Coopération industrielle avec l’Allemagne : comprendre l’intérêt de l’autre partie pour bien négocier

Voici une petite réflexion sur la politique industrielle et les déboires du fameux « couple franco-allemand ». Il résulte de nos propres observations et d’entretiens avec divers correspondants que nous remercions ici, sans pouvoir les citer. LV

La défense européenne passe notamment par une bonne entente avec l’Allemagne. Paris a fondé beaucoup d’espoirs sur ce sujet, reprenant le refrain du « couple franco-allemand », espérant qu’il suffise à décrire une réalité. Or, il semble y avoir loin de la coupe aux lèvres ; Passons sur les différends stratégiques (qui vont s’accentuer à la suite de l’élection de Joe Biden, les Allemands retournant à leurs vieilles habitudes) pour évoquer le sujet de la coopération industrielle de défense, qui manifeste quelques couacs. C’est valable dans quasiment tous les compartiments : sur le segment terrestre puisque le programme de char futur (MGCS) bat un peu de l’aile, l’alliance entre Nexter et Kraus-Maffei ayant été bouleversée par l’arrivée de Rheinmettal (voir par exemple ici) ; le secteur aérien puisque le projet de SCAF voit Dassault se rebiffer devant les projets de partage de valeur avec Airbus (Allemagne et Espagne) ce qui a suscité de vigoureuses mises au point (par exemple ici). Enfin dans le secteur naval, l’Allemagne évoquant l’achat d’avions de patrouille maritime P8 (américains) ce qui mettait à mal le programme franco-allemand MAWS (voir ici).

A chaque fois, Paris a joué les pompiers, essayant de trouver des solutions. Un fait demeure : il y a une attitude allemande en matière d’industrie d’armement qui ne se plie pas aux impératifs géopolitiques promus par la France et que la France croit partagés par Berlin. C’est que l’Allemagne a d’abord une géoéconomie avant d’avoir une géopolitique, et que son intérêt national passe par l’économie. Ce qui permet de proposer cette grille de lecture pour comprendre ce différend industriel bien plus structurel que ne le croient les stratèges parisiens.

Partons d’un postulat : il y a de fortes chances que l’on se trouve en fait devant une stratégie industrielle « industrialisante », absolument pas dictée par des intérêts géopolitiques « nationaux » ou de stricts besoins militaires opérationnels

  • Les intérêts géopolitiques sont réalisés par le truchement de l’Otan ou de l’UE, jamais par une recherche maximisée de succès national individuel. Au maximum les intérêts nationaux touchant au militaire ou à la partie la plus dure de la sécurité doivent être atteints en mode multilatéral et, à défaut, en mode transatlantique, si important pour l’Otan et l’UE (cf. les derniers propos révélateurs d’AKK).
  • Les besoins opérationnels des combattants ne sont pas primordiaux du moment que l’on évite toute forme de combat de haute intensité, sans pour autant (cf. point supra) mettre en danger son positionnement dans la seule alliance qui compte, l’Otan. De plus, le BWB (DGA allemande) et la Bundeswehr n’influencent pas aussi fortement les choix majeurs des décideurs politiques que leurs homologues français ou britanniques.
    • Codicille : Dans l’équilibre DGA-BWB / Armées, on observe outre-Rhin victoire par chaos du BWB qui a la « perfectionnite » aiguë d’où des surcoûts ou des ennuis fréquents avec les autres partenaires européens. Dernier exemple : l’A 400 M peut faire des manœuvres sous fort facteurs de charge (G), il peut quasiment faire des loopings, option fort intéressante lorsque vous avez 200 paras à bord ou 40 tonnes arrimés en soute… mais ce fut un des points concourant à la sur-sophistication du FADEC et du fonctionnement des moteurs.
  • Les considérations de parts industrielles en Allemagne (« Standort Deutschland»), appuyées et relayées par les gouvernements des Landers au niveau fédéral, pèsent lourdement dans la décision. Cela entraîne une approche différenciée selon le niveau de compétence industrielle.
    • Si l’Allemagne ne dispose pas de réelle compétence dans le domaine, elle peut acheter sur étagères ou s’ouvrir à n’importe quel type de coopération (coopération « ouverte / tout azimuth ») ;
    • Si l’Allemagne dispose d’une petite compétence ou d’industriels compétents pour une partie du programme, elle fera tout pour augmenter sa capacité industrielle, quitte s’il le faut, à s’éloigner de ses partenaires européens. Exemple le plus parfait au début des années 1960 : entre le Mirage ou le Starfighter, produit entièrement sous licence, Berlin fit le choix du « Faiseur de veuves » (dont le propre fils, pilote de chasse, du Ministre de la Défense lui-même) ;
    • Si l’Allemagne estime avoir une réelle compétence, elle engage des négociations très dures qui recherchent l’optimisation de sa part industrielle avec un « truc » systématique : négocier un pourcentage de retour industriel en fonction de commandes annoncées (toujours supérieur aux commandes réelles dans un rapport pouvant être de 25 à 40 pc, cf. A400M). Pour cela, l’Allemagne est prête à accepter des matériels de qualité moyenne : cf. le Tornado, élément intermédiaire entre le Starfighter sous licence bavaroise et l’Eurofighter : l’Allemagne monte en compétence de maîtrise d’œuvre et – surtout – développe sa capacité moteur (alors très en retard par rapport à Rolls-Royce ou à la Snecma/safran).
    • L’Allemagne peut enfin choisir de développer une filière industrielle stratégique, l’exemple du spatial étant éloquent : positionnement depuis 15 ans pour devenir premier contributeur ESA et « recoller » en contribution nationale individuelle à la France. Cette posture a porté ses fruits donnant naissance à un deuxième champion allemand, OHB (le « Matra » de Brème), permettant la nomination de Werner à la tête de l’ESA et laissant l’industrie allemande bien positionnée tout en ayant évité le choix de la pointe de diamant du renseignement. militaire, tout en se concentrant sur le dual (souvent en PPP), le PRS ou des composants pour des programmes militaires (EAU, Corée du Sud,…) – sera poursuivi dans la durée grâce aux rôles des :

Rappelons enfin quelques autres éléments :

  • Fondations qui créent petit à petit, sur certains sujets, un véritable consensus partagé entre l’échelon Fédéral, les Länder et les grandes « Verbands» (pas d’équivalent français exact depuis la disparition du Comité des Forges) ;
  • Rôle de l’Entité « Ministère Fédéral de l’Industrie / Recherche / Verband professionnelles » qui se focalise sur une capacité ou une filière, pas sur un projet « one shot » ;
  • Le consensus de la classe politique pour défendre le Standort Deutschland quel qu’en soit le coût social (cf. les réformes SPD de Schröder HARTZ IV).

Dans le cas présent, l’Allemagne se moque de filière PATMAR à deux titres : elle n’a pas de filière industrielle (la coopération, très limitée avec Bréguet, est oubliée) et ce n’est pas du tout un besoin militaire lourd pour elle. Les avions Patmar sont plus une contribution à la défense collective de l’Otan qu’un véritable besoin au vu de sa façade maritime donnant sur des mers fermées. Historiquement d’ailleurs, les missions des Atlantique(s) relevaient plus du SIGINT/ELINT que de la lutte anti-surface ou anti-sous-marine… et les Américains sont dans ce domaine incontournables.

De plus, elle est actuellement dans la position de pouvoir gagner à tous coups :

  • Si plusieurs Européens font le choix d’une plateforme Airbus elle profitera de sa part dans le consortium, même sans acheter elle-même l’appareil ;
  • … soit c’est sur un autre avion et, alors, pourquoi pas un avion américain (P8) qui remplacera les P3 néerlandais d’occasion qu’elle a déjà achetés. Elle montera dessus des moyens de guerre électronique et des torpilles allemandes ou européennes tout en s’étant créée un nouveau domaine de coopération transatlantique.

Bref, il est temps que les yeux français se dessillent. Faire de la grande politique, c’est aussi bien comprendre les réflexes mentaux de l’autre et comment il perçoit son « intérêt national ». Notre romantisme nous a souvent fait perdre.

LV

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