La théorie mécaniste (Carole Stora-Calté)

 

Nous avons le plaisir de vous proposer ce texte Carole Stora-Calté(Diplômée Sciences Po – Sorbonne – Mines, en poste à la société de météorologie de France), qui s’intéresse à La théorie mécaniste, au fondement des représentations environnementales modernes et instrument de domination sur le monde. Elle y montre que depuis Descartes et Newton, nous avons été façonnés par une pensée mécaniste qui nous fait voir plus les éléments que les relations, ce qui nous empêche de comprendre la complexité actuelle. Nous la remercions vivement pour ce texte vivifiant. JDOK

 

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Résumé

Pour Lucia Dunn, professeur d’économie à la Northwestern University : « (les économistes) ont recours, dans leur travail, (à des) hypothèses de manière presque inconsciente. En fait, dans l’esprit de bon nombre d’économistes, il ne s’agit plus d’hypothèses, mais de représentations de la manière dont le monde fonctionne en réalité »1. C’est sur ce concept de représentations appliqué à l’environnement qu’il est intéressant de travailler, en considérant le système économique comme faisant partie d’un ensemble bien plus large qui inclut l’homme. Nous introduirons la notion de « représentations environnementales », c’est-à-dire des représentations de l’environnement prenant forme dans notre processus mental, pour envisager les rapports de l’homme à la nature.

Nous nous emploierons à montrer de quelle façon la vision socio-économique de notre société, que nous croyons objective, est profondément influencée par les théories élaborées par Descartes et Newton, révélatrices d’un certain rapport de domination au monde.

INTRODUCTION

La montée en puissance de la notion d’environnement apparaît comme un tournant majeur dans la façon de penser le monde et en particulier de penser les rapports de l’homme à la nature. L’environnement marque le retour en force de la nature que l’exploitation économique et technique avait masqué. L’environnement est désormais perçu dans un contexte large, qui inclut les perspectives sociale, économique et culturelle. Son étude ne se limite plus aux phénomènes physiques. Les sciences sociales deviennent intimement liées aux sciences de la nature. L’interdisciplinarité est requise pour saisir les interactions qui s’opèrent, car la notion d’environnement est surtout englobante, intégrante. En associant les disciplines, on jette les bases d’une nouvelle représentation du monde.

Notre analyse se placera donc sous l’angle de l’économie écologique, qui dépasse les méthodes d’analyse économique néo-classique appliquées à l’environnement, que sont l’économie des ressources naturelles et l’économie de l’environnement. L’économie écologique considère que l’environnement ne peut être analysée que de façon interdisciplinaire, le système économique faisant partie d’un ensemble bien plus large. Il s’agit, de façon générale, de l’écosystème auquel appartient l’homme.

Dans les interactions de l’homme avec l’environnement, il y a un échange permanent entre les mondes intérieur et extérieur. Au sein de la vision cartésienne mécaniste de la nature, les individus et les faits sont souvent considérés comme fonctionnant mécaniquement donc analysables objectivement. Il suffit donc, selon cette idée, de se départir des perceptions subjectives individuelles pour accéder directement au réel. Or ce ne sont pas tant les effets des stimuli externes sur notre système biologique que nos expériences passées, nos espoirs et nos objectifs qui déterminent les réponses que nous donnons à l’environnement. Nous façonnons notre environnement de manière effective car nous sommes en mesure de nous représenter le monde. Comme l’a fait remarquer A. S. Bailly en 1977, « l’explication des perceptions, des attitudes et des comportements des individus a été négligée »2.

Scientifiques ou non, nous percevons tous le monde à travers un filtre. Il faut cependant distinguer la « perception », qui est un acte instantané, de la « représentation », qui suppose une interprétation pouvant se produire a posteriori. L’étude des représentations environnementales, c’est-à-dire des représentations de l’environnement prenant forme dans notre mental, est donc indispensable pour comprendre les rapports de l’homme à son environnement, c’est-à-dire aussi bien à la nature qu’à la société dans son ensemble, et de fait les transformations socio-économiques qui peuvent se produire.

Nous nous emploierons ici à montrer de quelle façon la vision socio-économique de notre société, que nous croyons objective, est profondément influencée par les théories élaborées par Descartes et Newton, révélatrices d’un certain rapport de domination au monde.

 

La théorie mécaniste, au fondement des représentations environnementales modernes et instrument de domination sur le monde

 Avec la Révolution scientifique, la vision du monde cesse d’être holistique pour devenir essentiellement mécaniste. Ce bouleversement n’est pas arrivé par hasard, il est révélateur d’un changement radical des pratiques et des représentations de l’époque, dont nous pouvons largement mesurer les effets aujourd’hui : cela se fera sous l’impulsion de deux penseurs, R. Descartes (A) et I. Newton (B).

A- La transformation des représentations sous l’impulsion de l’idée cartésienne

C’est la question de la certitude qui jouera chez R. Descartes (1596- 1650) le rôle le plus décisif. Pour lui, la connaissance des lois de la nature est accessible à l’intellect sous la forme des mathématiques, sources de l’intelligibilité du monde. Pour cela, des idées claires et distinctes, soutenues par des démonstrations mathématiques, sont nécessaires. Et puisque ces idées claires, permettant de déterminer l’essence des choses, sont construites mentalement, alors les pensées constituent pour lui la première certitude de laquelle nous pouvons partir.

D’où sa célèbre formule Ego cogito, ergo sum (« Je pense, donc je suis »)3. En s’identifiant à ses pensées par le cogito, l’homme entre dans l’ère du mental. La société organique laisse définitivement place à la société individualiste centrée autour du sujet pensant. Or ce changement radical de représentations, d’un monde organique à un monde mécanique, a un effet majeur dans le comportement des individus vis-à-vis de leur environnement.

Comme l’explique C. Merchant : « L’image de la terre vue comme un organisme vivant et une mère nourricière servit de contrainte culturelle limitant les actions des êtres humains »4. Avec la vision cartésienne mécaniste, la manipulation et l’exploitation de la nature est permise sinon recommandée. Descartes partage avec Bacon l’idée de domination de la nature, affirmant que la pratique de la science permet de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »5. La volonté de puissance peut dès lors s’affirmer. Le début de ce XXIème siècle est encore teinté des couleurs de la philosophie cartésienne, avec un fort rationalisme et un matérialisme affirmé. Or, nombre de problèmes contemporains semblent provenir de la primauté qui leur est accordée, transmise notamment par l’éducation.

Le Prix Nobel d’économie F. A. Hayek ira même jusqu’à déclarer qu’un jour nous verrons certainement dans notre époque « une ère de superstition ». Pour autant, la méthode cartésienne s’est révélée extrêmement utile dans la mise en œuvre de projets de grande envergure technologique. L’usage de la raison, d’ailleurs, contribue de façon tout à fait essentielle à l’exercice de la liberté humaine. Cependant, la place exclusive accordée à la méthode cartésienne dans la démarche scientifique a conduit, pour reprendre F. Capra « à la fragmentation, caractéristique de notre mode de pensée général, de nos disciplines académiques et du réductionnisme largement répandu dans la science –la conviction que tous les aspects des phénomènes complexes peuvent être compris en les réduisant à leurs éléments constituants.»6.

Le cogito cartésien établit une division fondamentale entre le mental (res cogitans – « la chose qui pense ») et le corps (res extensa –« la chose étendue »). Selon W. Heisenberg, physicien fondateur de la mécanique quantique et auteur du principe d’incertitude, « cette compartimentation s’est profondément incrustée dans l’esprit humain durant les trois siècles qui suivirent Descartes et il faudra encore bien du temps pour qu’elle soit remplacée par une attitude réellement différente à l’égard du problème de la réalité »10. Pour Descartes, tout objet est quantifiable (nombre, magnitude, vitesse etc.) tandis que ses qualités sont vues comme étant issues du processus mental et non des propriétés de l’objet même. Le rationalisme de Descartes résout ainsi le problème de la certitude en établissant une science basée sur l’utilisation des mathématiques et qui tend à décrire (et non à expliquer) l’univers entier –qu’il s’agisse du corps humain, de son environnement ou du cosmos. C’est l’ensemble des disciplines qui seront influencées par les représentations environnementales cartésiennes. Pourtant, la physique du XXème siècle nous a démontré que toutes nos théories sont limitées et approximatives en matière de science.

Ce réductionnisme aura pour conséquence pendant longtemps qu’au lieu d’essayer de comprendre un système vivant comme un ensemble d’interactions, liant corps et esprit, on se bornera à n’en saisir que ses composantes. Au niveau du système social, il en est de même.

Le tout n’est pas la somme des composantes, l’intérêt est de saisir la logique qui les relie. Descartes a d’ailleurs reconnu lui-même que son programme était incomplet, étant dans l’incapacité de rendre compte de tous les phénomènes en un système unique basé sur des principes mathématiques. Malgré tout, sa description mécanique de la nature est devenue le paradigme scientifique dominant. L’analyse mécaniste ne sera que le développement de l’idée de Descartes.

B- … et de la concrétisation newtonienne

C’est I. Newton (1642-1727) qui concrétisera le rêve cartésien. La physique classique newtonienne fait la synthèse des travaux qui l’ont précédée pour aboutir à une formulation mathématique complète de la vision de la nature qui constituera un socle solide jusqu’au XXème siècle. Il élabore ainsi le calcul différentiel pour décrire le mouvement des corps solides, bien au-delà des méthodes précédentes de Galilée et de Descartes, et combine les découvertes de Kepler et de Galilée pour formuler les lois générales du mouvement régissant tous les objets du système solaire. Comme sa théorie peut tout décrire, elle s’impose rapidement comme la théorie correcte de la réalité. L’idée du monde-machine présenté par Descartes est désormais considérée comme prouvée par Newton.

La vision des mécanistes et de leurs successeurs se fonde sur la théorie que ce sont les choses et non les relations (comme dans la vision organique) qui forment la réalité ultime. Mais Newton reconnaît la contradiction de sa théorie. Les lois mécaniques de la matière passive, définies dans le Principia, sont insuffisantes pour expliquer les causes de la vie ou même tout simplement celles des actions violentes. Newton, ne pouvant se satisfaire de l’analyse mécaniste qu’il avait pourtant contribué à développer, a dû s’intéresser aux lois unificatrices à l’origine des processus biologiques. C’est cependant une vision mécanique non nuancée qui a souvent forgé la pensée occidentale. En effet, la théorie newtonienne basée exclusivement sur la logique rationnelle, du fait de son succès, s’est très vite répandue aux sciences naturelles, aux sciences humaines et à l’ensemble de la société. La philosophie cartésienne mécaniste, fondée sur les mathématiques, aura une influence notable dans l’ensemble des autres disciplines comme par exemple en sociologie, dans la littérature et en économie avec la pensée classique (même si J. S. Mill reconnaît déjà qu’en ce qui concerne les phénomènes sociaux « la multitude des causes est telle qu’elle défie tous nos efforts de calcul »7).

L’économie se veut appliquée sur ce modèle. Et même si la physique a tourné la page sur son passé, comble du paradoxe puisque c’est sur la physique que s’est fondée cette théorie, l’ensemble du système actuel (de l’éducation aux entreprises ou aux institutions) reste attaché à ces principes. Une réévaluation des théories et des systèmes de valeurs associées semble donc incontournable si nous voulons comprendre les faiblesses de notre société et y trouver des réponses adaptées. Dans ce sens, il sera nécessaire de travailler de façon croissante et transversale entre les différentes disciplines, en comprenant les liens qu’elles entretiennent et leurs fondements communs.

 

REFERENCES

1 Citation traduite de l’anglais. Lucia Dunn, Professor of Economics at Northwestern

University: “(economists) use (…) assumptions in their work almost unconsciously. In fact, in many economists’ minds, they have ceased to be assumptions and have become a picture of how the world really is.” (Dunn, 1980).

2 Cybergéo, revue européenne de géographie http://cybergeo.revues.org/22221

3 Descartes, R., « Discours de la Méthode », dans Descartes, R., Discours de la méthode suivi des Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 1845, p. 22. (Discours de la Méthode. Quatrième partie : Preuves de l’existence de dieu et de l’âme humaine ou fondements de la métaphysique). Voir sur

http://ia700208.us.archive.org/14/items/discoursdel00desc/discoursdel00desc.pdf ; ainsi que Descartes, R., Principes de la philosophie, Paris, Hachette, 1904, p. 111. (Principes de la philosophie. Première partie : Des principes de la connaissance humaine). Voir sur ftp://ftp.bnf.fr/568/N5684292_PDF_1_-1DM.pdf

4 Merchant, C., The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Harper and Row, 1989, p. 3

5 Descartes, R., « Discours de la Méthode », dans Descartes, R., Discours de la méthode suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 40. (Discours de la Méthode. Sixième partie : Choses requises pour aller plus avant en la recherche de la nature).

6 Capra, F., Le temps du changement, Monaco, Editions du Rocher, 1990, p. 52 et 53

7 Mill, J.S., Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique. (1843). Livre VI: De la logique des sciences morales. (Chapitre 2) Traduction française réalisée par Louis Peisse à partir de la 6e édition anglaise de 1865. Paris: Librairie philosophique de Ladrange, 1866.

4 thoughts on “La théorie mécaniste (Carole Stora-Calté)

  1. Bonjour et merci pour ce texte aussi intéressant que stimulant. Une question cependant, je ne comprends pas: s’agit-il d’une introduction à un ouvrage ou à un article plus approfondi publié en intégralité ailleurs ? Dans ce cas, auriez-vous des références à me transmettre ?
    Dans le cas contraire, je suis intéressé par des recommandations de lecture sur ce sujet ?
    Merci d’avance.

      1. L’ouvrage complet « Le nouveau paradigme écologique. Ou: les représentations environne-mentales en France et dans le monde » est désormais disponible sur https://shop.ouka.fr

        RÉSUMÉ :

        Y a-t-il vraiment un nouveau paradigme écologique ? C’est depuis la Révolution scientifique que la vision du monde a cessé d’être holistique pour devenir essentiellement mécaniste, en France et dans le monde occidental en général. À travers la mécanisation du monde, c’est le contrôle de et sur la société que nous avons pu établir. Ce bouleversement n’est pas arrivé par hasard, il est révélateur d’un changement radical des pratiques et des représentations de l’époque, dont nous pouvons largement mesurer les effets aujourd’hui. Mais l’histoire montre notre capacité à surmonter les problèmes que nous pose notre environnement, surtout en temps de crise…

        Livre imprimé, 108 pages, broché.

        2 formats disponibles: 27x19cm en dos carré collé (ISBN 978-2-9552150-2-9) ou 29,7x21cm en dos spirale (ISBN 978-2-9552150-1-2).

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