Garder le bon cap (LV 169) – gratuit

Dans une situation stratégique aussi fluide, comment garder le bon cap ? Comment conduire une manœuvre efficace ? Comment se débarrasser de biais stratégiques intempestifs ? De l’Europe à l’Afrique, la pratique est difficile, les difficultés se suivent et se ressemblent.

C’est la question à se poser dans le brouillard, quand les balises habituelles ne suffisent plus, quand des courants puissants nous emportent et notre flottille habituelle se disperse. Le marin avisé sait qu’il faut alors allier perspicacité, résolution et sûreté pour regagner les eaux libres. Or en 2021, les eaux libres semblent encore bien éloignées. Le XXe siècle s’en est allé avec sa cartographie et ses repères établis par trois guerres mondiales, guerre froide incluse … Mais faute de bien comprendre cette planète toujours en expansion et dont la dérégulation s’accélère, nous naviguons avec les logiciels du siècle dernier : affiliation onusienne, démocratie libérale, multilatéralisme contractuel, marchés régulateurs, puissance militaire. Nous nous efforçons de contenir le XXIe siècle dans le cadre du XXe siècle. Pourtant la pandémie qui vient de nous arrêter brutalement nous a invité à faire le point (DS 12). Inutile de rappeler la fluidité stratégique ambiante notée d’emblée en 2014 (LV 2) et amplifiée depuis (période Trump) jusqu’à ce constat mi-2020 d’une altérité à son comble (LV 142). Partons plutôt du dilemme du stratégiste (LV 153), de la pratique de la planification stratégique en temps de grande confusion et du diagnostic du « Club des Vingt » (« Péchés capitaux- les 7 impasses de la diplomatie française » Ed du Cerf- 2016). Il déplorait que notre pays ait perdu ce rôle à part que lui conféraient son indépendance, son intelligence des situations et sa réussite intérieure ; la voix de la France n’est plus guère écoutée affirmait-il.

Une manœuvre principale à conduire

Pour garder le bon cap stratégique, il faut s’assigner un objectif simple, comme la perpétuation de la France ; un rendez-vous lointain, comme la mi-siècle ; et s’accorder sur l’état souhaité de la France alors. Pour établir ensuite un référentiel approprié, il faut prendre du recul loin des contraintes de la conduite quotidienne des engagements de la France dans le flux du monde. Aussi vaut-il mieux y dédier une instance spécifique.

Sa tâche est d’accorder une vision prospective de la marche du monde aux réalités de la France établies par les organes ministériels comptables du bien commun des Français. À partir de cette volonté et de cette vision peut s’élaborer la manœuvre principale. Examinons ainsi l’axe principal de notre posture stratégique, la construction européenne qui fut pour la France un beau rêve et demeure un grand dessein nous a dit le Club des Vingt. Quelle manœuvre principale pour accomplir le grand dessein français ? Certes un plafond d’intégration dans l’UE a été atteint voire dépassé, comme l’a attesté le Brexit. Et les frictions qui s’accélèrent avec la Russie à l’Est, la Turquie en Méditerranée et les pays africains au Sud du fait des migrations mettent à mal le projet européen pacifique que porte l’UE. Or le Club nous a aussi exposé que le continent européen sans la Russie nouvelle ne serait pas complet et qu’un axe Paris-Berlin-Moscou serait un gage idéal de paix pour l’Europe et même au-delà, face au risque du duopole sino-américain. Si l’on partage cette vision géostratégique, le bon cap à suivre serait de se mettre en position d’offrir à la Russie et au Royaume-Uni mais également aux pays d’Afrique du Nord, nos voisins riverains de la Méditerranée, une architecture régionale à même de les arrimer au noyau actuel des 27.

Le lecteur objectera avec raison que cette perspective est irréalisable même si elle est stratégiquement souhaitable pour établir un noyau européen, point d’équilibre entre États-Unis et Chine. Il soutiendra aussi que la manœuvre principale que conduit l’UE l’est tout autant, quand la plupart des pays européens et méditerranéens s’accommode en 2021 de l’incomplétude européenne. Il note que notre stratégie nationale porte une vision européenne non partagée par nos partenaires. Pas plus l’érection d’un pôle européen de plein exercice que le rééquilibrage géostratégique de l’UE à l’Est et au Sud ne sont envisageables dans l’actuel désordre du monde. Dès lors, notre dessein européen n’est pas ou plus réalisable. La France, attachée aux ensembles ordonnés, aux structures et institutions de régulation internationale, voit son rêve de jardin stratégique à la française s’évanouir dans la friche stratégique actuelle. On peut difficilement réguler le monde stratégique qui émerge au XXIe siècle avec les principes et les formules du XXe siècle. De même faut-il se méfier des biais stratégiques de nos engagements dans des actions parfois hasardeuses.

Examen critique de nos biais stratégiques

On peut en effet s’étonner rétrospectivement du consentement français à la perméabilité nucléaire et balistique aux Israéliens à laquelle mit fin le général de Gaulle ; de la tolérance algérienne, après 196,2 aux intérêts militaires français dans les domaines spatial, nucléaire et chimique qui alimente encore une connivence stratégique biaisée. Quel était le cap des intérêts stratégiques français, les contreparties en jeu, les arrière-plans historiques ?

Louis Gautier relève dans le dernier tome de « Mondes en guerre » (ici) que nos opérations ont souvent été affectées par des erreurs d’appréciation sur les finalités politiques poursuivies, explicites ou non.

Témoin les opérations au Rwanda de fin 1990 à mi 1994. L’engagement militaire de la France hors de son champ traditionnel et loin de ses intérêts directs fut décidé après l’analyse politique personnelle du chef de l’État, arbitre entre Ouganda et Rwanda, entre Tutsis et Hutus. Le génocide qui suivit, que les forces françaises s’efforcèrent de limiter, fut porté au débit de la France. C’est une autre analyse politique personnelle qui a récemment conduit à normaliser les relations avec un pays resté antagoniste.

Sur une base personnelle et éthique, un chef d’État endossa hier la responsabilité de la rafle du Vél d’Hiv ; sur une base générationnelle, un autre tenta récemment de corriger les séquelles de la période coloniale en Algérie. Compte tenu des conséquences stratégiques de toutes ces entreprises sur la posture de la France et de ses armées, on peut se demander si la régulation des initiatives stratégiques de l’exécutif a fonctionné. Était-ce le bon cap à suivre par la France ?

Plus exceptionnelle encore la décision rapide d’intervenir en Libye prise à l’Elysée, en urgence humanitaire, pour sauver Benghazi. Puis celle plus problématique de poursuivre les combats jusqu’à l’élimination physique du Raïs et au changement de régime. Aucun équilibre n’était recherché. La radicalisation des entreprises militaires s’est banalisée depuis. Et la Libye ne s’en est pas remise.

Un autre chef d’État se précipite contre toute attente au Mali en urgence sécuritaire pour barrer, en chef de guerre, la route de Bamako à des rebelles qualifiés de jihadistes. Huit ans après il appartient encore à son successeur de rapatrier nos forces au prétexte d’une exigence démocratique insatisfaite.

C’est sur la foi enthousiaste d’une chute rapide du dirigeant syrien que la France intervint en Syrie dans des conditions scabreuses, d’abord contre les forces du régime puis de façon plus régulière contre l’EI. Mais sa détestation militante du régime syrien va ruiner sa crédibilité régionale (ES2).

S’affirmaient ainsi la primauté de l’urgence politique (prime à l’état de droit et au passage rapide à la légitimité électorale), puis l’urgence humanitaire (par médiatisation systématique des horreurs de la guerre), enfin l’urgence sécuritaire (guerre globale au terrorisme). Quel était le bon cap à suivre ?

Une ligne stratégique sûre.

Or la manœuvre des circonstances est ardue et relève plus de réflexes que de méthodologie et d’analyse. Les effets dans le temps long de décisions mal calibrées peuvent être lourds. Dans la marche rapide du monde actuel, avec ses frictions permanentes, il faut donc établir une ligne stratégique sûre pour saisir les occasions favorables, décoder sans erreur les situations qui nous avantagent et en tirer bénéfice sans délai. Inversement, il faut détecter à temps les compromissions dans lesquelles on voudrait nous commettre et les situations pièges dans lesquelles on pourrait se laisser enfermer indument. L’enjeu majeur d’une ligne stratégique sûre est de préserver notre liberté d’action pour l’accroître quand c’est possible et surtout de ne pas la sacrifier par impéritie. La théorie des jeux et les jeux de guerre pourront ici utilement nous y aider. Utilisons-les.

LV avait déjà rappelé en 2019 l’importance de l’équation de la stratégie (LV 121). Elle a montré la valeur irremplaçable d’une planification stratégique pour viser loin et éviter la routine laborieuse d’une gestion inconfortable. Elle a dit qu’une manœuvre principale évitait de se disperser et permettait de réagir sainement aux aléas d’un monde en marche. Elle a pointé la nocivité du recours systémique aux solutions d’hier pour réparer le monde d’aujourd’hui. Elle a relevé les biais stratégiques multiples qui avaient interféré avec notre planification stratégique et fragilisé nos engagements.

Une nouvelle boîte à outils

Reste surtout, en cette période de récession stratégique et de démultiplication des acteurs et des terrains d’engagement, à privilégier le pragmatisme : apprendre à accepter les solutions complexes, partielles, inachevées ; amener des parties à composer, privilégier l’intelligence stratégique, la retenue, l’interdépendance consentie et réciproque, les canaux directs d’intérêts communs, les médiations et les temporisations. Telles sont les gammes stratégiques à privilégier dans le brouillard actuel. Le temps d’une grande stratégie approche. La Vigie en reparlera.

Pour lire l’autre article du LV 169, Qu’est-ce que la France ?, cliquez ici

JOCV

One thought on “Garder le bon cap (LV 169) – gratuit

  1. Il sera paradoxalement difficile de définir et de conserver ce « bon cap » pour l’UE et la France en particulier avec le tandem Biden/Blinken. A l’issue du sommet de l’OTAN des 14/15 juin, le communiqué livrera comme de coutume un texte lisse au prix de contorsions auxquelles les diplomates sont rompus. On noiera sans doute le poisson sur des dossiers pourtant significatifs tels que le rôle équivoque de « l’allié » turc ; plus globalement, les Etats Unis mèneront la danse, une majorité d’Européens étant trop heureux de les voir « back into the Club ». Détenant déjà 4 postes A6 (de direction) au NATO HQ d’Evere, il sera par ailleurs intéressant de voir qui sera le prochain General Manager du NSPA (NATO Support and Procurement Agency); à l’heure où le secrétaire général Stoltenberg plaide pour une extension du financement commun et davantage encore d’investissements de défense, il y aura certainement de fructueux contrats en perspective pour les équipementiers américains.
    Mais la méthode Biden/Blinken révèlera aussi sans doute ses limites. Donnant des gages à Israël sous l’action des puissants lobbies d’outre-Atlantique, Antony Blinken a déclaré que si les négociations indirectes en cours depuis les derniers mois à Vienne devaient aboutir à la conclusion d’un accord, seraient néanmoins maintenues les sanctions « qui ne sont pas en contradiction avec lui » et qui concernent les « nombreux comportements néfastes de l’Iran dans toute une série de domaines », et ce jusqu’à ce que ce pays change de comportement. De quoi donner du grain à moudre aux durs du régime de Téhéran qui pourront, lors de l’élection présidentielle du 18 juin, convaincre les électeurs Iraniens encore hésitants que leur condition ne s’améliorerait pas avec un candidat « modéré », qui n’obtiendrait décidément rien de plus en cédant aux Etats Unis. On connait par ailleurs la valeur toute relative des sanctions qui, parfois (souvent ?), ne font que favoriser un sursaut national pour développer davantage d’autonomie.

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