L’aire arabe, état des lieux (Pr Chater, Tunis)

Nous sommes heureux de publier ce texte du Pr. Khalifa Chater (de l’université de Tunis), qui vient fort à propos. Merci à lui. JDOK

Nous ne revenons pas ici sur les dessous du “ printemps arabe ”. Fait évident, la géopolitique régionale et internationale a exploité la dynamique sociopolitique interne et a engagé des scénarios déterminants, dans un jeu politique au profit de la mouvance de l’islam politique et au détriment des Etats-nations. Ce qui a mis en cause les rapports de forces d’antan et redessiné la carte géopolitique arabe. Le soulèvement populaire en Egypte a précipité la chute du pouvoir des Frères musulmans. En Tunisie, la soft-révolution de l’été 2013, a suscité la démission de la troïka et a permis, après les élections de 2014, l’établissement d’un régime d’alliance Nida Tounes/Nahdha, à l’appui d’une constitution de consensus, instituant l’état civil, consolidant les acquis du régime bourguibien et établissant la liberté de consensus et la tolérance. Par contre, la guerre civile, en Syrie et en Libye a été aggravée par l’établissement du pouvoir de Daech, le pseudo califat, en Irak, en Syrie et bien au-delà. Ses échecs lui ont ôté sa dimension territoriale, sans écarter ses menaces terroristes. Au Yémen, une guerre d’usure met en danger la population.

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Des nouveaux enjeux.

L’identification de nouveaux enjeux modifient cependant les règles du jeu international et régional. Notons, en effet, un changement de logiciel américain : Incarnant une nouvelle vision stratégique, le président Donald Trump fait valoir comme idées forces, une vision sécuritaire globale, mettant fin à la proximité américaine avec “l’islam modéré” qui favorisa le mouvement des Frères musulmans et suscita une prise de distance des forces démocratiques ne partageant pas ses vues. D’autre part, la visite du président Donal Trump, en Arabie Saoudite (20 et 21 mai 2017) a attesté la redynamisation des relations américaines avec l’Arabie Saoudite et la réactualisation de la politique anti-iranienne. Qatar, qui tenait le rôle de relai du pouvoir américain dans la région, subira les effets de cet alignement. Ce qui explique son changement de statut dans l’alliance.

Les interventions des Etats-Unis sont mises à l’épreuve par le jeu russe en faveur de Bachar al-Assad, avec l’appui de l’Iran. La Turquie, favorable à l’islam politique appuie ses mouvances en Syrie et en Libye, tout en voulant contrôler les mouvements kurdes, fortement mobilisés contre Daech, avec le soutien américain.

L’aire du Golfe se recompose.

L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, imités par leurs alliés Bahreïn, Egypte, Yémen, Maldives, suivis par la Jordanie et la Mauritanie, ont rompu le 5 juin leurs relations avec Qatar, dont ils reprochaient le soutien apporté aux Frères musulmans et à des mouvances terroristes et la complaisance à l’égard du régime iranien, l’ennemi déclaré de Riyad. Pouvaient-ils obtenir le changement de sa ligne politique et la fin de son jeu de rôle, dans la cour des grands ?

Cinq jours après le choc de cette rupture, l’émirat chercha des soutiens à l’étranger. La Turquie qui dispose d’une base plutôt symbolique au Qatar – avec 150 soldats- a pris position en faveur de Doha. Que signifient ses promesses de soutien ? Il s’agirait plutôt de discours protocolaires, sans suite effective. La Turquie serait plutôt embarrassée, du fait de son appartenance à l’Otan. La Russie et l’Iran pourraient lui assurer une aide conjoncturelle pour conjurer l’embargo. Mais les rapports de forces ne permettraient pas de déchaîner les hostiles. D’ailleurs un rapprochement avec la Russie et l’Iran, qui transgresserait la démarcation géostratégique, conduirait à l’escalade.

Mais relativisons cette crise, vu l’absence de causes structurelles, même nature du pouvoir et économie de rente dominant dans les différents pays du Golfe. Concurrence des acteurs et des jeux de rôles, underground plutôt que sur les scènes publiques. Diagnostic pertinent de Khayrallah Khayrallah : “Qatar vaudrait-il se réconcilier avec l’évidence ou plutôt croit-il qu’il dispose d’une large marge manœuvre, lui permettant de continuer un jeu qui dépasse son poids réel, de sa menace de retrait du Conseil du Golfe, jusqu’à l’annonce d’ouvrir les portes de la coopération avec l’Iran et de compter davantage sur la Turquie ? ” (Al-Arab, 11 juin 2017). Fait d’évidence, il s’agirait plutôt d’un incident de parcours, qui pourrait rapidement être aplani.

L’arbre ne doit pas cacher la forêt. Fût-il occulté par les médias, par la crise avec le Qatar, plus spectaculaire mais bien moins importante ? Le conflit Iran/Arabie Saoudite affecte davantage la situation internationale. Il repolarise fortement la région et pèse sur différents champs de bataille : Yémen, Syrie, Irak etc. On a souvent évoqué un conflit plutôt théologique entre Sunnites et Chiites, qui aurait transgressé le vivre ensemble jadis dominant. Il s’agit, en fait, d’un conflit géopolitique qui alimente une vraie guerre froide idéologique. Mais l’exploitation de la démarcation théologique pourrait aggraver la situation et entrainer des dérives jihadistes. Prenons la juste mesure des risques guerriers de cette situation de tensions.

Le scénario militaire prévaut en Syrie et en Libye.

Les négociations annoncées sont sans effet. En Libye, le représentant des Nations Unies, Ghassan Salamé annonce la résolution de la crise par l’option de la négociation, le dialogue entre tous les protagonistes et la recherche du consensus. Or l’affrontement entre les troupes de Misrata et les forces du maréchal Haftar est d’ordre militaire. Il s’inscrit dans le conflit géopolitique régional : Egypte/Emirat contre Qatar/Turquie. Le gouvernement Faez Sarraj, fruit de l’accord de Skhirat est en situation de hors-jeu. Haftar, par contre a bâti une structure du pouvoir (Wolfram Lacher, « la fragmentation de la Libye se produit autour de la répartition des ressources », Le Monde, 21-22 mais 2017). Le mouvement Fejr al-Islam, qui domine à Tripoli est affaibli par l’annonce de la fin de jeu de rôle du Qatar.

En Syrie, la situation est plus complexe et la fragmentation bien plus grande. La guerre y a une dimension géopolitique régionale et internationale, aucun scénario de sortie de crise n’est à l’ordre du jour. Elle conforte le tragique statu quo de la guerre civile. Les négociations semblent être dans l’impasse. Participant activement à la lutte contre Daech, les forces kurdes sont devenues un acteur important en Syrie. Ils estimeraient volontiers qu’ils ont désormais un droit de regard sur l’issue, bénéficiant de la complicité américaine et de l’accord du régime. Par crainte du pouvoir turc d’une velléité de fondation d’un Etat kurde, Ankara a lancé, le 20 janvier, l’opération « Rameau d’olivier » visant à déloger de l’enclave syrienne d’Afrin les Unités de protection du peuple (YPG), accusées par Ankara d’être la branche en Syrie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation classée « terroriste » par la Turquie et ses alliés occidentaux. Cette velléité d’« invasion » de la Syrie suscite l’inquiétude générale, mettant en échec tout scénario de sortie de crise.

Egypte, Tunisie, le défi est électoral.

Concours de circonstances ou volonté délibérée, le président Sissi s’érige en candidat unique aux prochaines élections. Aussi la démocratisation annoncée par le départ de Moubarak et le chute du pouvoir des Frères musulmans est sérieusement mise à l’épreuve. En tout cas, le développement du terrorisme au Sinaï et la crise sociale ne la mettent pas à l’ordre du jour.

En Tunisie, le pouvoir post-révolution en place sous la troïka puis le gouvernement de l’alliance Nida/Nahdha, depuis 2014, a engagé avec succès la transition politique. Mais il ne put répondre aux attentes sociales, alors que la crise économique, le déclin du tourisme et le recul de la production dans les secteurs du phosphate, de l’énergie pétrolière et la fermeture de certaines usines, conséquence des grèves perlées, aliénent la gestion gouvernementale. L’anniversaire de la révolution s’est accompagné de vives protestations sociales, animée par le mouvement “Fech Nestannew” (Qu’est-ce qu’on attend ?), formé essentiellement par des jeunes. On dénonça les dispositions de la Loi de finances 2018, essentiellement l’augmentation de la TVA et ses répercussions sur les prix. Mais le problème est plus général et plus complexe : la baisse du pouvoir d’achat s’explique par la baisse du dinar et la pression fiscale.  La protestation sociale atteste une rupture entre la population et le pouvoir. Les régions déshéritées, qui attendent une promotion socio-économique, dans le cadre de la discrimination positive promise, réalisent que leurs attentes sont vaines et perdent patience. Les chômeurs, et en première ligne les diplômés sans emploi, s’engagent dans le mouvement protestataire. Il traduit le sentiment de désillusion et explicite la colère populaire.

La protestation sociale pourrait faire bouger les lignes, au sein des partis de l’alliance gouvernementale et des “micro-partis” qui fleurissent, à côté ou au sein de Nida Tounes. Les partis appréhendent les élections municipales. Ils craignent une défection électorale que les élections partielles pour la représentation législative en Allemagne, le 17 décembre 2017, ont attestée, confirmant la transgression populaire de la classe politique tunisienne.

Une situation à suivre de près dans chacune de ces aires instables.

KC Janvier 2018

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