l’Union européenne face à la compétition sino-américaine (O. Sueur)

Nous sommes heureux d’accueillir cet article d’Olivier Sueur qui a longtemps travaillé à Bruxelles et connaît bine les arcanes de l’Union et de l’Otan. Merci à lui. LV

De l’économie libérale à la sécurité économique : l’Union européenne face à la compétition sino-américaine

Source : Le nouvel économiste

La compétition sino-américaine qui se déroule sous nos yeux s’exerce dans tous les domaines : stratégique, économique et technologique.

Elle bouleverse les projets des entreprises européennes en introduisant dans la même réflexion les manœuvres militaires autour de Taïwan, l’utilisation des flux mondiaux de biens et services comme outils de coercition et la mise en place de restrictions à l’exportation de technologies clés et à l’investissement dans les entreprises innovantes. Il s’agit d’une nouveauté à laquelle bien peu d’entités sont préparées car elle s’inscrit en rupture par rapport aux deux modèles antérieurs, à savoir celui de la guerre froide où l’interdépendance économique entre les deux blocs était faible et celui de la « mondialisation heureuse » (1990-2020) marquée par la cohabitation de l’économie et de la sécurité en deux sphères s’ignorant mutuellement. Nous sommes désormais dans un environnement où l’économie se retrouve intégrée à la sécurité nationale, de gré ou de force, la seconde tendant à imposer ses contraintes à la première.

Face à l’affirmation des positions des Etats-Unis et de la Chine, comment Union européenne, 3ème économie mondiale par le PIB, réagit-elle ? Les choix géopolitiques au niveau européen sont déterminants pour le développement économique des 27 pays membres, tant sur le plan industriel que commercial. Dans ce débat, la Commission européenne, forte de la compétence incontestée en matière économique et commerciale qui lui est conférée par les traités européens, s’est emparée du sujet. Cet allant communautaire se manifeste à travers deux événements récents : d’une part le discours sur l’Etat de l’Union prononcé par Ursula von der Leyen le 13 septembre 2023 devant le Parlement européen réuni à Strasbourg, et d’autre part la publication de la Stratégie européenne en matière de sécurité économique le 20 juin 2023 à l’initiative de la Commission.

Que nous dit Madame von der Leyen dans son discours, tenu alors même qu’elle plaide pour son renouvellement à la tête de la Commission une fois passées les élections de juin 2024 ? Elle remet en perspective la notion même de concurrence : « La concurrence n’est véritable que si elle est loyale. Trop souvent, nos entreprises sont exclues des marchés étrangers ou sont victimes de pratiques prédatrices. Elles font souvent l’objet d’un travail de sape par des concurrents bénéficiant d’énormes subventions publiques ». Et elle cite la Chine à quinze reprises pour illustrer son propos, dénonçant les pratiques déloyales en matière de panneaux solaires et de véhicules électriques, annonçant l’ouverture d’une enquête sur le prix artificiellement bas de ces derniers qui mettent en danger la filière automobile européenne, se félicitant des premières mesures prises en faveur d’une plus grande indépendance de l’Union européenne dans des secteurs critiques (énergie, semiconducteurs, accès aux matières premières, goulets d’étranglement des chaînes d’approvisionnement). Un non-dit existe et est présent dans tous les esprits : les Etats-Unis développent une approche similaire en matière de subvention en faveur des véhicules électriques à travers l’Inflation Reduction Act d’août 2022. Outiller l’UE permettra de rétablir un rapport de forces tant avec l’un qu’avec l’autre.

La conclusion de la présidente de la Commission ? « Cela montre pourquoi il est si important pour l’Europe de renforcer sa sécurité économique. Par le dérisquage et non le découplage ». Un véritable tabou est brisé ! Si la distinction entre Européens et Américains en matière de politique à l’égard de la Chine est connue – dérisquage pour les premiers et découplage pour les seconds -, la rupture politique réside dans l’introduction de la notion de sécurité économique dont c’est la première apparition dans un discours sur l’Etat de l’Union. Il convient de bien appréhender la portée de cette mention : si la Commission européenne dispose d’une compétence exclusive en vertu des traités en matière de douanes, concurrence, monnaie et commerce, elle n’a pas de compétence en matière de sécurité, au sens de la sécurité nationale, qui relève de chaque Etat membre et du Conseil de l’Union européenne statuant à l’unanimité lorsqu’un débat est porté au niveau européen. Cette répartition des tâches est un reflet de l’histoire de la construction européenne depuis 1957 et une conséquence du contexte dans lequel l’Union européenne a été créée par le traité de Maastricht en 1992, à savoir la fin de la guerre froide offrant la possibilité de bénéficier des dividendes de la paix. Les années 1990 ont vu la mise en place d’un système international reposant sur deux jambes : d’une part les Nations Unies et d’autre part la mondialisation de l’économie, ces deux jambes connaissant une vie propre et interagissant faiblement pendant 30 ans.

Or, l’arsenalisation de l’économie au bénéfice des intérêts de sécurité des grands acteurs étatiques mondiaux transforme cette équation. Comment y répondre ? Au niveau national au risque de l’incohérence entre Etats membres dont la capacité de résistance aux pressions extérieures s’avère pour le moins inégale ? Ou au niveau communautaire avec pour conséquence un nouveau transfert de compétences au profit de la Commission ?

Un exemple récent illustre parfaitement le dilemme actuel. Le 30 juin, 2023, le gouvernement des Pays-Bas a annoncé que les restrictions à l’exportation de technologies pour la fabrication de semi-conducteurs, décidées en mars sous forte pression américaine, commenceront le 1er septembre 2023 : il s’agit pour les Etats-Unis de couper à la Chine l’accès aux technologies de pointe de l’entreprise néerlandaise ASML, leader mondial du secteur. Trois remarques. Premièrement, ASML dispose de fournisseurs de composants situés dans l’UE, notamment en Allemagne (optique, laser, composants chimiques) : qu’en est-il en cas d’achats directs par la Chine ? Quelle cohérence de la politique suivie au niveau européen alors même que le marché unique favorise l’imbrication des entreprises°? Deuxièmement, les Pays-Bas n’ont évidemment eu aucune marge de manœuvre face aux Etats-Unis et n’ont rien obtenu en échange, ce qui pose la question de principe de l’autonomie décisionnelle européenne en matière technologique, qu’on soit en faveur ou non de la mesure présentée ici : c’est l’inverse de la politique commerciale qui relève de la Commission et pour laquelle Etats-Unis et Union européenne négocient pied à pied à l’image du conflit Airbus-Boeing. Une approche de « restriction à la découpe » technologique est-elle acceptable pour la 3ème puissance économique mondiale ? Troisièmement, si la Chine porte plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre la mise en place de ce nouveau contrôle à l’exportation, c’est la Commission qui devra défendre la mesure prise nationalement pour des raisons de sécurité, démonstration par l’absurde de la désarticulation de l’Europe en matière de sécurité économique.

La Commission européenne a bien entendu une réponse toute trouvée à cette problématique : le renforcement du volet communautaire de l’UE et donc de ses compétences par extension de la définition de l’économie. C’est l’objet de sa Stratégie européenne en matière de sécurité économique publiée le 20 juin 2023. Mentionnant 69 fois le concept de sécurité économique en 17 pages, le document identifie quatre risques principaux : « 1) la résilience des chaînes d’approvisionnement, 2) la sécurité physique et à la cybersécurité des infrastructures critiques, 3) la sécurité des technologies et les fuites de technologies, et 4) les risques d’instrumentalisation des dépendances économiques ou de coercition économique. Ces risques peuvent survenir tout au long de la chaîne de valeur, de la création de connaissances et de la recherche fondamentale à la commercialisation et à la fabrication à grande échelle ».

Trois axes de travail visent à répondre à ses risques :

  • a) la promotion de la base économique, de la compétitivité et de la croissance de l’Union (Stratégie industrielle de l’UE, règlement sur les matières premières critiques, paquet législatif sur les semi-conducteurs, …),
  • b) la protection contre les risques pesant sur la sécurité économique (instruments de défense commerciale, instrument anti-coercition, réglementation en matière de contrôle des investissements directs étrangers, contrôle export, sécurité de la recherche, …),
  • c) le développement de partenariats pour la sécurité économique dans une logique multilatérale (G7, G20, OMC, Global Gateway).

La Commission développe une vision d’ensemble, s’employant à mettre en cohérence de nombreuses initiatives décidées de manière ad hoc en réponse aux crises de la COVID-19 et de l’Ukraine ainsi qu’aux réglementations américaines visant les transferts de technologie vers la Chine. Cette approche globale, telle que présentée aux Etats membres, permettrait un rééquilibrage de la relation avec les Etats-Unis en matière de sécurité économique tout en protégeant l’économie européenne des menées chinoises. Il convient d’ailleurs de souligner que la Stratégie européenne en matière de sécurité économique se montre impartiale : ni la Chine, ni les Etats-Unis ne sont mentionnés.

In fine, la Commission européenne a lancé un pavé dans la mare des Etats membres en se saisissant des questions de sécurité par le biais de ses compétences économiques et commerciales. A travers sa Stratégie de sécurité économique, elle a l’immense mérite de soulever les bonnes questions afin de doter l’Union européenne des outils indispensables à la gestion de la compétition sino-américaine, afin d’en être un acteur et non un otage. Toutefois, elle se place désormais en avance sur les Etats membres dont la grande majorité n’est pas à ce niveau d’appréhension des enjeux mondiaux. Quelle sera leur réaction face à cette vision communautaire ambitieuse qui déborde sur leur définition de la sécurité nationale ? Une chose est certaine : le cadre dans lequel les entreprises européennes évoluent va profondément changer au cours des prochaines années. Un dialogue plus organisé entre la Commission européenne et les entreprises sur ces sujets est désormais nécessaire.

 

Olivier Sueur, conseil en affaires stratégiques et résilience, professeur à SciencesPo, chercheur associé à l’Institut d’études de géopolitique appliquée, ancien sous-directeur OTAN, Union européenne et ONU au ministère des Armées. Contact : olivier.sueur@osstrategie.fr

 

 

 

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