Bilan hebdomadaire n° 40 du 11 décembre 2022 (guerre d’Ukraine)

Quinze jours ont passé depuis le dernier point de situation. Malgré le peu de changement de front, je décèle pas mal d’indications sur les évolutions sous-jacentes.

Le front de Kherson est resté inactif, à cause de la séparation du Dniepr. Ne comptons pour rien l’envoi de deux zodiacs ukrainiens partis prendre une photo sur la rive sud du fleuve, ni la soi-disant appropriation de deux îlots sableuses par les Russes. Tout ceci n’est destiné qu’à la communication : on se demande pourquoi certains prennent encore cela au pied de la lettre. Signalons que le fleuve fait plusieurs centaines de mètres de large et que les géographes rappelleront au lecteur ce qu’est un « grand lit » : La zone étendue de part et d’autre du cours principal, sujette aux inondations, qui peut s’étendre sur des kilomètres. Pensez à la Loire (qui pourtant a été aménagée avec nombre de digues latérales) ou regardez tout simplement la largeur de la zone aqueuse en amont du barrage : cette étendue est peu propice à la manœuvre, une fois même qu’on aurait réussi à atteindre la première rive. Autrement dit, il y a peu de probabilités que les uns ou les autres s’affrontent là.

Le front sud de Zaporijia est lui aussi resté inactif. Les Russes pourtant signalent régulièrement les concentrations ukrainiennes, de nombreux commentateurs (dont votre serviteur) notent qu’une percée vers Melitopol aurait du sens stratégique, mais malgré ces conditions, rien ne s’y passe vraiment (peut-être à Velyka Novosilka).

Pour le Donbass, séparons le front en trois zones : sud (Donetsk), centre (Bakhmout), nord (Svatove).

Zone sud : Si la zone de Vuhledar est dorénavant stable, les Russes auraient obtenu de maigres avancées au large de Donetsk : à Novomykhailivka, à Marinka, à Pervomaiske et toujours à Vodyane, qui n’aurait pas été entièrement prise. Un peu plus au nord, ils pousseraient à Kamyanka et Novobakhmutivka pour contourner Avdiivka par le nord.

Zone centre : Les Russes semblent avoir pris les localités de Ozarianivka et Kurduymivka, face à Zaitseve, juste au nord d’Horlivka. En revanche, ils buttent toujours sur Klichiivka, au sud-sud-ouest de Bakhmout, qu’ils veulent prendre pour aller couper la D 504. Ils sont toujours stoppés à Opytne et dans les faubourgs est de la ville. A Soledar, les combats se déroulent dans les faubourgs est de la ville. Au nord, Yakovlivka serait partiellement prise, ce qui ouvrirait (une fois le contrôle du village terminé, s’ils y parviennent) la voie à un contournement de Soledar par le nord. Un peu plus au nord, Spirne est toujours ukrainien malgré les tentatives de débordement russes par le sud, pour l’instant contrôlées.

Zone nord : Indications contradictoires, y compris parmi les analystes favorables aux Ukrainiens. Les Russes pousseraient vers Bilohorivka, mais semble-t-il moins qu’il y a quinze jours. Les Ukrainiens pousseraient toujours vers Kreminna, sans avancée notable. On a beaucoup parlé du village de Chervonopopivka. Ses abords ouest seraient ukrainiens, les Russes tenant toujours le village. Quelques combats de part et d’autre plus au nord entre Svatove et Kupiansk, apparemment plus pour tester le dispositif que pour réellement progresser.

Analyse militaire : Le désengagement des deux parties de la poche de Kherson devait redonner à chacune des opportunités. Beaucoup s’attendaient ainsi à des initiatives ukrainiennes, soit au sud, soit du côté de Svatove. Elles ne sont pas venues. On a au début pensé que la météo et le terrain boueux était la raison de cette stagnation. C’est incontestablement un motif, mais il semble y avoir d’autres facteurs. D’ailleurs, selon ISW, il paraît que les Américains ont déconseillé aux Ukrainiens de lancer des opérations cet hiver. Simultanément, la pression russe ne faiblit pas et même les Ukrainiens remarquent que les Russes ont changé de tactique. Ainsi, en quinze jours, les Russes ont réussi à grignoter quelques positions du sud de Donetsk jusqu’aux faubourgs de Soledar. Rien qui paraisse irrémédiable ou qui donne le sentiment que les Ukrainiens sont en train de craquer. Malgré tout, cette poussée constante au centre marque un effort. Nous reviendrons sur ses ambitions.

Dès lors, beaucoup estiment que les Ukrainiens ont été obligés de différer leurs offensives de façon à tenir les positions au Donbass. Examinons cette hypothèse.

Rappelons que la tactique russe repose sur l’artillerie. Nous l’avons encore évoqué la semaine dernière. Un récent article du dernier magazine Conflits (ici ) nous rappelle qu’au début de la guerre, l’Ukraine disposait de 1500 canons et 350 LRM. La Russie avait 4600 canons et 800 LRM. Un rapport de un à trois. Si l’Ukraine a été renforcée de canons occidentaux, si ceux-ci sont plus précis et même en faisant abstraction de la question des munitions (cf. dernier billet), force est de constater que le RAPFEU (rapport de feu) reste probablement en faveur des Russes. Cela explique ce que nous observons depuis maintenant plusieurs semaines : une concentration des feux d’artillerie sur les positions ukrainiennes de façon à émousser les défenses et avancer à l’usure.

Qu’est-ce qui a changé par rapport au début de la guerre puisque finalement, cela semblait aussi la tactique russe depuis des mois ? Pourquoi obtiendrait-elle maintenant des résultats, aussi minimes soient-ils ? On ne peut ici que conjecturer. La question des munitions semble jouer un rôle évident, les Ukrainiens ayant moins de possibilités de contrebatterie. Mais deux autres facteurs viennent à l’esprit.

Le premier est un changement de commandement. L’arrivée du général Sourovikine a peut-être changé la donne. Souvenons-nous qu’il avait obtenu, pour des raisons militaires, le retrait de la poche de Kherson malgré la défaite politique que cela constituait (billet n° 37). Ceci signifierait une meilleure combinaison des actions, au niveau interarmes comme au niveau interarmées. Chaque grande unité ne serait plus laissée seule à sa manœuvre mais l’ensemble serait coordonné. Rappelons qu’une des grandes faiblesses russes, depuis le début, résidait dans la médiocrité de son commandement, à tout niveau. Nous l’avons suffisamment répété pour s’interroger sur la possibilité d’une amélioration en ce domaine. Les Russes partaient de tellement bas que paradoxalement, ils ne pouvaient que progresser.

L’autre explication a été suggérée par le commandement ukrainien, qui constate que dorénavant, les assauts d’infanterie ne se font plus par grandes masses (compagnie ou section, de 100 à 25 hommes) mais par des unités de taille inférieure (groupe ou escouade, de 10 à 4 hommes). Ces petits éléments sont lancés en progression vers l’ennemi en étant fortement appuyés par l’artillerie (encore le signe d’une coordination) et visent surtout à tester les faiblesses des dispositifs ukrainiens, de façon à occuper les positions abandonnées. Ceci suggère une meilleure attention à l’infanterie de la part des Russes (ce qui est tout à fait nouveau) et des procédés tactiques plus proches du combat moderne. Ajoutons à cela les chiffres donnés par V. Poutine cette semaine.

Sur les 300.000 h mobilisés, 150.000 seraient encore en formation et entraînement, 75.000 directement sur le front, les derniers 75.000 dans la zone opérationnelle des combats. Outre l’apport numérique évident que cela constitue et qui rétablit probablement l’équilibre, cela suggère aussi que désormais, les Russes organisent des relèves sur le front (tout comme les Ukrainiens, pour lesquels on a des témoignages tangibles). Là encore, signe d’une meilleure coordination des efforts.

Il s’ensuit des taux de pertes effroyables. Normalement, l’agresseur subit plus de pertes que le défenseur : sauf que l’artillerie joue un rôle crucial : « le feu tue », rappelait Foch, alors professeur à l’école de guerre. Aussi n’est-on plus du tout sûr que la tactique russe soit aussi consommatrice de forces humaines qu’auparavant. Dans le même temps, un article de France Info (ici)  a donné un éclairage effrayant. L’anesthésiste du poste médical avancé annonce qu’il a vu passer certains jours jusqu’à 250 blessés. On compte habituellement 3 « pertes » (blessé, prisonnier, disparu) pour un tué. Cela signifie qu’à Bakhmout, il y avait jusqu’à 80 tués par jour. Sur l’ensemble du front, on peut donc estimer que les Ukrainiens atteignent des chiffres au moins doubles. Et donc des pertes jusqu’à 600 hommes par jour. C’est absolument énorme.

Le RAPEFF serait-il en train de changer ?

Sur le front des missiles, signalons deux faits : d’une part, le raid dans la profondeur de deux drones ukrainiens adaptés et qui ont frappés à 600 et 750 km à l’intérieur du territoire russe. Cela marque la volonté d’escalade de Kiev qui n’abandonne pas la lutte… Par ailleurs, on a repéré sur des débris de missiles russes des dates de fabrication remontant à août et septembre. Cela signifie que les Russes continuent d’en produire, malgré les sanctions : est-ce grâce à des stocks de composants ? un trafic optimisé ?

Analyse politique : V. Poutine a fait une apparition sur le pont de Kertch, première venue aux alentours de la zone de guerre. Il s’agissait d’affirmer à son opinion publique que la reconstruction battait son plein, à l’opinion internationale qu’il était chez lui et que la Crimée resterait russe.

Par ailleurs, les rumeurs de négociation vont bon train. Constatons que les échanges de prisonniers se maintiennent (un ou deux par semaine) ce qui montre que les deux parties discutent. Les Ukrainiens disent que cela ne dépasse pas ce cadre-là. Malgré tout, les Russes et les Américains ont réussi à se parler puisqu’il y a eu échange de la basketteuse américaine Brittney Griner contre le trafiquant d’armes Victor Bouts. Les contacts à plus haut niveau se maintiennent. Parle-t-on d’un cessez-le feu ?

Ceci permet-il d’interpréter la sortie du président Macron, qui a parlé de « garanties de sécurité à donner à la Russie », ce qui a fâché les Ukrainiens et de nombreux alliés européens ? Dans cette hypothèse, il aurait voulu peser sur des discussions en cours. A voir.

Vous pouvez bien sûr reprendre toutes les analyses depuis le début en lisant mon livre « Guerre d’Ukraine » qui vient de paraître : voici un excellent cadeau de Noël à vous faire ou à vos proches… Ici : https://www.economica.fr/guerre-d-ukraine-c2x38820888

Bonne semaine.

OK

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