L’IRSEM et les anniversaires (M. Cuttier)

Nous avons assisté au dixième anniversaire de l’IRSEM, moment chaleureux où le milieu des stratégistes de défense s’est retrouvé. Merci à M. Cuttier de son compte-rendu. JDOK

En décembre 2018, l’IRSEM organisait un colloque international dressant « un état des lieux de la sociologie militaire », sociologie militaire[1] qui est au cœur de son identité. Les organisateurs rappelèrent alors qu’il n’y avait plus eu de tel colloque depuis 2002. Occasion de donner la parole à une nouvelle génération de chercheurs.

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Cette fois, le 11 septembre 2019, l’IRSEM a fêté le dixième anniversaire de sa création dans un amphi bondé de l’École militaire devant Florence Parly qui n’a pas remis sa venue. La présence de la ministre des Armées a marqué le soutien du ministère à l’Institut et sa visibilité au sein de l’institution militaire.

Elle a ouvert son discours d’introduction sur une comparaison de la situation internationale entre 2009 et 2019, particulièrement sous l’angle des relations franco-russes car elle revenait de Moscou où, en compagnie de son prédécesseur Jean-Yves Le Drian, actuel ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, elle avait rencontré son homologue russe.

Elle a insisté sur « le besoin de chercheurs pour penser le temps long du monde » car « la réflexion guide l’action ». Argument éloigné de la nécessité pour les dirigeants politiques confrontés au court terme de la réponse politique. Elle a mentionné combien le ministère avait « besoin des efforts de l’IRSEM », rappelant que dans le cadre de la LPM 2019-2025, dix millions d’euros étaient consacrés chaque année à la recherche stratégique[2] tant à l’IRSEM qu’à divers Think Tank. Pensons à la FRS, à l’IRIS, à l’IFRI mais aussi au CSFRS[3]. Très éloquente, la ministre est allée jusqu’à qualifier de « soldats de la pensée » la nouvelle équipe qui, grâce à ses nouvelles méthodes de travail, renouvelle la pensée stratégique. Rappelons qu’en 2017, lors de la rédaction de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale visant à préparer la prochaine LPM, l’IRSEM fut associé avec la « relève stratégique » composée d’une cinquantaine de jeunes chercheurs, doctorants et docteurs de 25 à 35 ans. Chacun prépara un article pour le comité de rédaction sur des sujets variés et innovants et tous présentèrent leur travail lors du Séminaire « Jeunes chercheurs », fin août 2017. Seule une étude fine comparative pourrait estimer l’apport de cette contribution à la rédaction de la Revue. La ministre a rappelé le financement d’une quarantaine de thèses par an, énuméré les initiatives en vue de créer une filière quand le président de la République veut faire émerger « une culture stratégique européenne ».

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, le directeur de l’IRSEM, lui a succédé en revenant brièvement sur les débuts de l’IRSEM, tout d’abord rattaché à l’EMA en cette année 2009, riche en création tant du pôle de prospective de la DAS que du CDEM. Après avoir rappelé que l’IRSEM est un institut de recherche au sein des armées, que sa liberté éditoriale n’engage pas le ministère, il a fait part de ses projets comme de créer un campus Défense, sorte d’université de la Défense qui serait un pilier pour une école doctorale mais qui bute sur d’éternelles réalités : l’absence de départements de relations internationales, de War studies qui même « à la française » restent un modèle anglo-saxon. Les obstacles à l’inscription au CNU et à l’intitulé des Masters sont bien identifiées, il ne sera d’ailleurs pas le seul[4] à les souligner : la marginalisation du champ demeure car il règne encore parmi les élites professorales un certain antimilitarisme et une présomption d’illégitimité ; mais aussi la fragmentation car les disciplines comme la sociologie ou l’histoire gardent leur pré carré. L’histoire, elle-même segmentée par grandes périodes et spécialités, a une tradition d’études militaires portée par d’illustres professeurs comme Jean-Jacques Becker ou Jean-Charles Jauffret pour ne citer qu’eux. Conséquence et non des moindres : l’employabilité des jeunes chercheurs. Dans un contexte où la France fait la guerre, où les questions de défense se banalisent par les blogs et les émissions de TV, nombre d’intervenants confirment que de plus en plus d’étudiants s’y intéressent. Et même si l’on observe un renouveau générationnel, même si un Jean-Vincent Holeindre, ancien boursier de l’institution[5], symbolise une réussite universitaire tout en étant directeur de la recherche à l’IRSEM, les mentalités sont lentes à évoluer y compris dans le monde militaire où faire une thèse n’est guère valorisé. Le colonel Rémy Porte raconte que sa thèse soutenue, portant le titre de « docteur », il demanda à son chef comment il allait le faire évoluer, ce dernier lui répondit que les docteurs se trouvaient au Service de santé.

Parmi les interventions de la première table ronde, celle du colonel (ER) Michel Goya ravit l’assistance par quelques traits d’humour, puis il rappela son passage à l’IRSEM où il dirigea un domaine et mit l’accent sur la difficulté pour un militaire d’active de surcroît historien à s’exprimer en dehors de la doxa officielle. Il rappela comment le cabinet du CEMA[6] refusa l’un de ses papiers à son retour d’Afghanistan. A cette époque aussi bien à Saint-Cyr qu’à l’École de guerre où il enseignait mais aussi lors de journées d’études à l’université, il montrait l’impasse dans laquelle se trouvaient les armées de la coalition. Un autre, le général Vincent Desportes, s’essaya à critiquer les méthodes du grand allié dans un article du Monde et l’on connait la suite. Le cas récent du colonel François-Régis Legrier (voir billet et billet), sanctionné par le CEMA, montre que rien n’a changé alors Michel Goya se réjouit de pouvoir désormais « s’exprimer librement sans avoir besoin de faire relire ses écrits ».

Le professeur Hervé Drévillon, qui dirigea le domaine Histoire à l’IRSEM, de 2010 à 2013, éclaira l’assistance sur les raisons scientifiques du retour des historiens au SHD au cas où l’on aurait pu imaginer un conflit d’ego. Le rattachement du CEHD au SHD doit sa pertinence à la présence des archives. Puis l’actuel directeur de la recherche au SHD s’est félicité que l’IRSEM devienne le lieu de convergence des études stratégiques. D’ailleurs, en 2019, un séminaire Jeunes chercheurs a été co-organisé entre le CEHD et l’IRSEM qui compte aussi des historiens car l’étude de la « chose militaire » implique une dimension transdisciplinaire, sujet longuement abordé mais difficilement mis en œuvre. Les historiens n’hésitent-ils pas à communiquer avec les politologues ?

La deuxième table ronde porta sur l’avenir de la recherche. Etienne de Durand de la DGRIS affirma combien « désormais » elle soutenait les War studies. Il regretta cependant « la circulation insuffisante entre les milieux » civils et militaires, spécifique à la France alors qu’il faut « comprendre les besoins de l’administration et des Armées » d’autant que les nouveaux domaines de l’espace et du cyber ont « besoin d’une réflexion renouvelée » tandis que ceux du nucléaire et du retour de la compétition entre grandes puissances nécessitent l’attention. Pour le général (2S) Jérôme Pellistrandi, l’intérêt suscité par le champ stratégique vient de l’important engagement opérationnel de la France, il regrette la tendance au parisianisme et revient sur « le besoin d’un vivier universitaire, de chercheurs militaires, de jeunes chercheurs » de façon à mettre « en perspective dans le temps long », rejoignant là les propos de la ministre.

Martine Cuttier

[1] Elle regroupe l’ensemble des sciences sociales appliqué au fait militaire.

[2] Le professeur Frédérik Douzet a rappelé que la recherche a besoin de financement or elle constate l’appauvrissement des universités et l’accroissement des charges administratives des enseignants-chercheurs au détriment de leurs recherches. Seule condition pour irriguer leur enseignement.

[3] Il partage le même bâtiment.

[4] Les participants aux deux tables rondes revinrent sur le sujet.

[5] Certains intervenants firent leur thèse grâce à de telles bourses.

[6] Il fut le rédacteur du général Jean-Louis Georgelin.

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