Après l’abrogation anticipée de la Loi Fondamentale à Hong Kong et la promulgation de la Loi sur la Sécurité Nationale, le 1er juillet 2020, Pékin a affaibli sa crédibilité internationale tout en adressant un signal clair sur la manière retenue afin de régler des différents à caractère international, considérés par le Parti Communiste comme des affaires intérieures chinoises. Dans un contexte stratégique instable, où les relations entre la Chine et les États-Unis ne manqueront pas de connaitre des tensions, la normalisation du statut de Taïwan est une question à laquelle les meilleures chancelleries doivent se préparer de manière concertée, au risque de se retrouver à nouveau dépourvues.
Après dix-huit mois de manifestations des citoyens de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong (LV 146) contre l’instauration d’une procédure d’extradition vers la Chine, puis pour réclamer le suffrage universel, l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2020, de la loi sur la sécurité nationale promulguée par Pékin a mis fin à l’extraterritorialité juridique d’une cité au statut garanti par la Loi Fondamentale, traité conclu entre la RPC et le Royaume-Uni, pour cinquante ans, jusqu’en 2047.
Cet épisode aura surpris la communauté internationale, décontenancée face à ce nouveau coup de force de Xi Jinping. Pour autant, le durcissement du régime chinois était perceptible dès janvier 2020, avec les premiers développements de la pandémie du coronavirus, la mise en cause du PCC par Washington et l’intensification de la guerre économique engagée par les deux grands rivaux qui pourrait culminer par un découplage général, scellant le sort de la mondialisation engagée il y a trente ans.
Dans un contexte international tendu, les sujets de discorde sino-américains ne manquent pas et ne devraient pas voir leur nombre diminuer avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Après Hong Kong, il en est un qui prend un relief particulier en raison de l’affrontement géopolitique et de l’affirmation agressive des souverainetés en Indo-Pacifique (LV 128) : la normalisation du statut de Taïwan. Pour apprécier les enjeux et les marges de manœuvre des différents acteurs, il convient de revenir sur les paramètres d’une équation complexe.
Taïwan : un peu d’histoire et de géographie
La République de Chine d’aujourd’hui, régie par une constitution de 1947, appelée communément Taïwan, regroupe : l’île principale de Formose ; des archipels et des îlots Matsu, Wuchiu et Kinmen situés dans le détroit du même nom qui la sépare de la Chine continentale ; l’atoll de Pratas et l’île d’Itu Aba (Taiping), situés en mer de Chine du Sud ; ainsi que les archipels périphériques de Penghu (Pescadores), de Lan Yu et de Pengchia. D’une superficie d’environ 36.000 km², elle compte une population de près de 24 M d’habitants.
Cet ensemble géographique a été intégré à l’empire mandchou de la dynastie Qing au XVIIe siècle jusqu’à la guerre contre l’empire du Japon (1894-1895) qui en prendra possession jusqu’à sa défaite en 1945. Tandis que le dernier empire chinois devient la République de Chine en 1912, c’est à elle qu’est restitué Taïwan à l’issue de la Seconde guerre mondiale. La guerre civile opposant nationalistes et communistes conduit à la création par Mao Zedong de la RPC, la République Populaire de Chine, le 1er octobre 1949. Le gouvernement légal de la République de Chine, dirigé par Chiang Kai-shek se replie alors à Taïwan.
La République de Chine, restreinte à Taïwan sans pouvoir reconquérir la Chine continentale, représente la Chine à l’ONU et occupe le siège de membre permanent du Conseil de sécurité jusqu’en 1971, date à laquelle ces prérogatives sont attribuées à la RPC. Ainsi, au gré des vicissitudes de l’histoire, la République de Chine s’est réduite à l’ensemble insulaire taïwanais qui demeure revendiqué par la RPC.
Deux politiques pour un territoire
Après avoir été un régime autoritaire, la République de Chine est devenue un État de nature démocratique à la suite d’un processus engagé dans les années 1990. Elle s’est dotée d’une économie prospère. En 2016, le parti nationaliste historique du Guomindang a cédé le pouvoir au Minjindang (PDP, Parti Démocrate Progressiste) qui consacre l’accession à la présidence de Mme Tsaï Ing-wen, triomphalement réélue pour quatre ans en janvier 2020.
Alors que l’indépendance de Taïwan fait partie des lignes rouges édictées par Pékin, dès la création de la RPC, un consensus datant de 1992 stipule que l’île et le continent font partie d’une seule et même Chine, sans préciser de quelle Chine il s’agissait (One China Policy). Cette ambiguïté, que souhaite lever le PDP sans déclarer l’indépendance, se distingue du principe « une seule Chine, deux systèmes » brutalement interrompu à Hong Kong.
Les crises du détroit de Taïwan
L’affirmation des visées territoriales de la RPC sur la République de Chine a fait l’objet de trois grandes crises marquées par de violents conflits armés.
À la militarisation défensive des îles Matsu et Kinmen (Quemoy) par les nationalistes, Pékin réagit par un déluge d’obus en août 1954. La menace d’une intervention militaire américaine conduit au cessez le feu du 23 avril 1955. Il scelle la prise de l’archipel des Tachen et des îles Yi Jiangshan par la RPC.
La seconde crise de Taïwan débute le 23 août 1958 avec le bombardement par l’APL des îles Quemoy et Matsu. Ce conflit provoque le déploiement de la 7ème Flotte américaine dans le détroit de Formose, de renforts aériens sur l’île et de mortiers susceptibles de lancer des charges nucléaires tactiques à Quemoy. Il s’achève le 22 septembre par un nouveau cessez-le-feu ponctué de bombardements sporadiques de l’APL dans le détroit pendant près d’une une décennie.
La troisième crise couvre la période 1995-1996, peu de temps avant la restitution de Hong Kong à la RPC. Elle survient alors que le Président taïwanais Lee Teng-hui est sur le point d’organiser la première élection présidentielle au suffrage universel. Pékin tire alors des missiles à proximité de l’île-État pour influencer les électeurs. Les États-Unis déploient deux groupes de porte-avions dans le détroit pour stabiliser la situation. Pékin doit reculer et Lee Teng-hui est réélu, ce qui lui permit de poursuivre la démocratisation des institutions taïwanaises. Pour mémoire, le père de la démocratisation de Taïwan est décédé le 30 juillet dernier à l’âge de 97 ans.
Le monde selon Pékin
Les deux premières crises taïwanaises ont été déclenchées à des fins politiques par Pékin en période de détente (conférence de Genève réglant la guerre d’Indochine, opposition à la coexistence pacifique américano-soviétique), surprenant la communauté internationale. Sans parvenir à ses fins, la troisième crise manifestait l’opposition du PCC à la consolidation de la démocratie à Taïwan, perçue comme une atteinte au dogme d’une seule Chine.
Le recul forcé de Pékin eut pour conséquence la publication, en 2005, d’une loi anti-sécession assortie de lignes rouges menaçant de répondre par la guerre à toute action susceptible de conduire à l’indépendance de Taïwan ou à empêcher son unification pacifique avec la mère patrie. La loi est assortie d’un engagement résolu à moderniser les forces armées chinoises. Cette orientation militariste s’est accélérée avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012.
Il en a fixé les étapes lors du Comité Central du Parti, en 2017 : disposer d’une armée mécanisée en 2020, d’une armée modernisée en 2035 et d’une armée de classe mondiale en 2049. Ainsi, pour la célébration du centenaire de la RPC, tout se met en place pour accomplir le rêve chinois : la renaissance d’une nation prospère disposant d’une armée forte. Il reste à savoir quelle place sera réservée à la réunification avec Taïwan, considérée comme une affaire intérieure chinoise.
Perception américaine
Pour Washington, Taïwan fait partie d’une ceinture insulaire qui enveloppe la Chine, du Japon à l’Australie. Le soutien américain est à la fois une question politique et stratégique. Du traité de défense mutuelle signé le 2 décembre 1954, en pleine crise du détroit, à la ratification par le Congrès du Taïwan Relations Act en 1979, interprété comme un engagement à défendre l’île et ses dépendances d’une agression continentale, ce soutien comme celui de la communauté internationale sont essentiels à la viabilité et au développement du projet taïwanais.
La rivalité économique entre Washington et Pékin, qui s’accroît, se manifeste dans la concurrence entre les projets de coopération et de développement portés par les visions Belt and Road Initiative et Free and Open Indo-Pacific ou encore la course à la suprématie technologique et militaire. Dans ce cadre Taïwan, symbole d’une réussite originale, occupe une place particulière dans le monde.
L’île est un verrou stratégique situé à l’extrême sud de la première chaine d’îles qui permet de contrôler l’accès des moyens militaires chinois à l’océan Pacifique. Tout comme les îles Senkaku, dont Pékin conteste la possession au Japon, l’accès de l’APL aux bases militaires taïwanaises ou l’implantation d’infrastructures chinoises sur des îlots japonais inhabités comme celles qui ont été construites sur les îlots et récifs de la mer de Chine du Sud, modifieraient l’équilibre des forces conventionnelles en présence dans la région, en même temps qu’elles constitueraient un enjeu de prestige pour des ultra-nationalistes décomplexés.
S’il fallait s’en convaincre, les manœuvres aériennes militaires chinoises dans le détroit de Taïwan effectuée au printemps pour faire pression sur la « province rebelle » à la tête de laquelle Mme Tsai Ing-wen venait d’être réélue (voir billet), tout comme celles du mois de septembre, avec pénétration dans la zone d’identification et de défense aérienne taïwanaise (ADIZ) et franchissement de la ligne médiane du détroit par des avions militaires chinois, en réponse à la visite à Taipei, le jour même, d’un sous-secrétaire d’État américain, attestent que le sujet demeure sensible et qu’il pourrait mener à de nouvelles tensions, sous faible préavis.
Quelles options pour la France et l’Europe ?
Bien que les militaires soient en première ligne, la solution de la question taïwanaise, qui oppose deux puissances majeures, membres permanents du Conseil de sécurité, ne peut être que politique. Le défi consiste à identifier les conditions acceptables d’une solution sino-chinoise qui préserverait les nombreux acquis taïwanais, bénéficierait de garanties durables de Pékin ainsi que du soutien de l’UE et de la communauté internationale.
À défaut, il faut s’attendre à la poursuite de stratégies de zones grises et à la contestation du statu quo. Avec l’énonciation de la doctrine Macron (voir ci-après), discrète sur la dynamique Indo-Pacifique, la question de Taïwan doit faire l’objet d’une évaluation nationale. On ne peut plaider ici la surprise.
JOCV
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