semaine, la prise du Nagorny-Karabakh par l’Azerbaïdjan, aux dépens de l’Arménie. Traditionnellement, l’Arménie est alliée de Moscou mais celle-ci n’a pas daigné intervenir. Cela manifeste bien sûr la perte de capacité mais aussi d’influence de la Russie (quel sens à l’OTSC aujourd’hui ?), d’autant que l’Arménie avait repris langue avec les États-Unis, organisant des exercices militaires. C’est peut-être ce qui a décidé Moscou à donner le feu vert à l’opération lancée par Bakou (qui avait probablement averti les Russes), tout en évitant un sujet de fâcherie avec la Turquie, très intéressée au soutien azéri et à la défaite arménienne. Dans le Caucase compliqué, les calculs ne sont pas aussi simplistes qu’on le croit.

A la semaine prochaine.

OK

3 thoughts on “Bilan hebdomadaire n° 74 du 24 septembre 2023 (guerre d’Ukraine)

  1. On pourrait pourtant résumer la situation stable (pourtant notée ici) comme un échec stratégique ukrainien sur toute la ligne de front, y compris la Crimée. Aucune action militaire d’intérêt véritable ne fut réussie par l’Ukraine arcboutée sur sa volonté de récupérer ses territoires et prête à subir les pertes les plus extrêmes pour un objectif inaccessible.

    Ce qui est décrit ici comme une « usure » de la flotte russe ne l’est en aucun cas et l’attaque de bateaux DEJA en réparation n’a qu’un intérêt symbolique. Il ne consacre que deux choses: l’efficacité reconnue de l’interception des scalps/storm shadow et aussi et
    surtout l’absolue nécessité pour les Russes de ne pas cesser les hostilités avant la conquête complète des rivages de la Mer Noire, seul moyen d’arrêter ce qui s’assimile à du terrorisme.

    La guerre d’attrition menée tranquillement par les Russes continue.

  2. Permettez-moi un aparté supplémentaire, et qui concerne les bombardements dans les deux profondeurs menés par les Russes, que ce soit à longue distance avec les Geran et les missiles, ou plus proches avec les bombes planantes. Ils sont intensifs, massifs et dévastateurs.
    Leurs effets, soigneusement cachés par la propagande (diffuser des photos ou même en parler est sévèrement puni) sont énormes et concernent toute l’infrastructure militaire et industrielle de l’Ukraine progressivement détruite de fond en comble.
    Leurs effets sont incomparables avec les frappes de drones et de Himars évoquées ici, et il est très dommageable de les passer sous silence.

    On attend le mois d’octobre pour la reprise, attendue par tout le monde, de la destruction du système énergétique qui pourrait avoir des effets sensibles.

    Pour finir, ce qu’on observerait aussi actuellement est la domination russe en matière de drones FPV (drones suicides pilotés ), avec des frappes journalières de l’ordre de plusieurs centaines maintenant nettement supérieures en nombre à celles des Ukrainiens. L’utilisation massive sur le front de ce type d’armes rendrait les formations en Occident des soldats ukrainiens complètement obsolètes. On n’a jamais vu ce type de guerre.

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