Bilan hebdomadaire (Ukraine) n° 12 (22 mai 2022)

La semaine qui vient de se passer a confirmé les ouvertures envisagées la semaine dernière (ici).

(source/ @pouletvolant3 sur Twitter)

J’évoquais la possibilité d’une phase 3 des opérations : il me semble en effet que nous soyons en présence d’un tournant de la guerre. Non que ce soit le dernier, mais il paraît suffisamment important pour que les positions politiques évoluent elles aussi, nous y reviendrons en conclusion.

La chute de l’usine Azovstal en est peut-être le symbole, même si sa signification tactique est relative. En effet, depuis plusieurs semaines la résistance des derniers combattants retranchés ne causait plus de réelles difficultés à l’assiégeant russe. Seul le symbole comptait. Or, même si cette résistance a été remarquable puisque personne ne s’attendait à ce qu’elle dure près de 85 jours, il s’agit malgré tout d’une défaite. Certes, nous autres Européens aimons toujours être du côté de David contre Goliath, nous autres Français aimons ces défaites glorieuses (Camerone, Bazeilles, Sidi Brahim), la réalité crue n’en est pas moins nette : c’est une défaite. Tactiquement, les UKR avaient disposé 3 brigades (12è, 56è & 36è) plus le bataillon Azov (voir carte du 28 mars de @jominiw) sans compter divers volontaires et miliciens : entre 5000 et 8000 h. Les Russes annoncent la reddition de 2450 soldats. Le chiffre paraît très haut.

Le CICR annonçait, au 2ème jour, avoir enregistré quelques centaines de prisonniers ; Il semble donc qu’au moins 1000h, peut-être 1500 h se soient rendus. Là n’est pas le plus important : en faisant de Marioupol un point de fixation, l’Ukraine a certes forcé les RU à y consacrer leurs efforts et à y perdre du temps, mais elle a perdu un volume de troupes entraînées assez important, de l’ordre de 3,5 brigades. C’est tout sauf une perte anodine. Les Russes peuvent désormais réarticuler leur dispositif dans le sud.

Front Nord : en début de semaine, il y a eu quelques échanges au NW de Kharkov, vers la ville de Sumy qu’on avait oubliée depuis fin mars. Les RU ont probablement voulu faire pression pour fixer quelques troupes UKR. De même, ils ont repris quelques villages au N de Kharkov. La semaine dernière, ils s’étaient repliés vers le nord et avaient même laissé les UKR atteindre la frontière. Cette reprise de terrain semble établir une bande de sécurité au sud de la frontière, de façon que les canons à longue portée UKR ne puissent atteindre la ville de Belgorod. La portée des meilleurs canons UKR est en effet de 40 km (voir carte).

De même, les RU auraient repris la tête de pont qui avait été signalé vers Vovchank. Les UKR conserveraient celle plus au sud, à Stary Saltiv, mais aucune activité n’est signalée sur ce point depuis une semaine. Ainsi, les RU auraient sécurisé le front de Kharkov et il n’y a plus de menace immédiate sur leurs lignes d’appro.

Front de Severodonetsk

Voici probablement l’endroit où les choses ont le plus bougé et permettent de parler d’une phase 3. En effet, les multiples pinces signalées la semaine dernière produisent des effets.

L’axe d’Izioum : la poche d’Oskil a été fermée, les forces UKR qui s’y maintenaient ayant opéré un repli tactique au sud de la Donets. Les RU ont pris les villages de Yaremivka et Synychyne et pèsent sur Studenok. Désormais couverts à l’E et à l’O, les RU qui ont massé une vingtaine de bataillons, peuvent relancer leur action au sud. Déjà, les premières préparations d’ART sont signalées dans la zone. Un peu plus à l’E, la situation de Lyman paraît très compromise. La ville est cernée au N, à l’E et au S par les RU tandis que les ponts sur la Donets, qui la relient aux forces UKR, seraient détruits. Toute la rive N de la rivière devrait bientôt passer sous contrôle RU. Le même sort attend probablement Severodonetsk. Le dernier pont qui la reliait à l’O (Pavlograd) aurait été détruit par les RU. Soit les UKR trouvent un moyen d’évacuer la ville, soit un long siège du style de Marioupol sera engagé.

L’Axe de Popasna. C’est ici que les développements les plus nets ont eu lieu. En effet, les RU ont exploité la percée faite dans le dispositif UKR qui était pourtant établi depuis 8 ans. Comme souvent dans une guerre de tranchées, une fois qu’on a franchi les trois lignes successives il n’y a plus de position de repli en arrière. Les RU ont donc poussé leur avantage vers l’O, le N et le S. Ils sont désormais aux portes de Soledar. Or, cette colline domine la vallée qui mène de Bakhmut à Siversk mais aussi la route qui va à Severodonetsk : celle-ci ne peut plus être approvisionnée, ni même Lyssytchansk. Tout le saillant est désormais sous les feux RU. Ces derniers ont également poussé au N vers Vrubivka (Zolote en passe d’être enfermé) et au sud au-delà de Troitske. Cette position permettrait de relier vers Horlivka en passant derrière les retranchements UKR.

Ainsi, la percée de Popasna est majeure car elle déstabilise tout le saillant nord-est du Donbass. Les RU sont en train d’amener des renforts et de consolider leurs positions, tandis que les UKR doivent rapidement établir des positions défensives sommaires sur les nouvelles lignes.

Dans le secteur de Donetsk également, les choses évoluent :

Les RU avaient percé vers Novoselika Druha (entre Horlivka et Donetsk). Ils sont en train de pousser plein nord vers Niu-York, le long de la vallée, là aussi avec un avantage terrain. De ce fait, toutes les positions établies face à Horlivka sont en danger d’être contournées.

Le front sud est resté globalement calme, avec des gains très limités des RU à l’E de Hulyaipole. Le front de Kherson n’a pas non plus bougé. Cependant, les échanges d’ART se sont poursuivis, vers Mikolaiev et au Nord. Il semble que les Russes veulent consolider leurs gains en établissant une 2ème ligne défensive, tandis que les UKR masseraient des troupes dans le secteur pour forcer les RU à déplacer leurs forces du Donbass vers la région. La zone doit donc être suivie avec attention dans la semaine à venir.

Appréciation générale militaire. Pourquoi parler d’une phase 3 ? Parce que les bombardements des RU depuis 8 semaines ont produit leurs effets. Que l’on pense à d’autres campagnes (guerre du Golfe, campagne du Kosovo, reprise de l’Irak du N) : les coalitions occidentales avaient lancé des campagnes aériennes qui avaient duré des semaines. Dans le cas présent, la RU a combiné ART et appui aérien (il ne faut pas l’oublier, il y a environ 200 sorties par jour) pour affaiblir les lignes UKR. Celles-ci étaient en effet retranchées depuis 8 ans en plusieurs lignes successives. La percée de Popasna permet aux RU de manœuvrer en arrière de ces lignes défensives. Alors que les progrès étaient jusque-là très lents (grignotage d’un village ici, d’un km là), on a assisté cette semaine à des progressions de 10 à 15 km.

Ne nous attendons pourtant pas à ces grandes campagnes très mobiles : les RU sont eux aussi fatigués et leur logistique n’est pas prête à ce genre de manœuvre. Pour autant, ils sont en passe de réussir à réduire le saillant de Severodonetsk (10 à 15 k h ?) mais aussi, dans un 2ème temps, de dégager Horlivka et Donetsk. Cela correspond à leur objectif annoncé de guerre (les deux provinces de Lougansk – quasiment achevé- et de Donetsk). Il restera alors le combiné de Kramatorsk et Slaviansk, agglomération de 200 000 h. Cet objectif ne paraît pas envisageable avant la fin de l’été.

Du côté UKR, la situation et plus sombre. Le système fortifié du Donbass est sérieusement fragilisé. Déjà, des villes paraissent abandonnées à leur sort (Lyman, SeveroD, Zolote). Il ne semble pas qu’un ordre de repli ait été donné leur soutien paraît désormais impossible. Ce sont autant d’unités qui disparaîtront de l’ordre de bataille de Kiev. Jusqu’à présent, la stratégie UKR a consisté à céder un peu de terrain et de forces pour gagner du temps, en espérant que les renforts occidentaux rééquilibreraient le RAPFOR. Cette stratégie demeure mais Kiev va devoir accepter des pertes qui vont entretemps aggraver ce RAPFOR. Surtout, la perte de positions défensives établies est beaucoup moins favorable à l’attrition de l’agresseur, qui se retrouve à égalité en rase campagne. La saisie par Moscou de positions géographiques dominantes est ici un atout à ne pas minorer.

Aussi entend-on diverses rumeurs : celle d’une C.ATT vers Kherson afin de divertir l’ennemi de l’effort principal en est une. Celle de l’établissement en urgence de lignes de défense vers Dniepropetrovsk ou Pavlograd en est une autre. Ce ne sont que des rumeurs mais la situation UKR est aujourd’hui moins brillante.

Appréciation générale politique : Cette situation dégradée se reflète dans un certain nombre de déclarations politiques : Le secrétaire à la défense Austin qui évoque un cessez-le feu, un éditorial du New-York Time évoquant les négociations, enfin la déclaration la plus récente du président Zelensky précisant qu’un retour aux frontières du 24 février serait déjà un but de guerre honorable. On est loin des ambitions précédentes qui évoquaient de reprendre le Donbass et la Crimée.

Ces ouvertures suggèrent que le temps de la négociation est peut-être revenu. Moscou n’y répondra que si son effort de guerre ne lui paraît plus soutenable. A court terme cependant, les RU devraient poursuivre leurs opérations pour confirmer leur avantage récent.

La guerre est loin d’être terminée. Je crains de devoir encore souvent vous infliger ces points de situation. Bonne semaine.

OK

Laisser un commentaire