La Vigie n°1 – Les ennemis de mes ennemis sont mes ennemis | Fatigue Stratégique

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Les ennemis de mes ennemis sont mes ennemis

Le Groupe État islamique (GEI) a réussi une performance absolument remarquable, exceptionnelle à ce point dans l’histoire : être ennemi avec tout le monde, sans exception, et n’avoir aucun allié. Ainsi, le GEI fait aussi la guerre aux jihadistes syriens du Front Al Nusrah alors qu’on aurait attendu un certain ménagement tactique. Une position aussi dure et radicale devrait logiquement susciter la coalition de tous ses ennemis, qui devraient normalement s’unir pour l’abattre. Or, la coalition réunie par les Américains paraît bien maigrichonne puisque ne sont disposés à frapper réellement que Français, Canadiens, Néo-zélandais et désormais Anglais et Danois. Il se dit que quelques avions du Golfe ont participé, saoudiens ou émiratis. Mais si l’on compare avec les coalitions précédentes assemblées à l’occasion de la Première Guerre du Golfe et de la Deuxième, le résultat fait peine à voir.

Beaucoup d’ennemis, mais peu déterminés. En effet, le GEI se trouve au cœur d’une constellation compliquée de défiances et de haines. Son projet de remise à plat des frontières issues de la fin de l’empire ottoman et établies principalement dans les années 1920 heurte la stabilité espérée de tous les acteurs. Mais ceux-ci ont également d’autres calculs qui les empêchent de s’allier. En effet, la règle souvent citée pour expliquer le cynisme de la géopolitique (les ennemis de mes ennemis sont mes amis) ne s’applique pas au GEI. Celui-ci n’a que des ennemis mais ceux-ci se haïssent allègrement ce qui lui donne des marches de manœuvre. La Syrie d’Assad les favorise pour qu’ils deviennent le seul ennemi du régime. L’Irak à dominante chiite demeure perclus des calculs des différentes communautés (chiites, sunnites et kurdes) pour réellement s’unir contre le calife de haute-Mésopotamie. L’Iran les combat mais ne veut pas que les Kurdes en profitent pour prendre leur indépendance, casser l’Irak et soulever la question des minorités en Perse. La Turquie les a soutenus contre le régime d’Assad mais s’est trouvée fort marrie lorsqu’une cinquantaine de ses diplomates s’est trouvée prise en otage. L’Arabie et les principautés du Golfe ont longtemps soutenu en sous-main les différentes sectes jihadistes, dont le GEI, afin de faire pièce à l’ennemi iranien et à l’établissement d’un possible arc chiite. Les Kurdes les combattent même si c’est l’occasion de manifester au grand jour les luttes entre les différentes factions politiques qui les traversent, entre soutiens de Barzani en Irak et adeptes du PKK en Turquie (les uns s’entendant parfaitement bien avec le pouvoir à Ankara quand les autres s’y opposent) : Un Kurdistan indépendant ne poserait pas seulement d’énormes difficultés à l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie mais aussi aux Kurdes eux-mêmes.

Ainsi, la situation est odieusement compliquée. Elle se simplifie en considérant que si tout le monde reproche quelque chose au GEI, rares sont ceux qui le lui reprochent avec la même insouciance envers les conséquences du combat. Le GEI ne pense qu’au califat, considère que tous les moyens sont bons, ne tolère aucune déviation et entend établir son ordre par la violence, par l’extrême violence au besoin. Tout est subordonné à l’avancée de la cause et le jihad est pris dans un sens littéral qui a peu à voir avec l’effort spirituel dont nous parlent les théologiens musulmans. Il s’agit d’un jihad inspiré par une vision reconstruite de l’histoire, celle de la première expansion de l’islam par le sabre. Alors l’islam triomphait et il s’agit donc de reprendre la méthode qui a installé la puissance, avant toues les humiliations ressenties depuis, notamment en ce maudit XXème siècle. La force crée le nouveau droit, voici la seule règle lorsqu’il s’agit de se tailler un empire (pardon, un califat) à coups de sabres.

Le raisonnement vous paraît frustre ? Peut-être, mais il est efficace surtout quand d’autres sont plus subtils, ont plus d’objectifs, ménagent plus d’alliances, envisagent d’autres pertes. D’autres sont moins simples mais du coup, ils perdent. Bien sûr, ils considèrent qu’il s’agit là d’une perte temporaire, qu’elle frappe d’autres (ici les chiites, là les Kurdes, ailleurs les Assadiens) et qu’à tout prendre, si l’autre perd aussi alors ma propre défaite n’est pas si grave.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand, disait Vialatte. Ainsi en tout cas que le GEI progresse. La communauté des stratégistes se divise en deux camps : ceux qui le voient disparaître par usure, ceux qui le voient s’enraciner. Sans trancher le débat, constatons qu’il ne paraît pas destiné à disparaître sous la violence des coups qui lui sont assénés.

Qui est prêt, en effet, à combattre ? Les Kurdes, par nécessité, surtout ceux d’Irak. Les Iraniens probablement, afin de soutenir le camp d’Assad. Éventuellement les Russes, toujours prêts à combattre l’extrémiste islamiste. Pas les Saoudiens malgré la menace que le califat fait peser sur le ressort religieux du royaume (gardien des lieux saints). Pas les Turcs qui voient surtout les opposants d’Assad et ceux du PKK. Quant aux Occidentaux, ils y vont du bout des ailes : surtout, ne pas s’embourber. Bien sûr, faire de grandes déclarations sur le « terrorisme », surfer sur les inquiétudes provoquées par les « retournants », lier les actions extérieures aux scènes politiques intérieures : communiquer, ça, oui. Parler de « guerre » surtout quand on ne veut pas la mener, employer des mots en refusant leur réalité, être plus subtil que ces barbares si frustes qui égorgent leurs adversaires et font la guerre qu’ils disent : bien sûr.

Au fond, tirer prétexte de ce chaos pour manifester plus qu’agir, voici quelle paraît être la posture des défenseurs de la « communauté internationale » qui n’ont pas plus envie d’y aller que les États locaux. Le GEI, des ennemis ? oui, bien sûr. Mais il est probable qu’il s’agisse plus de mots que d’une réelle volonté.

Car la guerre, la vraie, est affrontement de volontés. Elle est utilisation de la force pour faire valoir son droit. Elle désigne l’ennemi non pour employer un mot, mais pour l’affronter au combat. A cette aune, qui est l’ennemi du GEI ? A-t-il autant d’ennemis que ça ? N’a-t-il pas trouvé des complices tolérants sinon actifs ? La situation est donc-t-elle si embrouillée que les bonnes vieilles règles de la géopolitique ne s’appliquent plus ? A défaut d’amis, le GEI a trouvé des indifférents qui s’en remettent au destin, à la grâce de Dieu. D’autres sont des concurrents qu’il s’agit de convaincre par les armes, puisque la guerre est une ordalie (J. Guitton). Les autres sont des impies, un ensemble indéterminé qui affirme peut-être sa diversité mais doit être considéré comme un tout qu’il faut convertir ou tuer.
Au fond, il ne s’agit plus de savoir qui sont les ennemis de mes ennemis mais d’affirmer « Qui n’est pas avec moi est contre moi ». Cette règle simple s’oppose à des calculs trop subtils qui n’ont plus que des effets délétères.

Qui donc a dit que l’Orient était compliqué ?

Fatigue stratégique

Faut-il l’exprimer clairement ? Une véritable fatigue stratégique a gagné la France et ses voisins européens. Après les opérations d’Afghanistan, du Liban, de Côte d’Ivoire, de Libye, du Mali, celles contre la piraterie, l’opération Sangaris en RCA a paru à certains comme l’opération de trop. Et nous avons été bien seuls ou presque dans ces derniers combats.

Pour bien des puissances anciennes, une ère historique d’intervention semble s’achever, dans les soubresauts militaires de la première décennie du XXIe siècle. Certes les engagements sont aussi durs qu’hier mais ils sont moins décisifs ; les champs de bataille se sont déplacés à mesure que les causes des conflits se diluaient et que les acteurs de la violence se diversifiaient. La grammaire stratégique jusqu’ici en vigueur, avec sa rhétorique de duels armés, son cadre juridique et sa boîte à outils technico-opérationnelle, semble s’être périmée depuis la fin de la guerre froide. Non que les tensions entre les peuples ne puissent plus être régulées par les armes mais parce que les tensions intra étatiques ont pris le pas sur les guerres interétatiques et que la géo-économie prévaut sur la géostratégie. Des guerres civiles aux guerres nationales, des guerres idéologiques aux guerres économiques, le temps semble s’être emballé. Le succès, la victoire, les gains et les pertes se pèsent désormais sur d’autres trébuchets et s’analysent avec d’autres critères.

Chacun propose son explication de ce phénomène qui bouleverse l’art de la guerre et le rapport des forces. Laissons chacun ranger les facteurs qui y ont contribué dans l’ordre qu’il perçoit. (On se souvient de multiples tentatives en la matière ; voir J. Dufourcq « Penser la guerre au XXIe siècle : des combats sans guerre ? » in La Fin des Guerres Majeures,). Le phénomène avait été prédit par le général Beaufre il y a 50 ans dans sa fameuse Introduction à la stratégie : « alors la grande guerre et la vraie paix seront mortes ensemble » disait-il de l’arme nucléaire dans la guerre. C’est chose faite aujourd’hui.

Le temps n’est plus à décrire cette réalité mais bien à en tirer les conséquences.

Car deux dilemmes majeurs se présentent désormais qu’il faut analyser et intégrer dans une stratégie d’ensemble, une stratégie durable. Voilà le défi de cette période confuse de Crise des fondements, selon la formule du général Poirier. Et là est sans doute la cause de cette grande fatigue stratégique qui affecte tous les États hier familiers de la puissance, de ses règles et de ses effets. Pour la France, si jalouse de son destin, la période est décisive si elle veut garder, autant que faire se peut, la main sur son destin.
Voyons cela, qui constitue un vrai programme d’analyse stratégique.

Premier dilemme : faut-il prolonger par tous les moyens la période stratégique antérieure et confiner l’avantage de ses vertus au sein d’un camp occidental habitué à conduire les affaires du monde ? Faut-il stopper ou accélérer cette glissade stratégique majeure de la dérégulation de la planète? Restaurer la primauté de la géostratégie ou s’adonner aux bénéfices de la géo économie ?
Second dilemme lié au précédent: pour défendre nos intérêts, faut-il restaurer une nouvelle modalité de l’ordre ancien ou identifier de nouveaux champs de puissance? S’abandonner à la tutelle protectrice du plus puissant du moment ? Ou se rapprocher d’autres acteurs pour rechercher des gains dans des espaces prometteurs, en faisant mieux valoir nos atouts ? Et alors contribuer à façonner une nouvelle syntaxe stratégique qui nous avantage et à tout le moins nous ménage ?

Pour résoudre ces dilemmes, plusieurs conditions sont nécessaires que la pression politique actuelle rend difficile à réunir.
L’urgence est aujourd’hui à la clairvoyance du pays et pour cela il faut faire retour à la racine de la légitimité politique qui est le peuple français, première condition. Car c’est en son nom que se prennent les décisions, lui seul mandate l’exécutif. C’est lui qui demande des comptes car c’est lui qui paie les erreurs d’appréciation faites. Où en est-il ? Chaunu disait comme une boutade que le peuple français était lassé de la grandeur et qu’il aspirait à prendre une retraite bien méritée après une histoire chargée. Là est donc un premier axe d’effort. Il faut enrôler à nouveau les Français dans leur histoire en leur proposant un projet de consolidation mais aussi de promotion de leurs intérêts et de leurs valeurs, un projet d’adaptation de l’exercice des responsabilités qu’ils ont héritées du passé de la France. C’est là l’affaire de la démocratie et la tâche première de nos élites politiques. Ils ont la lourde charge du projet stratégique et l’obligation morale de la clairvoyance et de la volonté. Leur légitimité est à ce prix.

Seconde condition, la lucidité dans l’analyse des vulnérabilités du pays est essentielle. Aujourd’hui, ces vulnérabilités semblent procéder plus de l’effondrement du lien social, de la cohésion nationale que de menaces extérieures. On table sur la résilience du pays mais sans remédier assez aux tensions multiples qui affectent les principes républicains ; pour certains, la fraternité est prise en otage par la tyrannie conjuguée de la liberté et de l’égalité. L’alerte sur la pression sécuritaire extérieure, l’entretien de la mémoire patriotique du passé ne peuvent servir de paravents au nécessaire chantier de la modernisation du contrat social qui lie le citoyen à l’État. Ce dernier qui avait le monopole de l’intérêt général et la charge de l’incarner, tiraillé entre des pressions contradictoires, peine à incarner un récit collectif rassurant, qui mettrait le pays à l’abri des dangers. L’appel à lutter contre l’ennemi intérieur est à cet égard inquiétant même si la mobilisation générale des Français pour leur sécurité est un impératif vital. Lisez pour vous en convaincre le très récent et très pertinent essai d’Elie Barnavi, Dix thèses sur la guerre et notamment sa troisième thèse.

Troisième condition, celle de la cohérence entre ces vulnérabilités ressenties et la part de la richesse nationale affectée à notre sécurité. Quelle part faut-il consacrer à l’implication renouvelée des Français dans les tâches d’intérêt général et de refonte du tissu social, à la mise en garde du pays contre les dangers extérieurs et enfin à la contribution active de la France à l’ordre et à la sécurité internationales ? Quelles priorités affecter à ces facteurs ? Comment distribuer nos efforts ?

Quatrième condition, régionale celle-ci, car fondée sur la communauté de destin qui nous lie à nos voisins. Y a t-il une alternative à l’entretien de la communauté d’intérêts et à la solidarité régionales? Nous avons expérimenté des siècles durant la compétition et la confrontation et nous savons le prix qu’elles nous ont coûté. La construction européenne a été imaginée pour y mettre fin après les épisodes tragiques du XXe siècle. Mais le modèle d’Union européenne censée incarner l’intérêt général européen semble en faillite, doublement enrôlé qu’il est par un libéralisme mondialisé et un atlantisme étriqué. L’Europe dite de la défense en a fait les frais. Ce modèle peut-il évoluer, voire même être réparé ? Quelques-uns le croient encore. Mais l’incantation n’y suffira pas, pas plus que la référence à un Occident rêvé (Avez-vous lu l’essai de Régis Debray et Renaud Girard Que reste-t-il de l’Occident ?, qui complète le passionnant Du ciel à la terre du même Debray mais avec Zhao Tinyang cette fois).

Un autre voisinage nous oblige, celui de la Méditerranée ; il est aujourd’hui aussi problématique et aussi prometteur. Nous devons contribuer à sa stabilisation, non comme Européens préoccupés par un Sud effervescent mais comme Méditerranéens co-responsables de son développement maîtrisé. L’actuelle période de turbulences arabo-musulmanes doit nous conduire à interroger cette autre communauté de destin qui concerne les racines identitaires d’une bonne partie de nos compatriotes. Se barricader, se retrancher en abandonnant nos voisins maghrébins et africains de l’Ouest aux convulsions de la période serait une vision de courte vue. Y prendre résolument notre part de responsabilité permettra d’activer une complémentarité socio-économique naturelle capable de favoriser une mondialisation plus heureuse et plus féconde dans la région.

Tous ces voisinages géopolitiques de la France sont aujourd’hui perturbés par les dynamiques financiarisés et transétatiques de la géo-économie mondiale, notamment celles de l’énergie, qui prévalent sur les intérêts des peuples et leurs proximités civilisationnelles. Pour aborder la seconde partie du XXIe siècle, il faut promouvoir la cohérence d’un pôle organisé d’un milliard d’habitants de l’Atlantique à l’Oural et du Cap Nord au Sahel. Voilà ce que suggère une analyse rationnelle à véritable portée stratégique et gain optimal pour la France.

*

Pour résoudre ces dilemmes et réunir ces conditions, il faut restaurer l’analyse stratégique, une analyse indépendante qui sera libérée des modes académiques de la science politique anglo-américaine et des influences des cabinets de lobbying des créateurs de valeurs. C’est une exigence absolue si l’on veut garder dans nos mains les clés de l’avenir de la France et préserver une marge suffisante de liberté d’action. Pour cela, il faut se fier aux principes de nos stratèges d’hier et promouvoir une génération de chercheurs militaires et civils capables d’explorer les options qui s’offrent au pays pour défendre ses intérêts, assumer ses valeurs et exercer ses responsabilités, selon la formule consacrée. Alors ce moment de fatigue sera dépassé et le récit français pourra reprendre sa route singulière.

Vigie du 13 octobre 2014. Pour lire les textes complets, n’hésitez pas à vous procurer la version pdf ou à vous abonner !

3 thoughts on “La Vigie n°1 – Les ennemis de mes ennemis sont mes ennemis | Fatigue Stratégique

  1. Excellente analyse qui sort des sentiers battus. En fait et pour résumer grossièrement, il faut restaurer la Nation (française pour nous), puis l’Etat et on pourra parler après de l’Europe (frontières à définir mais forcément avec la Russie incluse). Le monde occidental n’étant pas l’Europe, puisque historiquement (dans l’histoire contemporaine) tirée par les Etats-Unis qui représentent une force centrifuge dangereuse pour l’Europe. Cependant ces restaurations se heurtent, en France du moins à deux problèmes : (1) il faut des hommes d’Etat qui ne peuvent émerger aujourd’hui du (2) système démocratique à bout de souffle, lequel démontre tous les jours son incapacité à posséder une vision à long terme, puisqu’il repose sur des élections de toujours très court terme… Alors, quelles solutions ?

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