Quels débats en Chine même ? (X. d’Abzac)

Xavier d’Abzac, fidèle lecteur de la Vigie,pratique la Chine depuis plus de quarante ans. Il nous propose ici un très intéressant texte décrivant les débats intellectuels nourris parmi les élites chinoises, qui sont finalement si peu connus en Europe. Aller écouter l’autre pour comprendre son point de vue, quelle bonne idée ! Merci à lui. LV

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Les hasards d’une vie extravagante m’ont fait connaître la Chine rouge sous plusieurs couleurs d’uniforme : le col blanc cravaté de l’homme d’affaires en 1972 ; le T-shirt multicolore du touriste pendant 36 ans ; le bleu du costume strict du ministre cambodgien de 1993 à 2008. Ainsi, j’ai connu la Chine des embouteillages de vélos emblématiques de la Révolution culturelle, des chambres d’hôtels sans serrure mais avec paillasse, thermos d’eau chaude antiques et douche froide jusqu’à celle de la mondialisation, urbanisée et numérique du XXIe siècle. Je connais beaucoup de choses sur la Chine mais je ne connais pas la Chine comme je connais, ou pense connaître, la France, le Cambodge ou l’Allemagne. J’ai appris à fuir les spécialistes qui commencent leurs phrases par « La Chine est… » ou encore « les Chinois sont…, ont…, pensent…, font…, disent… ». Amalgamer près d’un milliard et demi d’hommes et de femmes ressort de l’entourloupe. La diversité est partout en Chine, notamment dans les esprits.

Les dirigeants chinois sont ceux dans le monde qui m’ont fait la plus forte impression en termes de responsabilité. De toute l’histoire de l’humanité, jamais une telle masse humaine n’a été gouvernée. Chaque matin, les dirigeants se réveillent et doivent résoudre des problèmes qui n’ont jamais existé auparavant. Autour de 2050, la Chine possèdera 20 villes de 50 millions d’habitants. Les architectes urbanistes ne cessent d’avoir des cauchemars sur l’invention de la gestion de ces hypermégapoles.

Un ministre de l’Inspection m’a dit un jour : « Vous savez, cher ami, nous n’avons pas le droit à l’erreur. Parce que nous fonctionnons avec un régime à parti unique. Autrement dit la seule alternance possible c’est l’anarchie. Et l’anarchie, les Chinois en ont horreur car ils y perdent tout, y compris leur pays ».

La diversité est partout en Chine. Un tour d’horizon des professeurs d’universités connus du grand public donne une idée des idées en circulation. Avec les plateformes Internet, il est pertinent d’affirmer que 100 millions de Chinois pensent une chose, 100 millions sont convaincus du contraire, 100 millions sont d’un avis différent et 100 millions s’en moquent. Ensuite, allez faire tenir debout un tel pays dont la discipline n’est pas la vertu naturelle de ses habitants ! Je ne cache pas mon admiration pour les dirigeants chinois. Peut-on penser un instant qu’ils ne mesurent pas la moindre décision qu’ils prennent ? Qu’ils n’ont pas une conscience aiguë des enjeux et des défis auxquels ils font face ?

Ceci étant, je ne pourrais pas vivre dans ce pays fascinant. La pression y est à l’échelle de sa population mais nos cultures ne communiquent pas. Des centaines de milliers de Chinois suivent des études de haut niveau en Europe, au Japon, aux États-Unis mais combien d’Européens ou Américains vont-ils soutenir une thèse en Chine ? Les intellectuels chinois sont familiers de la sociologie européenne ou américaine. Les intellectuels occidentaux ne connaissent pas le monde chinois.

Première question à poser à tout « expert » de la Chine : à quel niveau êtes-vous reçu en Chine ?

Dressons maintenant une petite revue des ntellectuels chinois.

Sun Liping. Professeur de sociologie à l’Université Tsinghua de Pékin, son domaine est la transformation économique de la Chine et la société chinoise. Il a publié un essai intitulé « La plus grande menace pour la Chine n’est pas un bouleversement mais un déclin », dans lequel il s’interroge sur le coût démesuré de la recherche effrénée de la stabilité par l’État chinois. Familier du monde occidental, Sun Liping publie directement en anglais et perçoit Donald Trump très positivement. « Il a libéré la pensée, remis au goût du jour le politiquement incorrect. »

Yuan Peng. Chercheur et président des Instituts de relations contemporaines de Chine, Yuan Peng est à l’opposé de Sun Liping. Fin connaisseur des États-Unis, il parle et écrit comme un démocrate et ses attaques sur Trump sont sans ambiguïté. Yuan Peng est virulent sur les problèmes raciaux aux États-Unis qu’il condamne et il est bien dommage qu’il ne dise rien du Xinjiang ou des 600 millions de Chinois qui ne gagnent pas un dollar par jour.

Wang Jianxun. Professeur de droit et de politique à l’université de Pékin, Wang Jianxun affiche sa sympathie pour Trump. Il ne le trouve pas nihiliste, ni populiste ni isolationniste. Wang Jianxun définit l’esprit des États-Unis comme la fusion du capitalisme et de la chrétienté, dans le modèle d’Ayn Rand, et Trump en serait le champion.

Cui Zhiyuan. Professeur à l’université Tsinghua de Pékin, Cui Zhiyuan a publié un essai sur Steve Bannon, conseiller de Trump, et Alexandre Dugin, supposé conseiller de Poutine. Cui Zhiyuan est classé parmi les adeptes de la Nouvelle Gauche chinoise. Cui Zhiyuan partage les idées de Steve Bannon sur l’approbation du populisme et du nationalisme économique en opposition au capitalisme néo-libéral. La motivation de Cui est probablement sa conviction que ces idées ouvrent un espace au projet des « nouvelles routes de la soie ».

Xu Jilin. Professeur d’histoire à l’Université normale de Chine orientale, ses idées sont originales. En économie il est favorable à l’égalité socialiste chinoise ; en politique il prône la démocratie constitutionnelle occidentale qui offre des protections et les droits de l’homme ; ses choix culturels le font se tourner vers le confucianisme. S’il était américain, Xu Jilin serait membre du parti Républicain sans l’ombre d’un doute.

Zhang Qianfan. Professeur de droit à l’université de Pékin, Zhang Qianfan se permet d’aller très loin dans ses critiques du régime chinois. Il est un farouche défenseur de la démocratie constitutionnelle. Il défend ses collègues aux prises avec le pouvoir. En 2019, un de ses ouvrages a été retiré de la vente pour « promotion de l’idéologie de l’Ouest ». Zhang Qianfan est également un intellectuel qui a utilisé Trump comme faire-valoir pour combattre le « politiquement correct ». Comme la quasi-totalité des universitaires chinois, Zhang Qianfan suit de près la question raciale aux États-Unis. Il fait remarquer que beaucoup de Chinois sont racistes et n’aiment pas le mouvement Black Lives Matter. Zhang Qianfan souligne qu’il existe une gauche et une droite en Chine, que les tenants des deux bords ne se comprennent pas et qu’ils ont une lecture très différente des événements et de la culture.

Jiang Shigong. Professeur de droit à l’université de Pékin, Jiang Shigong est très connu du public et il ne cache pas sa confiance dans le « socialisme aux caractéristiques chinoises », fondement de la pensée politique de Xi Jinping. Il appartient donc à la Nouvelle Gauche. Derrière ce soutien au parti, Jiang Shigong semble sincèrement convaincu de la montée inexorable de la Chine, des échecs du communisme soviétique et de la démocratie libérale américaine. Jiang Shigong écrit : « [L’état actuel de l’empire mondial] est confronté à trois grands problèmes insolubles : l’inégalité toujours croissante créée par l’économie libérale ; l’échec de l’État, en raison du déclin politique et de la gouvernance rendue inefficace par le libéralisme politique ; la décadence et le nihilisme créés par le libéralisme culturel. Face à ces difficultés, même les États-Unis ont reculé en termes de stratégie militaire mondiale, ce qui signifie que l’empire mondial 1.0 est actuellement confronté à une grande crise et que les révoltes, la résistance et la révolution de l’intérieur de l’empire sont en train de tenter de démêler le système ». Jiang Shigong annonce le remplacement du leadership mondial de l’empire américain par le leadership mondial de l’empire chinois 2.0. Peut-être un ballon d’essai ?

Yao Yang. Doyen de l’École nationale du développement à l’université de Pékin, il a été lauréat de très nombreux prix pour ses travaux et il est le plus souvent classé parmi les adhérents de la Nouvelle gauche. Il a soutenu son doctorat à l’université Wisconsin-Madison. Yao Yang croit volontiers qu’une nouvelle Guerre froide idéologique dirigée contre la Chine se prépare. Il écrit le 28 avril 2020 qu’une attaque sera lancée contre le système chinois en utilisant pour commencer l’affaire du coronavirus. Trump a agi, dit-il, auprès des médias pour tourner l’opinion publique américaine contre la Chine, coupable de tous leurs malheurs et notamment de la crise sanitaire. Yao Yang n’a pas un mot pour les « Wolf Warrior Diplomats » de Xi Jinping qui ont contribué efficacement à la détérioration des relations sino-américaines. Il donne des arguments pour défendre la position chinoise et réclame la publication d’un Livre blanc sur la lutte contre le coronavirus à Wuhan et dans toute la Chine.

Ces quelques exemples révèlent trois thèmes majeurs parmi les préoccupations des universitaires chinois qu’ils soient libéraux, confucéens ou de la Nouvelle gauche : l’économie mondiale et celle de la Chine ; la pandémie et son traitement ; les questions sociales et raciales aux États-Unis. Ces thèmes reviennent en boucle tout au long de l’année 2020. Au contraire, en Europe et aux États-Unis, les thèmes récurrents à propos de la Chine sont sa montée en puissance économique et militaire, le conflit démocratique avec Hong-Kong, Taïwan et les Ouïgours, la domination sur les Mers de Chine, les nouvelles technologies, la cybersécurité, la volonté de domination sur les normes internationales, les difficultés du projet des « Nouvelles routes de la soie », les batailles économiques et financières, l’autoritarisme qui gagne du terrain, la question des libertés individuelles et des droits de l’homme, la course spatiale, etc.

Grande absente des débats et domaine crucial à qui prétend dominer le monde : la culture. La culture chinoise est resplendissante mais elle ne parle pas à l’imaginaire européen ou américain. Elle plonge ses racines dans 4 000 ans d’histoire, était millénaire et avait l’expérience de l’État alors que les Européens, vêtus de peaux de bête, s’abritaient encore dans des grottes. Non seulement l’idée d’être dominé est désagréable mais elle ne peut pas fonctionner.

Quel modus vivendi adopter, dès lors ? A-t-on une autre solution que celle d’essayer de cohabiter, de se respecter et de se parler ? Transformer le régime chinois en démocratie libérale serait le meilleur moyen de l’aider à dominer le monde. Faut-il se diriger vers la confrontation ? Suspendre les achats à la Chine ? Enrayer son commerce ? Y a-t-il seulement une volonté de redresser la tête ? Nous sommes encore très loin d’une solution avec notre bataille pour les normes.

Une dernière question m’intrigue. Jusqu’à quand les Chinois vont-ils supporter leur surveillance individuelle qui ne cesse de s’accentuer ? Une Shanghaienne m’avait dit : « Bien sûr que je me sens libre. Nous sommes tellement nombreux, que voulez-vous qu’ils nous fassent ? ».

Xavier d’Abzac,

Conseiller du Gouvernement royal du Cambodge

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