La France face aux transitions stratégiques actuelles

Jean Dufourcq a récemment prononcé une conférence et LV est heureuse de mettre en ligne le texte correspondant. JOCV

Pour mettre en perspective la trajectoire stratégique française dans l’effervescence du monde actuel, il faut prendre du recul, loin du tumulte du monde et monter sur la colline stratégique.

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Que voyons-nous ?

  • Que nous sommes sans doute à la fin d’un cycle historique dont l’équation stratégique a gouverné la planète depuis plus de cinquante ans. Que nous sommes entrés dans une période de transition qui s’est enclenchée à la fin de la guerre froide, une transition longue, sans doute quelques décennies, avant qu’un nouveau point d’équilibre soit possible.
  • Que le monde a tendance à devenir un véritable terrain vague stratégique.

De fait, nous vivons depuis la fin de la Guerre froide, il y a 30 ans, des temps uniques, des temps sans ressemblance, qui nous laissent collectivement désemparés. Et nous Français, plus que d’autres peut-être, nous avons bien du mal à nous situer dans la planète mondialisée, pour y défendre nos intérêts y assumer nos responsabilités, y faire valoir nos atouts et promouvoir nos principes et nos valeurs. Nous sommes tentés de renoncer à la France, de nous aligner sur le moins disant occidental.

Pourtant cette transition amorcée il y a 30 ans est logique car le monde est encore en expansion, il continue de se remplir et va se réorganiser tant que sa transition démographique ne sera pas achevée. Mais cette période de précarité stratégique de longue durée induit une forme d’incertitude généralisée qui nous inquiète et que nous prenons généralement pour de l’insécurité, une insécurité devenue anxiogène, on le voit bien tout autour de nous avec les crises en Syrie, en Ukraine, en Libye, en Algérie, mais aussi avec le Brexit et avec l’instabilité politique tout autour de nous.

Alors comment s’y retrouver ? Comment conserver en nos mains les clés de notre destin, comment tirer notre épingle du jeu dans la confusion ambiante ?

Pour cela, voici une grille d’analyse avec quelques idées à débattre, des idées générales de stratégiste pour vous permettre de vous faire des idées personnelles.

Nous avons 3 grands défis à relever et 4 inconnues stratégiques à cerner pour faire face à cette situation. Mais la transformation du monde modifie en profondeur nos marges de manœuvre. Car si nous abordons cette période avec notre personnalité, nos atouts, nos forces et nos faiblesses … nous n’avons pas de vrai projet stratégique puisque la construction européenne qui est l’axe stratégique majeur de la France depuis 50 ans semble à beaucoup désormais inopérante voire obsolète.

Tout d’abord, premier thème, les trois grands défis à relever.

Chacun les connaît bien, démographie, écologie, économie, des défis qui bouleversent l’état d’organisation du monde hérité de 1945 et maintenu tant bien que mal jusqu’après la guerre froide.

  • Commençons par la révolution démographique : elle induit naturellement une nouvelle géopolitique et une nouvelle géo-économie de la planète. Nous sommes plus de 7 milliards sur la planète aujourd’hui. La population du monde a en gros triplé depuis la 2ème guerre mondiale, c’est un phénomène inédit, une situation tout à fait exceptionnelle. Et 2 autres milliards d’habitants au moins vont venir nous rejoindre sur cette planète à l’horizon 2050, 2 milliards qui vont peupler d’autres foyers de peuplement que ceux de l’OCDE. Là où ils vont vivre, ils vont créer une nouvelle densité et contribuer à une autre révolution, au minimum humaine, sociale mais aussi géoéconomique et civilisationnelle. Cette révolution démographique est grosse de lourdes conséquences sur toute l’étendue de la planète, créant des vides et des pleins, avec des mouvements inéluctables d’homogénéisation des niveaux de vie, des cultures, et favorisant autant d’occasions de compétitions-confrontations que de coordinations-coopérations. C’est le facteur clé de la fluidité stratégique actuelle de la planète. Il prévaut sur tous les autres.
  • Deuxième grand défi, sur lequel les projecteurs sont braqués depuis 2010 avec le Sommet de Copenhague et surtout, la COP 21 et le Sommet de Paris en 2015, l’exigence écologique qui s’impose à tous. Cet enjeu important véhicule deux éléments inattendus, d’abord le spectre de la pénurie qui se profile mais aussi quelque chose de plus angoissant, l’annonce de la fin du progrès indéfini, du progrès garanti. Le doute s’installe sur la valeur du progrès continu comme moteur de l’histoire. Ces deux éléments structurent profondément l’avenir, parce que le spectre de la pénurie crée des besoins et des inquiétudes nouvelles, et que, conjugué avec le déplacement des masses humaines lié à la révolution démographique, il crée une espèce de tension sur la planète qui nous inquiète et compromet la croissance. Il s’est installé comme une véritable religion mondiale avec ses thuriféraires et ses braconniers et ses apostats.
  • Troisième défi de ces temps décidément sans ressemblance, un défi corrélé aux deux premiers, c’est la redistribution économique générale des marchés, des marchés massifiés, financiarisés à outrance et de plus en plus déshumanisés, et pârfois criminalisés. Ce grand bazar commercial alimente la chaudière de la mondialisation. Mais les écarts se creusent et les méthodes divergent de plus en plus, des solidarités et des dépendances se recomposent. Là, s’esquisse la fragmentation stratégique des temps actuels. La fragmentation du monde, autre face de la mondialisation.

Tout cela, on le sait, on le voit, et il est difficile d’ignorer ces 3 défis et leur combinaison.

Alors on peut aisément poser le diagnostic suivant. Révolution démographique, enjeu écologique, globalisation des marchés, ces trois phénomènes liés caractérisent le début de XXIème siècle. Ils sont porteurs de frictions et de conflits. Or chaque Etat doit, en plus des concurrences interétatiques que ces défis posent, faire face aussi aux contestations d’autorité et aux conflits d’intérêt qu’ils suscitent chez d’acteurs nouveaux des systèmes trans ou infra étatiques, comme les Gafa, qui sont entrés dans une concurrence énergique, celle de marchés financiers exigeants, de médias intrusifs, de religions engagées, de systèmes agressifs de la criminalité organisée.

Comment réguler les effets combinés de ces trois défis ?

Et que va-t-il se passer ? Une situation de coopération générale ou une situation de conflits larvés ? Une réparation de l’ordre du monde ou une réinvention de celui-ci ? On relève dans les propos des pays émergents une confiance optimiste dans l’avenir, une conscience forte de l’accélération de l’histoire et leur volonté de prendre toute leur place de la gouvernance mondiale. Les pays titulaires quant à eux sont plus méfiants, plus enclins à des postures défensives et à des actions retardatrices pour préserver leurs avantages compétitifs menacés par la mondialisation.

  • Ensuite il y a aussi ce qu’on ne sait pas, les grandes inconnues structurantes, et on va survoler quatre d’entre elles qui ont un impact direct sur la liberté d’action de la France, sur sa capacité de manœuvre, sur sa défense ; elles résultent de zones de surchauffe observables par chacun d’entre nous: la surchauffe institutionnelle européenne, la surchauffe de puissance américaine, la surchauffe chinoise de développement, et la surchauffe démographique africaine.

Première inconnue, celle de l’avenir de la construction européenne. Je ne vais guère m’attarder sur la surchauffe institutionnelle européenne mais chacun ressent l’actuelle impasse de l’UE dont le Brexit est un symptôme tragique. C’est une source d’inquiétude collective. L’avenir de la communauté européenne de destin et d’intérêt structure en effet profondément celui de la France. Car la construction européenne constitue le choix stratégique central de la France depuis plus de 60 ans mais il est clair que l’UE assume de plus en plus difficilement son rôle. Que faire ? S’obstiner ou rechercher un autre point d’équilibre sur le continent.

La deuxième inconnue structurante, c’est le devenir des États-Unis. Les États-Unis sont à l’évidence en surchauffe stratégique, sorte de surchauffe conceptuelle, et aussi surchauffe de la puissance. On a eu la surchauffe des néo conservateurs avec GX. Bush, puis sous une autre forme la surchauffe des solutions moyennes avec Barack Obama dont on attendait une métamorphose américaine. Et puis ce fut Trump qui a recentré les États-Unis sur leurs propres intérêts et abandonné toute forme d’action au service d’un bien commun collectif. America first. Alors bien sûr, avec cette surchauffe stratégique continue, deux voies sont possibles, elles sont connues, c’est l’histoire qui nous les indique. Soit c’est la voie de la décadence, voire de la division. Soit c’est la voie de la réforme et de la métamorphose. La première voie est celle des empires classiques, la seconde, celle des civilisations. Les États-Unis hésitent.

En ce qui concerne la troisième inconnue, la Chine, c’est bien sûr un point essentiel que chacun examine à la loupe. Nous sommes tous extrêmement attentifs à la Chine, qui est en surchauffe de développement et qui passe rapidement du Moyen-âge au XXIème siècle, avec une prise d’avance dans un certain nombre de domaines à laquelle nous devons nous préparer. Avec des conséquences directes sur le modèle des échanges économiques de la planète : comment un tel marché, par sa masse, sa consistance, et ses besoins, transforme- il les échanges à l’échelle de la planète ? Je crois qu’il y a aussi à regarder l’influence qu’aura la Chine dans son existence et dans sa densité culturelle, civilisationnelle, sur l’ensemble des modèles qui régulent la planète aujourd’hui.

Le continent africain, pour finir, est la dernière inconnue structurante avec ses grands déséquilibres ; c’est là qu’il y a le plus de tensions, le plus de retards. La surchauffe démographique est à l’œuvre avec un doublement de population probable en un demi-siècle. Cette question nous intéresse très directement car chacun sait que le continent africain est lié au continent européen. Ce sont des « continents conjugués », leurs destins restent liés. Est-ce que l’Afrique va pouvoir continuer à fonctionner avec 53 ou 54 États ? Est-ce que l’Afrique ne doit pas changer aujourd’hui son modèle politique pour se développer ? Quelle place pour ses sous-régions ?

Sans conclure, nous avons trois défis majeurs à relever, on l’a vu : la révolution démographique qui va s’atténuer progressivement ; l’exigence écologique, devenue un facteur clé de ce début de siècle, qu’il faut encore positiver ; et l’anarchie économique liée à la financiarisation désordonnée de toutes les activités humaines qui crée un désordre planétaire.

Nous avons à faire face à quatre inconnues structurantes qui vont peser fortement sur notre sécurité et notre développement mais aussi sur notre posture stratégique. Au vu ce cette dialectique, peut-on encore entretenir la capacité de défense et de sécurité de la France comme on l’a fait jusqu’ici ? Lorsqu’il s’agissait à la fois de défendre le territoire et la vie de la population et d’asseoir sa puissance et son statut. Certes toutes ces missions restent à la base du contrat politique qui lie l’Etat au citoyen.

Assurément non. Le contexte et les moyens ont changé.

Car les fragilités de la France sont aujourd’hui principalement socio-économiques et ses vulnérabilités relèvent plus des déficits de consensus social et de cohésion nationale que de menaces extérieures qui restent bien diffuses. La précarité stratégique ressentie par beaucoup, source d’inquiétudes légitimes, n’est pourtant pas à confondre avec le danger qui entourerait un pays menacé. Le constat de 1994 reste valable : La France ne se connaît aucun ennemi à proximité de ses frontières mais se sent vulnérable. Mais il y a une vraie demande de sécurité.

Comment faire pour s’adapter au monde à venir, un monde « unifié » mais aussi « rétréci », un monde toujours plus « plein » mais surtout plus différencié, plus diversifié, un monde multipolarisé voire apolaire et multiple comme on dit ?

C’est clair, nous allons vers ce monde de plus en plus dense et complexe. Un monde dont une partie sera toujours dans la crise d’adolescence et l’autre déjà dans les affres de la retraite. Un monde, avec des expérimentés, des nantis, mais aussi des avides et des dépourvus. Va-t-on savoir réguler toutes ces disparités, toutes ces fissures, toutes ces discontinuités stratégiques potentielles qu’il porte déjà et qui s’accentuent ?

C’est bien la première grande question à se poser.

Et puis la question corollaire …

Pour absorber des distorsions inéluctables, peut-on toujours compter sur les systèmes installés à la fin de la Seconde guerre mondiale, il y a soixante-quinze ans, pour réguler les tensions d’alors ? Des systèmes inventés par les Grands de 1945, qui étaient les puissants d’une civilisation victorieuse qui ne regroupera bientôt plus que moins du quart de l’Humanité vivant sur la planète.

Va-t-on vers une « Fusion » ou vers une fragmentation » de la planète post- 2050 ? Voilà la seconde question centrale à se poser. Elle est essentielle pour la France pour lui permettre de penser son avenir, de conduire son action et chercher à survivre sous ses propres couleurs.

Mais nous affrontons ces défis et ces inconnues sans vraie stratégie d’ensemble et avec une conscience diffuse de ce qu’ils impliquent pour les différentes sociétés de la planète. Ces défis dont le tempo s’accélère et les effets se combinent ne semblent plus sous le contrôle de quiconque. Ils ont ébranlé la communauté internationale au point de la faire douter qu’il puisse subsister un intérêt général ; aussi celle-ci s’attache-t-elle aujourd’hui à tenter de préserver ce qui lui semble contenir les biens communs fondamentaux d’une humanité en peine pour définir une feuille de route collective.

Car les différentes sociétés de la planète ne sont pas toutes au même stade de développement et les besoins socioéconomiques des uns et des autres définissent des champs de priorités très variés qu’il est aujourd’hui bien difficile de corréler. De plus les expériences plus ou moins réussies des sociétés développées sont rarement modélisables et ne peuvent servir aux sociétés en développement. La cohabitation de ces expériences sur la planète et les différentes dynamiques qui les animent peuvent d’ailleurs créer de vastes espaces de friction et de dangers.

Et enfin les pays dits occidentaux font aussi l’expérience cruelle des limites de leur modèle : une démocratie piégée, qui se sent à l’étroit entre des marchés qui dictent leur loi et pèsent sur l’économie et des médias qui se substituent à la politique et pèsent sur le social ; une planète financière dérégulée qui entraîne dans ses excès des acteurs qui se criminalisent et disqualifient l’effort collectif ; un Etat fragilisé par ses inerties et écartelé d’un côté entre la gestion locale des intérêts particuliers des corporations qui le composent et de l’autre les exigences supérieures des structures régionales ou globales dont il est devenu l’un des acteurs souvent impuissant.

Les inconnues qui pèsent sur le développement de la planète jusqu’au palier démographique probable de 2060/2080 résultent, on le voit bien, de l’accumulation de ces facteurs anxiogènes : ampleur des défis, dispersion des priorités, fragilité des modèles, incertitudes liées aux désordres observés …

JD

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