La nouvelle doctrine Macron ( LV 155) (gratuit)

Le récent entretien donné par le Président de la République sur la politique étrangère constitue une « doctrine Macron ». Le diagnostic est clair et témoigne d’une belle évolution. La dénonciation d’un consensus de Washington est lucide, l’appel à l’autonomie stratégique européenne est précisé, la désignation d’un axe euro-africain marque une priorité . Il reste que ce discours brillant manque peut-être de pédagogie avec nos voisins et partenaires et masque difficilement les limites de la mise en œuvre de cette ambition.

Le président de la République, Emmanuel Macron, a donné un long entretien à la revue amie « Le Grand Continent ». Il y expose son diagnostic sur la situation géopolitique du moment et détaille quelques orientations de sa politique étrangère. Le document est assez important pour que l’on puisse parler de « doctrine Macron » (un peu comme on parlait des doctrines russes ou américaines). Il est certes curieux de voir apparaître cette doctrine au bout de trois ans d’exercice du pouvoir. Cela peut signifier soit une légère impréparation, soit plus probablement un nouveau contexte qui force la France à s’adapter. En effet, si on la compare au discours initial de la Sorbonne, elle paraît plus ample et plus convaincante.

D’où vient cette doctrine ?

Après quelques mois d’exercice du pouvoir par le PR, nous notions (LV 107) : « Voici donc le paradoxe d’une politique étrangère périmée mais promue par un homme jeune qui pense comme il y a vingt ans. Elle se veut ambitieuse et il y a mis de l’énergie, plus intéressé et impliqué que beaucoup de ses prédécesseurs. Pourtant, elle déçoit, à cause de l’erreur du diagnostic initial. Non qu’il faille s’opposer à la construction européenne, impérative, mais bien plutôt que ce modèle-là, celui de l’UE, ne produit plus les effets qu’il promettait autrefois. ». Quelques mois plus tard (LV 124) nous avions pourtant salué une « belle séquence diplomatique » : « Cela indique une évolution du rapport à l’Europe mais aussi à l’équilibre du monde ».

Nous avions également relevé la distance affichée envers les États-Unis (malgré les tentatives du début du quinquennat et une visite décevante à Washington). Son entretien dans The Economist avait suscité le débat, nous y avions vu (LV 129) le « résultat d’un diagnostic réfléchi sur le lien transatlantique et la raison d’être de l’Europe ».

Enfin, l’été 2020 a vu le retour de la question méditerranéenne, que beaucoup n’ont analysée qu’au travers de la dispute franco-turque (LV 150). Europe, Russie, États-Unis, Méditerranée : voici les grands éléments d’une politique étrangère française et il est finalement assez logique que cette doctrine s’énonce maintenant.

Ainsi, sans reprendre l’ensemble des étapes de cette évolution, la perspective du départ s’est peu à peu amendée pour rallier une posture plus réaliste et équilibrée. Les principes demeurent et sont rappelés en début d’entretien : attachement à l’Europe et au multilatéralisme.

Le « consensus de Paris »

Sans reprendre pas à pas l’entretien (à lire ici), on peut dégager quelques lignes de force. La première tient au constat de la rupture avec trois cadres autant intellectuels que géopolitiques : celui du monde de 1945 (le cadre multilatéral), celui de 1968 (le primat des valeurs individuelles), et celui de 1989 (la fin de l’histoire et la mondialisation heureuse). La rupture additionnelle de 2020 se traduit par le renouveau des peuples, le retour de l’autoritarisme, l’aspiration à plus d’efficacité.

Le président Macron critique le « consensus de Washington » qu’il analyse ainsi : « nos sociétés s’étaient aussi construites sur le paradigme d’économies ouvertes, d’une économie sociale de marché » mais il est devenu « un dogme où les vérités étaient : réduction de la part de l’État, privatisations, réformes structurelles, ouverture des économies par le commerce, financiarisation de nos économies, avec une logique assez monolithique fondée sur la constitution de profits ». Observons qu’il décrit là l’appareil idéologique qui a présidé à la constitution de l‘Occident contemporain, animant aussi bien les États-Unis que l’Europe. Or, nous l’observions dès juillet, il n’y a plus d’Occident (LV 146).

Le PR dénonce ensuite les limites du capitalisme contemporain, l’impossibilité de traiter la question écologique (qui ne peut plus être « une externalité de marché ») et le développement des inégalités comme variable d’ajustement.

Nous partageons ce constat. Le PR veut par conséquent établir un nouveau consensus global, dit « consensus de Paris » qui doit tout d’abord devenir un consensus européen. Il passerait par un travail idéologique (sur les « impensés » européens) et une priorité environnementale et sociale absolue, le commerce devenant une « priorité seconde ».

Souveraineté européenne

L’Europe est donc, sans surprise, toujours au cœur du projet présidentiel. Il parle ainsi de souveraineté européenne même si ses propos peuvent paraître ici un peu confus, ce qu’il admet : « Peut-on aller jusqu’à parler de souveraineté européenne, comme je l’ai fait moi-même ? C’est un terme qui est un peu excessif, je le concède […] S’il y avait une souveraineté européenne, il y aurait un pouvoir politique européen pleinement installé. Nous n’y sommes pas encore ». Mais le PR défend l’idée d’autonomie européenne, parce que « l’Europe n’est pas qu’un marché ». Or, « nous n’avons pas pensé en interne l’Europe comme un espace politique fini ». Notons ici le lien fort existant entre la dénonciation du consensus de Washington (qui présidait justement aux destinées européennes) et la nécessité de penser l’Union autrement que sous une forme limitée à un marché.

E. Macron retrouve ainsi une belle cohérence: pour qu’il y ait une Europe politique (qui dispose d’une stratégie autonome) elle doit se défaire de ses principes actuels exclusivement fondés sur le libre marché. Il faut « définir des objectifs communs qui ne sont pas simplement une délégation de notre avenir au marché».

Souveraineté westphalienne

Nous avons apprécié ce moment où le président rappelle qu’il n’a « pas trouvé de meilleur système que la souveraineté westphalienne (…) si c’est l’idée de dire qu’un peuple au sein d’une nation décide de choisir ses dirigeants et d’avoir des gens pour voter ses lois ». Il y voit la question de la responsabilité et surtout de la décision. Si le peuple ne décide pas, qui décide ? « Nous aurons toujours besoin de la souveraineté des peuples […], on a besoin de rendre ce système efficace ». La souveraineté westphalienne, donc le cadre national, est à la source de la démocratie : « Beaucoup des problèmes ne sont pas à l’échelle de l’État-nation, c’est vrai, et donc cela suppose des coopérations, mais ces coopérations ne supposent pas la dissolution de la volonté du peuple ». Avouons que le PR délaisse ici un peu son penchant fédéraliste pour une vision plus équilibrée : à la nation la souveraineté, à l’Europe l’autonomie. Nous apprécions cette nuance.

Des États-Unis et de la Chine

Évidemment, ce primat européen suppose de redéfinir la relation avec les États-Unis. D’ailleurs, l’entretien est publié après l’élection de Joe Biden et alors que Trump devrait quitter la Maison Blanche. Comme nous le disions (LV 151 et 154), il est illusoire de penser que J. Biden reviendra aux « doux jours » d’avant (E. Macron dit son désaccord avec la ministre allemande de la défense sur ce point). Il sera sans doute plus poli mais suivra beaucoup des orientations lancées par D. Trump (mais aussi B. Obama), où la question chinoise est centrale et la relation européenne marginale. E. Macron le constate d’ailleurs lucidement : « nous ne sommes pas les États-Unis d’Amérique. Ce sont nos alliés historiques, nous chérissons comme eux la liberté, les droits de l’homme, nous avons des attachements profonds, mais nous avons par exemple une préférence pour l’égalité qu’il n’y a pas aux États-Unis Amérique. Nos valeurs ne sont pas tout à fait les mêmes ». « Nous avons une autre géographie, qui peut désaligner nos intérêts. Ce qui est notre politique de voisinage avec l’Afrique, avec le Proche et Moyen-Orient, avec la Russie, n’est pas une politique de voisinage pour les États-Unis d’Amérique. Il n’est donc pas tenable que notre politique internationale en soit dépendante ou à la remorque de celle-ci ». Le PR mentionne d’ailleurs la Chine comme partenaire possible et comme acteur autonome.

Macron l’africain

Enfin, E. Macron évoque l’Afrique comme la voie de cette autonomie européenne : « une Europe beaucoup plus unie géopolitiquement qui engage avec elle l’Afrique comme partenaire, de manière totalement paritaire ». Car « le troisième grand projet européen [les deux autres étant la puissance éducative, sanitaire, digitale et verte et le combat pour les valeurs], c’est pour moi la conversion des regards avec l’Afrique et la réinvention de l’axe afro-européen. […] L’Europe ne réussira pas si l’Afrique ne réussit pas ». Et il inclut clairement dans l’Afrique « le pourtour méditerranéen lato sensu ».

Limites : théorie et pratique

S’il a intéressé, le discours montre plusieurs limites. D’abord, l’illusion des succès : affirmer que « l’Europe de la défense, qu’on croyait impensable, nous l’avons faite » néglige tous les efforts du passé, et exalte des résultats encore douteux. Là réside la fragilité de cette vaste réflexion : un diagnostic réaliste, une assurance visionnaire mais une pédagogie trop assertive et une mise en application peu convaincante. Car on peut pointer les limites de la diplomatie de l’ère Macron et lire l’article récent (le coup d’éclat permanent) qui relève justement ces revers dans le Sahel, en Libye et au Liban. Certes, le contexte était difficile mais l’expérience limitée, la pratique solitaire du pouvoir et une réelle suffisance ont conduit à des résultats médiocres.

Simultanément, son plaidoyer européen peut heurter des partenaires qu’il s’agit justement de convaincre. Curieusement, son discours semble mieux apprécié à l’Est de l’Europe qu’en Italie ou en Allemagne qui devraient pourtant constituer les premiers partenaires de Paris. Ici encore, la péroraison, qui illustre si bien « l’esprit français », séduit mais peine encore à convaincre, faute de maîtrise suffisante pour enrôler nos voisins et de contenu pour asseoir solidement les intérêts de la France.

JOCV

Pour lire l’autre article de LV 155, Après Hongkong, Taïwan?, cliquez ici.

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