Relecture géopolitique du conflit en Ukraine (M. Cuttier)

La guerre en Ukraine dure depuis un mois et demi. Martine Cuttier, fidèle contributrice, nous propose une lecture du conflit à la lumière de la géopolitique classique. Merci à elle. LV

Le 24 février dernier, l’armée russe entre en Ukraine. Si c’est l’émoi en Europe ce n’est pas le cas dans l’ensemble du monde[1].

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Dans le cas de l’Ukraine, depuis le printemps 2021, l’on suit dans les médias, sur la base de sources ouvertes, les images du regroupement des forces russes en vue de grandes manœuvres aux frontières de l’Ukraine, au sud en Crimée, au nord en Biélorussie et à l’est au Donbass qui ont servi ensuite de point de départ à l’offensive.

Les forces en présence, en février 2022

L’on observe dans le détail la présence de forces terrestres soit 110 à 130 000 hommes équipés de véhicules de combat et de transport mais aussi de véhicules anti-aériens de moyenne portée, de missiles balistiques mobiles Iskander, d’artillerie, d’unités blindées avec des chars T90. La marine n’étant pas en reste, elle mobilise en mer Noire sa flotte de Méditerranée dont six navires de débarquement prélevés sur la flotte de la Baltique, un destroyer et un ravitailleur de la flotte du Pacifique. Dans les airs, des unités aériennes et des forces aérospatiales, des troupes aéroportées… Tout un arsenal moderne qui a parfois fait ses preuves en Syrie. Sans oublier ces armes qui octroient une réelle supériorité à la Russie car elle seule les détient. Ce sont les les missiles hypersoniques qui atteignent la vitesse de mach 6 difficiles à intercepter car leur trajectoire peut changer de cap, une arme imprévisible et imparable comme l’est dans l’espace maritime, ou la torpille nucléaire à propulsion magnéto-hydro-dynamique : MHD[3].

En face, sur les marges des pays de l’OTAN, l’on observe l’arrivée officielle de renforts de la part des membres de l’Alliance. En Bulgarie, les Espagnols envoient quatre Eurofighter et plus tard les Hollandais deux F-35 A. Les pays baltes reçoivent des F-16, quatre polonais, quatre belges, quatre danois et autant de F-15E américains. En mer Noire, les forces maritimes permanentes de l’OTAN s’accroissent d’une frégate espagnole et d’une canadienne tandis que le Danemark en envoie une supplémentaire en mer Baltique. D’Allemagne, les Américains redéployent en Roumanie, 3 000 hommes avec un état-major et en Pologne, une compagnie parachutiste, tout en poursuivant leurs reconnaissances avec des drones et des avions P-8 Poséidon.

De son côté, depuis 2017, la France assure la mission Lynx sur le flanc est, en Estonie[4] et en Lituanie, et où actuellement elle sert au sein de bataillons britannique et allemand[5]. Depuis la mi-mars, plus d’une centaine de chasseurs du 7e BCA de Varces, en Isère, sont partis en Estonie pour une relève qui prolonge la présence française au-delà de mars et maintient le dispositif. Officiellement, ce renfort s’inscrit dans une logique préventive, dissuasive et non agressive. En Roumanie, en vertu du slogan porté par le CEMA, le général Thierry Burkhard, de « gagner la guerre avant la guerre », elle réassure ce pays de langue romane, proche de la Francophonie et maintient ses patrouilles de reconnaissance en mer Noire avec des Mirage-2000 et des Rafale. En décembre 2021, elle envoie de vieux hélicoptères Puma et Gazelle[6], des chars Leclerc et le 7 février, un A400M se pose nuitamment[7]. A partir du 28 février, la mission Aigle complète le dispositif otanien par l’envoi sur la base de Constantza, de 500 soldats venant du 27e BCA d’Annecy, en Haute-Savoie; du 93e régiment d’artillerie de montagne de Varces, en Isère et du 2e REG de Saint-Christol, dans le Vaucluse avec des véhicules blindés légers et des AM10RC de reconnaissance. Malgré une participation symbolique pour un État voulant être une puissance militaire qui, malgré le redressement engagé depuis 2015 et la loi de programmation militaire 2019-2025, paie toujours les effets des coupes budgétaires pratiquées depuis la fin de la guerre froide au nom des « dividendes de la paix » et de la professionnalisation, la France est désignée « nation-cadre » [8], sur le flanc Sud-Est de l’OTAN. Position intéressante car la Roumanie, partenaire stratégique traditionnel disposant d’un littoral sur la mer Noire permet à la France d’y être présente face ou plutôt dans la même zone que la Turquie, membre de l’ONU à géométrie variable comme l’a montrée son attitude lors du conflit au Levant[9]. Le partenariat roumain se complète de celui avec la Grèce renforcé par l’achat d’avions Rafale et de trois frégates de défense et d’intervention (FDI). La France « nation cadre » a l’habitude de commander, de contrôler et de soutenir des alliés, principalement sur les théâtres africains dans des combats asymétriques. Elle renforce sa position en Europe du Sud et en Méditerranée orientale sur un théâtre d’une autre dimension et dans le cadre d’une guerre conventionnelle.

Le renforcement ne doit pas occulter les autres missions de la marine et de l’armée de l’air et de l’espace de protection des approches françaises comme lorsque des groupes amphibies russes croisent dans la Manche ou le golfe de Gascogne. Comment protéger l’Ile Longue, fief des SNLE, dépourvue de défense antiaérienne permanente lorsqu’une partie des Rafale Marine de la base aéronavale de Landivisiau est déployée sur le porte-avions Charles-de-Gaulle en mer Méditerranée orientale ?

Comment comprendre de tels déploiements ?

Petit détour méthodologique et théorique. Lorsque l’on évoque un évènement tel que la guerre en Ukraine relevant de l’histoire immédiate, chère à Jean-François Soulet, il faut le replacer dans un temps plus long comme nous l’a appris Fernand Braudel mais aussi dans une temporalité plus moyenne, celle du temps présent comme nous y a initiés René Raymond. Il ne s’agit pas ici de revenir au temps médiéval de la fondation de la Russie, la « Rus de Kiev »[10] mais plutôt de considérer la vision géopolitique des deux principaux protagonistes, en l’occurrence la Russie et les États-Unis car si les évènements se déroulent en Europe, ces derniers sont concernés de façon prioritaire car ils dominent l’Europe et l’OTAN.

Rappelons ce qu’est la géopolitique, concept conçu à la fin du 19e siècle et contemporain de l’émergence du sentiment national en Europe. Les différents théoriciens mettent en rapport le territoire, c’est à dire la géographie et la politique. En quoi les données spatiales affectent elles la politique d’un État mais aussi la culture, la civilisation, l’identité d’un peuple. Comment chaque État voit-il le monde et se voit-il par rapport au monde. Depuis la fin de la Guerre froide, le champ des relations internationales a renoué avec ce concept pour mieux saisir comment la géographie et l’histoire permettent de comprendre la politique extérieure d’un État, ses lignes de force qui sont les constantes du temps long et par là les rivalités de pouvoir sur un territoire donné, en un mot, les mettre en perspective avec l’actualité des rapports de force.

Définition qu’il est bon de rappeler car si l’on écoute le bruit des commentaires sur la guerre en Ukraine, le concept est dans toutes les bouches mais l’analyse qui en découle en est absente ce qui surprend l’historien ou l’auditeur en quête de compréhension de l’évènement.

Commençons par la Russie, puissance continentale enclavée car au nord, sa large façade maritime s’ouvre sur l’océan glacial arctique. Cette contrainte la pousse depuis le 17e siècle à vouloir accéder aux « mers chaudes » : la mer Baltique et au-delà l’océan Atlantique, la mer Noire vers la mer Méditerranée et l’océan Indien dont l’accès lui a été définitivement fermé par l’Empire britannique (le Grand jeu) et l’océan Pacifique à l’extrémité du continent asiatique. L’actuel réchauffement climatique ouvre l’océan glacial à la navigation mais seulement durant une période limitée bien que plus longue qu’avant. Sur le continent européen, hantée par les tentatives d’invasion suédoise, française et allemande, sa participation à l’écrasement du Troisième Reich lui a permis durant toute la période de la Guerre froide de se doter d’un glacis protecteur face à la pression des États-Unis, son compétiteur pour la domination du monde. Ils créèrent en 1949, l’OTAN à laquelle l’URSS répondit en 1955, par le pacte de Varsovie. Le mur de Berlin tombé, l’URSS disparue et le pacte de Varsovie dissous, la Russie au sein d’une confédération se retrouve face à l’Occident et l’Ukraine apparait alors comme un pont possible entre les deux mondes car à l’est, la population se sent encore russe tandis qu’à l’ouest, elle regarde déjà vers l’Europe.

Venons-en maintenant aux États-Unis. Laissons de côté leur exceptionnalisme missionnaire devant éclairer la marche du monde pour rappeler la référence aux idées de sea power de l’amiral américain Alfred Mahan[11] : leur marine quadrille les mers du monde, répartie en cinq grands commandements militaires avec de puissantes flottes et des bases pré-positionnées. Du point de vue géopolitique, tous les présidents contemporains influencés par les grands diplomates Henry Kissinger[12] et Zbigniew Brzezinski[13] regardent le monde en vertu des théories de Nicholas Spykman (1893-1943) qui a modifié les conclusions d’Halford MacKinder (1861-1947). Pour Spykman, l’unité du Heartland demeure théorique et le pivot du monde ne se situe pas sur l’Eurasie mais sur ses bordures, le Rimland[14] qui est le lieu d’affrontement entre les puissances continentales et maritimes. En le contrôlant, les premières concurrencent les secondes sur les mers qui à leur tour en le verrouillant empêchent ces dernières de projeter leur puissance[15]. Ainsi qui tient le Rimland tient l’Eurasie et contrôle le monde. Cette théorie est illustrée par la stratégie de l’endiguement (containment) durant la guerre froide et poursuivie à quelques exceptions près par les présidents successifs[16]. Les États-Unis doivent combattre l’émergence de tout compétiteur de leur niveau, ce fut un temps l’URSS[17] mais au-delà de l’affrontement idéologique, il s’agissait de brider la puissance russe afin qu’aucun pouvoir mondial n’émerge en Eurasie. En Europe, l’OTAN fait partie du système d’alliance sur le Rimland[18]. À la suite de la disparition de l’URSS, Brezinski explique qu’assurer la domination américaine consiste à gagner la partie du grand échiquier qu’est l’Eurasie où se trouve la Russie. Pour qu’elle devienne une puissance régionale et non plus mondiale, il faut la détacher de ses satellites d’Asie centrale : les pays « Stan »[19] d’Asie centrale et ceux et de l’Europe orientale, particulièrement de l’Ukraine.

Arrivé au pouvoir il y a plus de vingt ans, Vladimir Poutine qui n’a eu de cesse de chercher à rendre leur dignité aux Russes et de restaurer la puissance russe y compris militaire, refuse désormais toute adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE qui achèverait un nouvel encerclement sur son flanc occidental.

En ce début de 2022, l’Ukraine demeure le lieu d’affrontement des deux protagonistes car pour les Américains, l’enjeu géopolitique principal reste bien l’Eurasie et l’Ukraine constitue un pivot crucial par sa position géographique, sa population, les ressources naturelles de son sous-sol, la fertilité de son sol et son ouverture sur la mer Noire, porte vers la mer Méditerranée. Sans elle, la Russie voit le centre de gravité de sa puissance déplacé vers l’Asie centrale.

M. Cuttier

[1] Lors de la réunion de l’Assemblée générale des Nations-unies convoquée d’urgence le 28 février afin de réclamer l’arrêt des combats en Ukraine, tous les pays du monde n’ont pas condamné la Russie.

[2] Du 24 mars au 10 juin 1999.

[3] Elle fut conçue par un ingénieur français. Son invention n’ayant pas été retenue par la DGA, il l’ a vendue à la Russie. Elle est furtive et indétectable.

[4] Avant février, il y avait 300 hommes avec un sous groupement tactique de cavalerie doté d’un escadron de chars Leclerc et de sections d’infanterie sur VBCI et VAB. Dans les airs, des avions de chasse, des avions AWACS, des Atlantique2 pour la surveillance et le renseignement.

[5] La zone Est contiguë de la frontière russe comprend quatre secteurs où à tour de rôle, des pays membres sont « nation cadre ». Actuellement, le Royaume-Uni l’est en Estonie, le Canada en Lettonie, l’Allemagne en Lituanie, les États-Unis en Pologne.

[6] Elle sont dotées de vieux missiles Hot aux stocks abondants.

[7] Gaëtan Powis, Xavier Tytelman, « Le rapport des forces » et Jean-Marc Tanguy, « « Que peut faire la France ? », Air&Cosmos, n°2769, 11 février 2022.

[8] Concept conçu lors de l’opération Artémis, en Iturie, dans l’est de la RDC, en 2003.

[9] Pour la Turquie, cette nouvelle crise est une aubaine.

[10] Le 23 février dernier, dans un entretien accordé à Pascal Boniface, le directeur de l’IRIS, intitulé « Que veut Poutine ? », en écho au président russe, Hélène Carrère d’Encausse rappelait que « l’Ukraine est russe ».

[11][11] Alfred Thayer Mahan, L’influence de la puissance maritime dans l’histoire. 1890.

[12] Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, 2003.

De 1969 à 1977, Il fut successivement conseiller du président Richard Nixon pour la sécurité nationale puis secrétaire d’État du président Gérald Ford.

[13] Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Pluriel, 1997.

De 1977 à 1981, il fut le conseiller du président Jimmy Carter.

[14] Les coaslands de MacKinder.

[15] Ainsi depuis des siècles, la Russie cherche à accéder aux « mers chaudes ».

[16] Le président Donald Trump a semblé s’en écarter.

[17] C’est désormais la Chine ce qui explique le « pivot » du président Barack Obama.

[18] A son tour, la Chine est encerclée par un système d’alliance et des bases afin de constituer un cordon insulaire confinant la flotte chinoise en mer de Chine pour l’empêcher de projeter sa puissance maritime naissante. Le dernier épisode est l’alliance AUKUS et l’éviction de la France par le grand allié américain du contrat de vente des sous-marins à l’Australie.

[19] Kazakhstan, Kirghizstan, Tajikistan, Ouzbekistan.

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