La brigue des égos (sotie européenne) (Le Cadet 92)

– Humiliation ? Je ne disputerai pas la vanité de cette assertion, vu que le problème n’est pas qu’on risque d’humilier Poutine mais qu’on n’a pas les moyens de le faire. C’est bien sympathique d’aller faire la bise pour la photo de famille dans les rues de Kiev et de promettre le quart voire davantage des canons de l’Armée française, mais les Ukrainiens ne raccompagneront pas les Russes jusqu’à Moscou. L’oligarque en treillis et barbe de huit jours rêve d’aller dormir au Kremlin, mais il ne suffit pas pour cela de se prendre pour Napoléon.

– Il ne se prend pas pour Napoléon, Cadet, il se prend pour Churchill.

– Et que fera-t-il quand la Maison Blanche et le Pentagone se seront mis, à leur habitude, aux abonnés absents, et que l’Amérique se sera une nouvelle fois carapatée ? Les maîtres de l’avenir de l’Europe seront alors les deux détenteurs continentaux de l’arme atomique. Il est des États plus égaux que d’autres dans l’Union Européenne, et il y en a un qui joue seul dans sa catégorie. Le président de la République, chef des armées et à ce titre décideur du feu nucléaire – sa seule prérogative constitutionnelle en matière de défense, soit dit en passant – n’a à quémander personne pour discuter avec son homologue russe. Et il serait malvenu d’attendre que les SNLE soient en immersion périscopique, codes de lancement entrés et clefs engagées. C’est à la France de décider des conditions de sortie de cette guerre, ou bien de s’en tenir à l’écart, et de discuter de sécurité globale avec la Russie, d’égale à égale, sans considération – sauf de courtoisie – pour les États westphaliens des marches européennes dont l’hypertrophie des égos, flattés par la diplomatie américaine, se résoudra dans leur humiliation.

– En attendant, Cadet, il faut aider les Ukrainiens, il faut qu’ils gagnent…

– Mais quel est notre intérêt stratégique à ce qu’ils gagnent, si cela doit nous précipiter dans une nouvelle conflagration continentale ? Quel avantage aurions-nous à ce qu’ils reprennent Marioupol ou la Crimée, puis qu’ils y accueillent des bases de l’Otan ? A ce que le président français soit tiré du lit toutes les nuits parce que les Américains auront cru ou voulu voir des départs d’Iskander à quelques lieues de leurs installations ? Et quel intérêt à accepter que l’Ukraine, État corrompu et failli, intègre l’UE au risque de la déstabiliser davantage ? Depuis quand la France a-t-elle renoncé à défendre sa souveraineté, au nom d’une solidarité à sens unique qui n’a d’autre fonction que de la désarmer ?

– Quoiqu’il en soit, cette guerre nécessite de revoir de fond en comble nos lois de programmation militaire, a dit le président de la République à EuroSatory.

– Même s’il y a autant de chance de voir un jour des Russes à la Concorde que des Ukrainiens sur la Place Rouge, il est évident qu’il faut remettre en question tous ces programmes hors-sol. Mais la guerre n’y est pour rien, on a déjà constaté l’inefficience de nos nouvelles armes sur divers théâtres d’opérations.

– Il me semble que c’est ce que vous écrivez depuis plusieurs années.

– Mais moi, je ne suis pas président de la République. Hélas.

Le Cadet

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