Bilan hebdomadaire n° 78 du 17 décembre 2023 (guerre d’Ukraine)

Les affaires ne se sont pas arrangées pour Kiev depuis le mois dernier. L’effritement militaire se poursuit, les soutiens Occidentaux s’affaissent, les rivalités politiques intérieures s’affichent. Le tournant annoncé le mois dernier se confirme.

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Déroulé des opérations militaires

Les frappes russes de missiles et drones de longue portée ont repris dans la profondeur. Les effets sont difficiles à évaluer mais il semble que la DSA ukrainienne peine à en abattre autant que l’année dernière, peut-être à cause d’un manque de munitions. La défense sol-air ukrainienne reste à la peine.

Simultanément, les salves ukrainiennes lancées notamment contre la péninsule de Crimée paraissent faire moins de dégâts, la Russie ayant amélioré son dispositif de défense. Pour autant, on se souvient que les Ukrainiens, à la fin de l’été, avaient lancé plusieurs opérations dans une sorte de contournement méridional des fronts. Cela avait fonctionné puisque la flotte russe de la mer Noire s’est mise à l’abri ce qui a permis aux Ukrainiens d’organiser un fil logistique, le long des côtes occidentales de la mer Noire, leur permettant d’exporter par la mer un peu de leurs céréales. C’est au fond le principal succès ukrainien cette année.

Front de Kherson. Depuis l’été, les Ukrainiens s’entêtent à tenir une zone réduite à hauteur de Krinski, sur la rive gauche du Dniepr. Officiellement, il s’agit de maintenir la pression sur ce secteur occidental. Les Russes contrôlent la situation avec des troupes visiblement de second rang, suffisantes pour fixer cette micro-tête de pont. Personne ne voit comment les Ukrainiens pourraient en tirer avantage.

Front sud : Les Ukrainiens avaient lancé leur contre-offensive sur trois secteurs sur ce front sud. A l’ouest, à Kamianske, la situation n’a pas bougé depuis des semaines. Au centre, à hauteur de Robotyne, les Russes ont resserré le saillant qu’avaient obtenu les Ukrainiens. On observe depuis quelques semaines un très lent grignotage de la part des Russes : ils sont désormais aux abords immédiats de Robotyne (sud et ouest) tandis qu’à l’autre bout de la poche, ils repoussent les positions ukrainiennes à l’ouest de Verbove. A l’est, à hauteur de Velyka Novosilka, on n’observe pas d’activité depuis le début décembre. Les Ukrainiens tiennent Staromaiorske et Urozhaine tandis que les Russes contrôlent les deux mouvements de terrain de part et d’autre. Enfin, à l’extrémité du secteur, la situation reste stable à Pavlivka et Vouhledar.

Front de Donetsk. Depuis le dernier point de situation, les Russes ont pris la ville de Marinka, qu’ils cherchaient à conquérir depuis le début du conflit. Ils avaient pris 80 % de la ville mais les Ukrainiens tenaient le reste. Or, ils ont dû lâcher leurs dernières positions. Simultanément, les Russes ont poussé au sud dans deux directions : depuis Marinka vers Pobjeda et depuis le sud de Donetsk vers Novomykhailivka. (carte https://twitter.com/Pouletvolant3/status/1736319737133400509/photo/2). Cette manœuvre permet non seulement de dégager tout le sud-ouest de Donetsk mais aussi de pousser contre la route 05 qui dessert Vouhledar, plus au sud. L’objectif de court terme est limpide : réduire tout le saillant sud-est des Ukrainiens de façon à établir une nouvelle ligne de front entre Grand Novosilka et Kourakhove, en suivant grosso modo la petite route départementale entre les deux localités. Vouhledar serait ainsi prise par le nord.

Plus au nord, c’est Avdivka qui attire tous les regards. Rappelons que ce faubourg au nord-ouest de Donetsk était tenu depuis 2014 par les Ukrainiens qui s’y étaient retranchés. Longtemps, on a cru que ces fortifications tiendraient. Or, depuis la fin de l’été et l’échec manifeste de la contre-offensive, c’est à cet endroit que les Russes ont décider de lancer leur effort principal. Pour cela, on peut décomposer leur action en deux phases : tout d’abord, un effort au sud (Vodiane et Siverne) et surtout au nord, vers Kranoshorivka. A cet endroit, les Russes ont lentement progressé, prenant tout d’abord les points dominants entre les deux voies ferrées. https://twitter.com/Pouletvolant3/status/1736319737133400509/photo/1. Une fois le terril de la cote 230 saisi, ils ont poursuivi leur effort sur l’ensemble du dispositif, notamment au sud-est puisqu’après avoir percé la ligne fortifiée ukrainienne, ils ont depuis conquis la zone industrielle au sud et sont désormais aux lisières résidentielles du bourg d’Avdivka proprement dit. De même, à l’est de la ville, ils descendent de la cote 230 et de Kamianka vers les étangs à l’est de la ville.

Aujourd’hui, les Ukrainiens tiennent encore la ville mais paraissent extrêmement contraints. Ils semblent avoir engagé leurs réserves et la ligne de vie logistique qui mène au cœur du bourg est très menacée. La ville devrait tomber : tout l’enjeu désormais est de savoir quand. Nous retrouvons ici les mêmes interrogations du début de l’année à propose de Bakhmout. Mais l’offensive vers Soledar avait commencé mi-décembre tandis que celle contre Avdivka a début plus de deux mois plus tôt. La question demeure pour les Ukrainiens : que faut-il sacrifier pour tenir à Avdivka ? dans quel objectif : attrition russe (de moins en moins certaine) ? ou temps gagné pour installer des lignes de défense dans la profondeur ?

En remontant vers le secteur de Bakhmout, les Ukrainiens avaient au cours du mois de novembre pris quelques carrières à hauteur d’Horlivka. La plupart ont depuis été reprises par les Russes, sans que ces combats ne soient vraiment significatifs.

Front de Bakhmout : La ville de Bakhmout a refait parler d’elle. On se souvient qu’à la fin de l’été, les Ukrainiens y avaient tenté des actions, prenant notamment au sud la bourgade de Klichkivka, poussant la ligne jusqu’à la voie ferrée d’Andrivka. Certains évoquaient à l’époque l’encerclement de la ville et sa reprise à terme. Depuis novembre, les Russes sont repartis à l’offensive, notamment au centre : ils ont ainsi pris le village de Khromove et ont atteint la route qui, longtemps, servit de ligne logistique aux défenseurs de Bakhmout. Ils sont aujourd’hui aux lisières nord d’Ivanivske non loin de Bogdanivka. Ils cherchent à s’établir sur la hauteur de Chasiv Yar, le canal du Donbass pouvant servir de ligne à atteindre.

Simultanément, ils ont repris les opérations au sud, notamment sur la crête dominant l’ouest de Klichkivka, là aussi en direction du canal : cette bourgade devrait retomber entre leurs mains. Mais c’est au nord du front, dans le secteur de Soledar, que les choses méritent attention : voici en effet depuis deux ou trois semaines une reprise d’activité, à hauteur de Sako et Vanzetti, de Vesele ainsi que de l’étang à l’ouest de Berestove. Cette lente poussée vers le nord semble logiquement viser Siversk, de façon à former un nouveau chaudron dans la zone.

Front de Svatove/Koupiansk. Plus au nord, les positions sont inchangées dans la forêt de Kremina. Les Russes poussent un peu à l’ouest et ont quasiment atteint la rivière Zerebets à hauteur de Torske. Les Ukrainiens tiennent encore la route entre Troske et Yampolivka.

Plus au nord, peu d’action à hauteur de Svetove. Il faut arriver au secteur de Koupiansk pour voir à nouveau de l’activité. Les Russes poussent le long de la route P 07 à hauteur de Kuzemivka, Ivanivka, puis sur la ligne d’Orlianka à Koupiansk où quelques positions ont été prises. Les Russes seraient aux lisières de Synkivka, village qu’ils ciblent sans succès depuis des mois.

Analyse militaire

Avouons que j’ai été surpris par la reprise de l’activité russe à la sortie de l’été. Je pensais que l’effort consenti pour stopper la contre-offensive ukrainienne serait considéré par les Russes comme un succès et leur suffirait. Il me semblait qu’il s avaient eux aussi été éprouvés et qu’ils profiteraient de l’hiver pour se refaire. Or, ils avaient visiblement plus de réserves et ont asséné une deuxième surprise à leur adversaire. Après avoir tenu (la surprise défensive de l’été : les surprises ne sont pas forcément offensives, cf. La Vigie n° 231), ils sont repartis de l’avant, multipliant les actions sur l’ensemble du front. Si au début, on pouvait considérer qu’il s’agissait de desserrer l’étau et de répartir les forces ukrainiennes sur l’ensemble du front, les événements démontrent une action plus cohérente. Avidvka constitue ainsi un objectif majeur qui, coordonné avec la prise de Marinka, vise à redresser tout le front sud-est ; Bakhmout constitue un effort secondaire et l’on voit, là aussi, se profiler l’objectif de Siversk. Enfin, plus au nord, la poussée entre Kremina et Koupiansk vise à émousser les positions russes à l’est de la rivière Oskil.

Cet effort massif tient compte d’un renseignement de terrain que nous n’avions pas et qui apparaît, peu à peu, au travers des déclarations ukrainiennes de l’automne : l’épuisement du dispositif de Kiev. Il est de trois ordres : en équipement, en hommes et en munitions. S’agissant de l’équipement, force est de constater que les Ukrainiens ont dilapidé les renforts reçus de l’Occident à l’occasion de leur contre-offensive et qu’il paraît difficile de le reconstituer à court terme. La question des hommes est désormais de notoriété publique avec des difficultés de recrutement. Enfin, la sous-dotation en munition paraît la question la plus sensible. Les témoignages sont nombreux de troupes ukrainiennes ne pouvant tirer que quelques dizaines d’obus par jour là où elles en tiraient 200 à 300 sur les mêmes secteurs. Les Russes tirent ainsi profit des renforts nord-coréens, que nous avions signalés, mais aussi de la relance de leur propre industrie (qui serait en mesure de produire plus de deux millions d’obus par an), là où les Européens avouent ne pas pouvoir produire plus de 300.000 obus par an. Ajoutons l’homogénéité du parc d’artillerie russe (avec deux à trois types de calibres seulement) qui leur facilite les choses. Aussi les RAPFEU ont-ils fortement évolué à leur avantage. Depuis le début de la guerre, ils oscillaient entre 3/1 et 5/1. Ils sont désormais montés à 8/1 voire plus (jusqu’à 12/1 localement).

Aussi ne faut-il pas s’étonner que les Ukrainiens cèdent du terrain. Le feu tue. C’est pourquoi, après quelques ratios de pertes importants au début de l’initiative russe (qui ne sont pas sans rappeler les ratios de pertes ukrainiens au début de la contre-offensive en juin), observe-t-on désormais des combats beaucoup plus équilibrés et des niveaux de pertes équivalents. On se méfiera ici des allégations des deux parties, toutes plus fumeuses et instrumentalisées les unes que les autres. Aujourd’hui, personne ne sait mesurer les effets de l’attrition.

Ajoutons un effort d’amélioration technique de la part des Russes. Cela passe par des bombes planantes et guidées, peut-être moins précises que leurs homologues occidentales mais produites (et utilisées) en plus grand nombre ; les drones dont le nombre et la technicité s’accroissent sans cesse ; enfin la guerre électronique qui est durablement à l’avantage des Russes, comme le général Zaloujny l’a pointé.

Ce tableau très sombre devrait conduire au pessimisme le plus noir pour Kiev. Or, tout n’est pas totalement perdu. Constatons tout d’abord que les Ukrainiens tiennent globalement la ligne. Certes, ils perdent de 3 à 5 km² par jour mais précisément, ils ne perdent que ça, malgré une infériorité évidente. Ainsi, si les Ukrainiens avaient repris près de 250 km² aux Russes au cours de leur contre-offensive, les Russes n’ont repris depuis début octobre que 100 à 120 km². Il est vrai que le rythme s’accélère ces derniers jours. Malgré tout, la ligne ukrainienne tient. L’observateur est ainsi face à plusieurs hypothèses :

  • Malgré leur supériorité, les Russes ne peuvent pas conduire de grande opération combinée et doivent se contenter du grignotage où ils sont bons, mais qui ne construit pas d’avantage opérationnel durable et significatif. Cette lente guerre est à leur avantage, mais seulement tendanciellement et il n’est pas sûr que le temps joue en leur faveur.
  • L’autre hypothèse est plus inquiétante pour les Ukrainiens : elle considère que les effritements successifs de ces dernières semaines présagent un écroulement localisé et donc une modification plus radicale de la ligne de front. Les Russes peuvent ainsi viser des conquêtes au large de Donetsk, la réduction du saillant de Siversk, la prise de la rive orientale de l’Oskil. Ce n’est pas rien sans constituer une grande victoire.
  • Une variante de cette hypothèse verrait une offensive russe de grand style se déclencher d’ici quelques semaines. Elle serait novatrice dans la mesure où l’usure aurait produit suffisamment d’effet pour compenser la caractéristique du conflit depuis le début, celle de la transparence du champ de bataille. Dans ce cas, les Russes pourraient concentrer leurs forces en deux ou trois points du front sans que les Ukrainiens puissent opposer partout des réserves conséquentes. On reverrait dans ce cas-là de la mobilité. Rappelons ici que les chars servent à taper dans du mou et non dans du dur, comme beaucoup le croient. Mais cette hypothèse suppose que les Russes sont capables de mener de grandes opérations aéroterrestres. Constatons que depuis le début du conflit, ils sont capables de défendre et de grignoter. Je resterais donc prudent sur la probabilité de cette hypothèse.
  • Aucune hypothèse, aujourd’hui, ne voit les Ukrainiens prendre l’avantage sur les Russes.

Finalement, l’enjeu actuel consiste à savoir comment sortir d’une guerre d’usure.

Soit on n’en sort pas et c’est aujourd’hui la situation la moins défavorable pour Kiev : il s’agit alors de parier sur la durée et d’espérer que les renforts permettront, sinon en 2024 du moins en 2025, de reprendre l’initiative. Soit on en sort en cédant du terrain ; alors, la question est simple : combien peut-on céder sans que le revers opérationnel ne se transforme en revers politique ingérable ?

Les Ukrainiens ne sont pas encore dans cette situation et l’on peut espérer qu’ils mettent à profit l’allongement des combats, au prix de pertes encore supportables, pour aménager des lignes défensives dans la profondeur, à l’image de ce que les Russes avaient fait sur le front sud l’an dernier, avec le succès que l’on sait. Tout est désormais une question de tempo. Si le grignotage russe est un succès, il n’est pas encore une victoire.

Analyse politique

C’est peu dire que l’analyse pessimiste que nous avions produite lors du dernier point de situation n’a pas été contredite par les événements. Il semble désormais de plus en plus clair que les Ukrainiens sont en train d‘être lâchés par les Américains. La récente visite de V. Zelensky à Washington l’a abondamment prouvé, le Congrès se refusant à voter le train d’aide qui était envisagé. Plus la campagne présidentielle va avancer, moins l’on voit d’accord politique se construire entre Démocrates et Républicains sur la question. Quand bien même J. Biden serait réélu en novembre prochain, rien n’assure qu’il disposera d’une chambre à sa main. Le blocage semble durable.

Les choses semblent aller mieux du côté européen puisque les 27 ont réussi à voter jeudi dernier l’ouverture des négociations d’adhésion. Il reste que cet affichage semble une bien maigre victoire quand l’on sait que ces négociations dureront au moins dix ans et qu’elles n’apportent rien de concret à Kiev. De ce point de vue, le train d’aide annoncé de 50 milliards d’euros, pour significatif qu’il soit, ne résout pas tout d’autant qu’il a subi un veto de V. Orban qui saura faire traîner les choses. Autrement dit, le succès obtenu à Bruxelles a toutes les apparences du trompe l’œil, comme s’il s’agissait plus de démontrer des choses à l’opinion publique européenne qu’à Kiev.

A Kiev justement, les dissensions paraissent de plus en plus visibles, d’abord au sein de la classe politique. Plus étonnant, les premières fissures dans l’union sacrée apparaissent. Certes, il s’agit de réclamer plus de justice (que les soldats sur le front aient plus de permissions) ou moins de corruption : mais derrière ces revendications autorisées, on sent poindre une mauvaise humeur. Elle est nouvelle. Or, si la population cesse son soutien à la guerre, c’est toute la stratégie de Kiev qui est prise à revers. La possibilité de tenir, malgré l’adversité, n’est une stratégie viable qu’à la condition du soutien populaire. Il était évident au cours des vingt premiers mois de guerre. Il apparaît désormais comme une incertitude supplémentaire, un défi aux autorités qui n’en avaient pas besoin.

Aussi observe-t-on deux lignes menées parallèlement, sous l’égide des Américains.

D’une part, une affirmation du soutien avec plus de travaux d’état-major américano-ukrainiens et l’aide à la construction dans la durée de lignes de repli, de façon à tenir. Militairement, à défaut de relancer une contre-offensive, il s’agit de construire une résistance dans la durée de façon à bloquer les offensives russes.

D’autre part, de façon plus discrète, des négociations dont on a peu d’indices malgré les sorties récentes de V. Poutine sur le sujet. Qu’il en parle maintenant alors qu’il n’en disait rien est un signe. Les choses se déroulent en coulisses et nous n’en savons rien. Nous verrons lors du prochain point de situation quels pourraient être les paramètres d’une telle négociation.

OK

4 thoughts on “Bilan hebdomadaire n° 78 du 17 décembre 2023 (guerre d’Ukraine)

  1. Bonjour Général. Merci pour votre vigie. Dans la dernière vous disiez que les F16 devraient pas changer la donne. Mais au moins les ukrainiens reprendront le contrôle du ciel. Et taper toute la logistique russe non? Le Général Dutartre dit que ça créera un tournant.

  2. @gordien_aurelie Je crains que vous n’ayez pas compris: l’Ukraine doit maintenant abandonner tout espoir de succès dans cette affaire, perdue depuis le début, quoiqu’aient pu en penser de lamentables forfanteries dont le ridicule s’accroit tous les jours, rétrospectivement.

    Sinon, une phrase prononcée par Poutine cette semaine doit faire réfléchir: « Odessa est russe ».
    Voilà l’avenir de l’Ukraine: un lambeau d’Europe de l’Est à subventionner, privé de toute façade maritime. La punition de l’Occident sera douloureuse.

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