Géopolitique du Reis (Josseran T.)

Nous sommes heureux d’accueillir ce texte de Tancrède Josseran, spécialiste émérite de la Turquie. Attaché de recherche à l’Institut de Stratégie de Comparée (ISC) il a notamment dirigé le numéro 124 de la revue Stratégique sur la Turquie. Merci à lui. LV

La politique étrangère d’Ankara déroute. Depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan (2002), elle a connu d’incessants va-et-vient. Tour à tour candidate à l’Union Européenne, élève modèle du FMI, héraut d’un « islam modéré », Ankara marche désormais sur les brisées des démocraties illibérales et regarde vers l’Eurasie. Ce jeu de bascule déconcerte.

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Est-il le produit des caprices d’un vulgaire démagogue assoiffé de pouvoir ? Erdogan serait-il juste un homme de coup dépourvu de toute vision d’ensemble ? Rien n’est plus discutable. En dépit de toutes les oscillations d’une politique drossée par les embruns d’un monde en ébullition et des emportements du Reis [le chef], il existe un objectif jamais démenti : faire ou refaire de la Turquie une puissance globale. En réalité tout est lié : le projet islamo-conservateur coiffe l’activisme extérieur qu’en politique réaliste Erdogan sait ajuster aux circonstances.

Le monde selon Tayyip

Si les succès économiques ont favorisé la hausse du niveau de vie durant presque deux décennies, l’argument est un peu sommaire pour expliquer la longévité du Reis au pouvoir. Pourquoi les Turcs se laisseraient- il gouverner par lui plutôt qu’un autre ? Quelle ligne d’horizon fixe t-il en dehors des courbes de la croissance ?

La réponse d’Erdogan est simple : l’Islam et le souvenir de l’Empire Ottoman. Il s’agit de donner aux Turcs confiance en eux en invoquant un passé glorieux qui ne se limite pas aux quelques décennies de la République.

Lorsque Mustapha Kemal proclame la République (1923), il fait table rase du passé et coupe avec l’universalisme ottoman. Bien qu’ils aient combattu les puissances occidentales durant la guerre d’indépendance, les kémalistes jugent que seule l’occidentalisation, gage de modernisation, leur donnera les moyens de résister aux pressions extérieures et donc de sauver l’existence nationale. Sous le triptyque État-nation, État laïc, Etat-unitaire, les kémalistes attachent de facto la Turquie à l’Occident et à son système de valeur : calendrier, droit, éducation, style vestimentaire. Mais l’homo Kemalus demeure inachevé. En marge du pouvoir, une large partie de la population subit cette révolution anthropologique comme une lobotomie.

Un siècle plus tard, Erdogan se veut le porte-voix de cette majorité silencieuse dépouillée de son identité profonde. C’est donc à une décolonisation mentale qu’il faut s’atteler. Lecteurs de Franz Fanon et de René Guénon, les conseillers du Reis assimilent la civilisation occidentale à une géhenne aussi oppressive que destructrice. Le nationalisme importé d’Europe a divisé les musulmans en escamotant l’Islam qui jusqu’alors faisait le pont entre Turcs, Kurdes et Arabes. Prisonnière des barreaux étroits d’un Etat-nation jacobin, la Turquie s’est rabougrie. Ankara, petite halte provinciale perdue au milieu de l’aride plateau anatolien supplante Istanbul la capitale impériale. Plus grave, l’occidentalisation et l’idée que tout ce qui vient de l’ouest est intrinsèquement bon auraient ancré le complexe d’une infériorité congénitale des Turcs et des musulmans. Erdogan s’estime donc être le dépositaire d’une mission historique : restaurer la civilisation islamique sous la conduite d’une Turquie capable par sa puissance de fermer la parenthèse occidentale.

Au commencent était l’instinct

Lorsque Erdogan accède au pouvoir (2002), c’est un néophyte en matière diplomatique. Le Reis ne parle aucune langue étrangère et son réseau semble limité au monde musulman. Vingt ans après, il est sans doute l’un des hommes d’État les plus aguerris de la planète. A l’égard du monde extérieur, c’est d’abord à son intuition qu’il s’en remet. Erdogan est au même degré un idéologue et un opportuniste. En fonction de fins bien précises, il tire parti de chaque occasion. En premier lieu, il sait égarer ou manœuvrer adversaires comme partenaires. L’autre est forcément plus malléable quand on a en tête ce qu’il souhaite entendre. A l’orée des années 2000, le Reis se présente aux Occidentaux comme l’homme du dialogue entre civilisations. Modèle de démocratie islamique, la Turquie fait figure d’antidote au nihilisme djihadiste. Ainsi, le processus d’adhésion à l’UE lui permet d’éliminer l’établissement militaro-kémaliste grâce aux critères démocratiques de Bruxelles. Libéré de la tutelle militaro-laïque, Erdogan a dorénavant les mains libres.  C’est à Ahmet Davutoglu, théoricien du néo-ottomanisme qu’il confie les rênes de sa diplomatie.

Début 2011, l’onde de choc des Printemps arabes suscite l’enthousiasme à Ankara. Grâce aux Frères musulmans, Erdogan espère installer des relais dans toutes les capitales arabes et prendre la tête du nouvel ordre régional. Mais le rêve fait long feu. Embourbée en Syrie, la Turquie ne peut à la fois abattre Bachar Al-Assad, affronter le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), étouffer Daech tout en contenant les convoitises russes et iraniennes.

L’année 2016 scande une double rupture. Réaliste, Erdogan sanctionne l’aboulie de sa politique syrienne et renvoie Davutoglu. Plus profondément, le Reis amorce un net éloignement de l’Occident accusé d’être derrière les instigateurs (via la confrérie Gülen) de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et de soutenir en prime le séparatisme kurde. Surtout, le Président turc se rapproche de Moscou. La Russie lui offre ce que les Occidentaux lui avaient toujours refusé : une zone d’influence en Syrie. Poutine et Erdogan peuvent s’accrocher. Mais c’est justement parce que les deux hommes placent leur souveraineté au-dessus de tout qu’ils se reconnaissent comme partenaires. Enfin l’appareil d’Etat mue. Radicaux-kémalistes fraichement amnistiés et islamo-conservateurs scellent l’union sacrée. Quelques soient leurs désaccords, tous estiment que la Turquie n’a pas vocation à être l’éternel flanc-garde de l’Alliance atlantique : à elle de tracer sa voie particulière.

Toutes ces voltefaces successives désarçonnent les chancelleries étrangères. Que veut la Turquie ? Où se situe-t-elle sur l’échiquier planétaire ? Quelle attitude adopter à son égard ? Loin de le gêner, ces atermoiements servent le Reis. En grand fauve politique qu’il est, Erdogan sait que lorsque l’incertitude règne chez ses interlocuteurs, c’est lui qui en dernier ressort garde l’initiative. Il gagne du temps, donne le change, joue des uns et des autres et avance ses pions…

Après l’Occident ?

Erdogan, comme ses conseillers, partage l’intuition que la planète s’achemine vers un ordre post-occidental. Accaparés par l’Asie, les États-Unis n’ont plus les moyens d’être présents partout. Quant à l’Europe, trop timorée, elle peine à s’affirmer. Dès lors, toute l’architecture régionale et internationale s’effrite. Produits d’un rapport de force dépassé, les accords et les traités conclus au début du XXe siècle sont donc à réviser. Tel est le sens du mantra que le Président turc ne cesse de répéter : « Le monde est plus grand que cinq [les cinq membres du conseil de sécurité] ».

Aux yeux du Reis, c’est autant la planète que la Turquie qui a changé. La Turquie n’est plus ce pays rudimentaire à l’identité incertaine secouée d’incessants pronunciamientos. En quelques années, elle s’est hissée au dix-septième rang de l’économie mondiale. Ses 83 millions d’habitants en font un colosse démographique aux portes de l’Europe. Erdogan veut que l’on reconnaisse la Turquie pour ce qu’elle est : une puissance en devenir ; et non une fragile candidate à un Occident postmoderne paré de toutes les vertus.

Toutefois, ce grand dessin souffre d’un talon d’Achille, l’économie. Attaquée de toutes parts, la livre turque s’effondre, l’inflation explose et la dette se creuse. A cela s’ajoute la dépendance à l’égard des capitaux européens (60% des IDE).

Si la Turquie pivote vers l’Asie, futur pôle de richesse planétaire, il faut qu’elle conserve les avantages matériels de son amarrage à l’ouest. C’est la même politique de l’entre-deux avec l’Alliance Atlantique. L’appartenance à l’OTAN procure à Erdogan une manne technologique et financière sans équivalent. Égalisateur de puissance, elle permet de parler d’égale à égale avec le Kremlin. Surtout, elle donne barre à Ankara sur Washington. La partition est connue : « Vous avez le choix de nous perdre un peu ou beaucoup, alors transigez avec nous ».

En clair, malgré une économie déprimée, Erdogan a rendu la Turquie suffisamment forte pour imposer sa marque de la Méditerranée jusqu’à la Corne de l’Afrique en passant par le Caucase. Les guerres qu’il mène sur tous ces fronts génèrent des rentes. Elles placent à chaque fois Ankara en situation d’arbitre. En Libye comme au Karabakh ou en Syrie, Turcs et Russe règlent l’agenda politique. Les Occidentaux n’ont plus voix au chapitre. En praticien consommé Erdogan a compris que face à des adversaires pusillanimes, ceux qui s’affirment s’imposent toujours.

Tancrède Josseran

 

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