Nouveau rapport des forces dans la zone arabo-persique (Alain de Dainville)

L’amiral (2S) de Dainville est un fidèle lecteur. Il a posté l’autre jour un commentaire sous un de nos articles : nous lui avons logiquement demandé de rédiger un article qui reprenne ses vues : le voici. Première conclusion : n’hésitez pas à mettre des commentaires sous nos articles, nous savons saisir la balle au bon. Mais en attendant, merci à vous, amiral, pour ce texte passionnant. LV

Le prince héritier saoudien en voyage en avril 2018 aux États-Unis, -pays où il serait mal accueilli aujourd’hui-, identifiait ses préoccupations régionales sous la forme d’un « triangle du mal », composé du régime iranien qui veut répandre son idéologie extrémiste, le chiisme radical, ensuite de la Fraternité musulmane, autre organisation extrémiste qui veut utiliser le système démocratique pour gouverner les États et répandre insidieusement le «califat», et enfin des mouvements terroristes d’Al-Qaïda et de «l’État islamique» qui veulent dominer les Musulmans et le monde.

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Cette figure géométrique est une bonne introduction aux rapports de force dans la région.

A la première des pointes de ce triangle, l’Iran, une des puissances régionales peuplée des héritiers chiites des Perses, veut rivaliser avec l’Arabie Saoudite. Le royaume est soutenu ouvertement par Israël, plus timidement par les pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe qui redoutent un voisin trop puissant, enfin puissamment par les États-Unis acquis à sa cause, quelle que soit la sensibilité du locataire de la Maison Blanche. L’Iran adversaire désigné a, en l’attente d’une éventuelle capacité de dissuasion, développé depuis les années 2000 une nouvelle doctrine opérationnelle qui combine la guerre asymétrique avec une profondeur géostratégique complétée par deux piliers, la puissance des missiles et les factions qui agissent par procuration. Elles ont contribué à lui donner une « capacité de seconde frappe », pour punir les ennemis au-delà de ses frontières.

Le président Trump avait choisi de se retirer en 2018 de l’accord sur le nucléaire PAGC signé par son prédécesseur, et d’appliquer une politique de pression maximum pour retarder la montée en puissance iranienne. Il a imposé un embargo que les Iraniens ont su contourner en prenant le parti de la Chine. Il avait abouti ainsi à un résultat en contradiction avec sa priorité stratégique, le containment de l’Empire du milieu. Dans cette lutte contre la prolifération, indispensable à la stabilité, le nouveau président américain annonce vouloir rebattre les cartes, en négociant un accord de portée plus générale sur l’enrichissement de l’uranium, mais aussi sur le programme de missiles et la politique régionale, alors que Téhéran s’accroche aux termes de l’accord de 2015.

Les dirigeants saoudiens successifs n’ont jamais caché que si l’Iran avait la bombe, ils s’en doteraient, perspective intolérable pour Israël car elle menace sa survie. Ses généraux ont donc laissé fuiter la préparation de raids aériens, de même nature que ceux qui avaient frappé Osirak en 1981, justifiés par « « la légitime défense anticipée ». Le rapprochement avec les pays du Golfe facilite leur tâche par les nouvelles possibilités de survol et l’ouverture de terrains de déroutement.

Les Émirats et Bahreïn ont été les premiers à signer les accords d’Abraham de normalisation avec Israël, révolution stratégique qu’ont parrainée les États-Unis. L’Arabie Saoudite n’a pas suivi car la vieille garde conservatrice reste fidèle au plan de paix des pays arabes de 2002 pour régler le problème palestinien, dont les avancées proposées dans le « deal du siècle » s’éloignent sensiblement. Les États-Unis ont bien compris que le prince héritier saoudien était plus proche de leur point de vue. Ils ont donc intérêt à ne pas le lâcher dans la tempête qu’ils ont provoquée avec la communication ouverte du rapport sur l’assassinat de Jamal Khashoggi. Jo Biden a besoin du prince héritier, qui est dans le paysage politique saoudien le seul à pouvoir faire passer un rapprochement avec Israël. Avec l’accord d’Abraham, l’Etat hébreu renforce sa traditionnelle stratégie de Quality military edge, pour entrer de facto dans la course à la puissance et s’exposer un peu plus.

Les premiers califes avaient lutté contre deux empires, le perse dont on vient de parler, et l’ottoman. La Turquie semble vouloir réveiller ce dernier en étendant son influence dans les pays jadis sous emprise ottomane, par la course à la puissance régionale, mais également à la suprématie religieuse. Les actions militaires sont continuelles, venant des pays où s’agitent par procuration les « proxis » de l’Iran, avec en point d’orgue depuis 2015 la guerre du Yémen, dans ce pays qui pour les Saoud n’a jamais été un pays ni un ami mais un problème. Les incessants tirs de missiles balistiques sur le Royaume saoudien sont contrés par les Patriot alors que les drones de plus en plus nombreux passent au-dessous. Dans la mer Rouge, le golfe Persique, l’océan Indien et les détroits (à l’exception d’Ormuz), les attaques se multiplient : dans le Bab El Mandeb, une frégate saoudienne en est victime, à Djeddah un drone naval endommage sérieusement un « pétrolier », et dans toute la zone, des pétroliers de tous les camps sont touchés par des mines ou engins, et même un « bâtiment transporteur de voitures » appartenant à Israël percé de deux trous en février 2021. La présence militaire s’intensifie en mer, unités des riverains, des coalitions et même de la marine israélienne qui fait patrouiller en décembre 2020 un sous-marin lanceur de missiles sur le théâtre.

Au-delà des escarmouches verbales, la force vient rappeler que la tension monte dans la rivalité pour la suprématie.

La deuxième pointe, la salafiste djihadiste, et la troisième, celle des Frères musulmans, visent le monde sunnite.

Depuis 1986, en réaction à l’attaque de La Mecque réprimée en 1979, les rois successifs d‘Arabie Saoudite se proclament « gardiens des deux saintes mosquées », deux sur les trois. Mais leurs rivaux leur contestent ce rôle éminent, parce qu’ils n’appartiennent pas à la tribu du Prophète. De plus la pandémie du coronavirus interdit actuellement aux pèlerins d’affluer dans les villes saintes, ce qui n’était pas arrivé depuis la campagne de Bonaparte en Égypte. Les assertions américaines du rapport sur la mort de Khashoggi, condamnées par les autorités saoudiennes, n’arrangent rien. Il n’en fallait pas plus pour dynamiser les rivaux de la région, Frères musulmans et salafistes djihadistes pour tenter de dynamiter le caractère religieux du pouvoir saoudien et prendre la tête du monde sunnite. Les Israéliens pourraient voler au secours des Saoudiens s’ils signaient l’accord d’Abraham, car selon une hypothèse qui se chuchote dans les majlis, ils leur auraient proposé de s’impliquer dans la protection du troisième lieu saint de l’Islam, la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, permettant ainsi au roi de devenir le gardien des trois saintes mosquées de l’Islam.

Les salafistes djihadistes ne cessent d’intervenir dans le Royaume. Le dernier attentat connu remonte au 11 novembre 2020 dans le cimetière non musulman de Djeddah. Si les Saoudiens adoptent une attitude ambiguë avec Al Qaida, dont certains membres de la branche AQPA ont été incorporés dans les milices de la coalition luttant contre les Houthis au Yémen, ils combattent avec fermeté l’organisation de l’Etat islamique, avec l’aide des services américains. Cette collaboration peut expliquer le retrait de trois noms de Saoudiens, (dont au moins un est lié aux services de sécurité), de la liste des 76 premiers bannis du nouveau Khashoggi ban.

Les Frères musulmans, qualifiés d’organisation terroriste par le Royaume où ils comptent de nombreux sympathisants, sont soutenus par la Turquie et Qatar qui a accueilli leur quartier général quand l’Égypte les a chassés en 2013. Cette proximité a motivé l’interruption des relations diplomatiques pendant quatre ans avec Qatar. Leur reprise en 2021 pour amadouer Joe Biden, devrait conduire à un nouveau déménagement du quartier général des Frères vers Istanbul.

La rivalité avec la Turquie s’étend au Maghreb, au Machrek et plus généralement en Afrique. Les salafistes, de l’organisation de l’État islamique, d’Al-Qaïda, ou des Frères musulmans veulent profiter de la faiblesse des pays pour instaurer le califat chacun selon sa vision. Les djihadistes y trouvent un terreau plus fertile à leur action, que les Frères musulmans, qui compensent en noyautant les ONG. La Turquie y voit aujourd’hui une belle occasion de combattre le wahhabisme et de redevenir le phare du monde sunnite, comme le furent les Ottomans. Les jeunes Africains d’abord séduits et formés par le prosélytisme wahhabite, s’en éloignent avec le temps pour prospérer dans le salafisme djihadiste qui, financé par les trafics de la drogue et d’êtres humains, mine aujourd’hui les sociétés africaines.

Les Américains restent les garants de la stabilité au Moyen-Orient, accrochés au Pacte signé sur l’USS Quincy en 1945. Même s’ils ne dépendent plus du pétrole saoudien, ils veulent en contrôler le cours, et surtout faire barrage à la Chine qui n’est pas encore militairement prête à devenir un partenaire de substitution. Avec les Séoudiens, au temps du président Trump la relation était établie sur des bases personnelles. Elle semble s’institutionnaliser à nouveau, évoluer en apparence mais dans les faits se prolonger dans les habitudes, Trump parlait au roi d’Arabie, Biden en fait une position de principe, Jared Kushner correspondait avec le prince héritier, lequel s’entretient désormais avec Lloyd Austin le nouveau Secrétaire d’État à la Défense. La relance de l’accord nucléaire est annoncée mais elle est liée à une extension de sa portée, qui va compliquer la négociation. Et la loi d’urgence nationale à l’encontre de l’Iran est prolongée d’un an en mars. La divulgation médiatisée du rapport sur l’assassinat de Jamal Khashoggi, que l’administration Trump avait déjà abondamment fait fuiter, sème un trouble qui est aggravé par la communication maladroite qui l’entoure. Les mesures prises ne satisfont ni les durs démocrates américains, ni les acteurs saoudiens. Les Européens se retrouvent piégés puisque la communication avec le Prince héritier, bien placé pour succéder à son père, leur est de facto retirée. Qu’ils essaient et les ONG qui se réclament du droit-de-l’hommisme, contrôlées de Washington viendront les rappeler à l’ordre. La relation de l’Occident avec l’Arabie Saoudite est redevenue une exclusivité américaine.

Avec cet épisode malheureux la nouvelle administration américaine a érodé son capital de confiance avec les pays du Moyen-Orient dans ce rapport de force et permet à l’Iran de s’enhardir. On attend avec impatience la suite des nouvelles aventures de l’oncle Sam au pays de l’or noir.

Alain d’Oudot de Dainville

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