Algérie, où en sommes-nous ? (R. Tlemçani)

La Vigie, dans le cadre du Cercle euromaghrébin, est heureuse de publier cet article de Rachid Tlemçani. Merci à lui. JOCV

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Trajectoire algérienne en 2019

Au pouvoir depuis vingt ans, le président Abdelaziz Bouteflika, contesté par le Hirak -une mobilisation populaire inédite dans le monde- a été contraint de démissionner le 2 août 2019. Quelques semaines plus tôt, son état de santé s’était considérablement détérioré mais il était candidat à un cinquième mandat. Une campagne électorale soutenue par les officiels et des médias et financée par les oligarques et une nouvelle classe de prédateurs, fut pourtant bien lancée avant l’heure. Dans une course contre la montre, le chef de l’état-major de l’ANP, le nouvel homme fort d’alors, a tenu à poursuivre son agenda. Une transition ouverte est toutefois hors de question. La première étape de cette feuille de route se décline à une élection présidentielle, un nouveau gouvernement, la révision constitutionnelle et des élections législatives et communales. Ce programme, sous haute surveillance sécuritaire, est dirigé par la main invisible.

Le pouvoir, fidèle à lui-même, continue entre temps à arrêter des manifestants pacifiques. La pérennité du pouvoir passe par le respect de la constitutionnalité et la mise en application exclusivement de l’article 102. Il faut sortir rapidement de l’impasse constitutionnelle comme si la profonde crise de légitimité est uniquement une question de bulletins de vote.

Les élites traditionnelles n’ont pas encore bien compris que l’Algérie post-indépendante est plurielle, culturellement, et structurée socialement et politiquement. La société algérienne évolue en outre dans un nouvel environnement local, régional et international dans lequel les alliances se font et se défont au gré des circonstances.

La jeunesse algérienne représentant plus de 60% de la population, est devenue, à l’instar des autres à travers le monde, le fer de lance du changement. Par contre, le noyau dur du commandement militaire craint qu’une transition ouverte conduise inéluctablement à la chute brutale du pouvoir et du démantèlement des réseaux de prébende.

La profonde crise nationale est perçue exclusivement en termes de liquidités et de réduction drastique des revenus pétroliers. L’amélioration de la gouvernance doit assurer par conséquent la gestion de cette crise en attendant la remontée inévitable des cours du pétrole et des revenus extérieurs, selon le discours officiel.

Après l’annulation de la présidentielle du 18 avril 2019, le pouvoir a tenté d’organiser un autre scrutin, le 4 juillet, pour marquer le 57ème anniversaire de l’indépendance. L’organisation des élections lui permet, selon une grammaire politique révolue, de consolider la légitimité historique, par ailleurs remise en cause par le Hirak, le mouvement populaire. Cette élection est aussi annulée faute de candidats, semble-t-il. Le 12 décembre 2019 s’est finalement tenu une scrutin présidentiel perçu comme l’échec de la mobilisation horizontale puisque seule une parodie électorale a pu bien avoir lieu.

Campagne électorale sous haute surveillance sécuritaire

L’autorité des élections présidée par Mohamed Charfi, ex-ministre de la Justice et conseiller auprès du président déchu, est créée par voie parlementaire en septembre 2019. Les modalités des parrainages sont modifiées. Elles ne se font plus devant des représentants de partis mais devant des officiels cooptés pour la circonstance. La contestation populaire contre la tenue de ces élections s’est radicalisée durant la campagne électorale et bien au-delà. L’autorité des élections valide 5 sur 23 dossiers. Les candidats du sérail, triés sur le volet, sont désavoués à travers le pays. La pression populaire s’est accentuée sur eux à telle enseigne que cette campagne est inédite : haute surveillance sécuritaire, meetings perturbés, salles à l’assistance clairsemée. Cette campagne est beaucoup plus formelle et symbolique que réelle.

A priori, Ali Benflis, de par son riche parcours, est le candidat favori de cette élection. En plus, ses adeptes ne cachent pas le soutien d’une fraction de l’élite militaire, comme ce fut le cas en 2004 et 2014. Cette analyse pèche par naïveté politique et faiblesse conceptuelle. Lorsqu’on bafoue des codes ou des comportements tacites régissant les grandes familles ou les pouvoirs obscurs, il y a souvent un prix à payer.

Résultats officiels

Il semble que les tenants d’Azzedine Mihoubi et de Abdelmadjid Tebboune se sont opposés jusqu’à l’annonce des officiels résultats. A. Tebboune, un ami de longue date de Gaïd Salah, est déclaré vainqueur au 1er tour électoral. Aucune élection, notons-le, n’a connu jusqu’à aujourd’hui un 2ème tour. On ne prend aucun risque. Il est élu avec 58,13 % des suffrages exprimés. Le taux global de participation est 39,93 %, le plus bas depuis l’indépendance. Le taux réel est bien inférieur, selon toute vraisemblance, aux données officielles. Selon le RCD, la participation est de l’ordre de 8%. Les Algériens sont indifférents aux scrutins dont les résultats sont sans grande surprise, ils sont connus d’avance. La grande nouveauté de cette élection, c’est que sa tenue est contestée ouvertement à travers le pays.

Fraude électorale et islamisme

Les candidats aux différents scrutins dénoncent d’habitude la fraude avant même leur tenue. Aucun candidat n’a contesté les résultats officiels cette fois-ci. Dans son ouvrage, Livre blanc sur la fraude, Ali Benflis décrit méticuleusement les étapes de la fraude au profit du candidat Bouteflika. La fraude commence avant même la convocation du corps électoral. Elle affecte toutes les étapes du processus électoral. En cas où les résultats préliminaires ne s’annoncent pas comme prévu, le cabinet noir se charge rapidement alors de les corriger. Le résultat officiel se fait selon une alchimie, un dosage très subtil dont personne ne détient la recette. Les élections dans les régimes autoritaires et kleptomanes ne véhiculent pas de grande surprise comme dans les pays démocratiques.

Récemment, le chef du MSP (ex-Hamas), un fin manipulateur des médias, a déclaré que c’est son parti qui a réellement remporté les élections présidentielles en 1995. Or elles sont remportées officiellement par le général Liamine Zeroual. Il n’a aucun moyen matériel pour soutenir cette affirmation. La fraude se fait, comme décrite par A. Benflis ou Saïd Sadi avant lui, à toutes les étapes du scrutin. Le leader du MSP affirme aussi que la victoire du 12 décembre 2019 revient en réalité à Abdelkader Bengrina, un transfuge de son parti. Le véritable problème n’est pas la fraude électorale ni l’islamisme. Les élites, toutes tendances confondues, sont décrédibilisées par les Algériens, le Hirak. Elles ont failli à leur mission historique.

C’est plutôt la militarisation du politique qui pose un sérieux problème à l’alternance. Militarisation, islamisme et bazar constituent une relation triangulaire fatale aux pays musulmans. Le pouvoir ne peut pas être plus conservateur du moins dans ses aspects social et culturel même si « l’islamisme modéré » est au poste de commande. Economiquement, en outre, les groupes politiques soutiennent l’économie de bazar et la prédation. Le néo-libéralisme a pourtant atteint ses limites dans le monde. Comme réaction, le mouvement social qui s’est répandu ces dernières années propose un nouveau modèle socio-économique et une nouvelle forme de représentativité politique.

Premier gouvernement et fracture numérique

Le nouveau gouvernement compte 39 membres dont 7 ministres délégués et 4 secrétaires d’Etats. Il est également composé de 5 femmes ministres. 11 des 28 ministres ont déjà été membres de l’exécutif sous Bouteflika. Le nouveau chef d’Etat a été aussi membre de l’exécutif, deux fois ministre et Premier ministre. Les groupes d’intérêts, les familles et les personnalités ayant soutenu le cinquième mandat se trouvent rétribués dans la nouvelle configuration au niveau national, régional ou diplomatique.

Le directoire des décideurs est dans l’immédiateté en convoquant de vieux réflexes de l’équilibrisme clanique au détriment de la rigueur budgétaire. Au lieu de prendre de grandes décisions susceptibles de mettre le pays en mouvement, le gouvernement prend des mesurettes sans effet sur le quotidien des Algériens et l’intérêt national. Un gouvernement faible et incohérent ne peut prendre que des mesurettes. En attendant Godot, la crise de légitimité se complique davantage entre temps.

Intégrisme culturel et re-traditionalisation

La Culture est bien structurée, son ministère est renforcé par un secrétaire d’Etat chargé de l’industrie cinématographique et un autre chargé de la production culturelle alors ce secteur fait l’objet de réductions budgétaires drastiques. Notons, le budget alloué à la culture a considérablement augmenté entre 2002 et 2014. Plus de 2 milliards d’euros sont injectés dans ce secteur transformé en une caisse de résonance de la propagande officielle. Les programmes culturels ont convergé dans le siphonnage des deniers publics vers des élites, éditeurs, groupes d’intérêts et autres prédateurs. La fermeture des librairies, déjà rares à travers le pays, est la partie visible de l‘iceberg. Les 400 salles de cinéma, « le butin de guerre » sont toujours à l’abandon. Plus de 60% de la population n’a jamais mis les pieds dans une salle de spectacles.

La première mesure de la ministre de la Culture, professeur en philosophie, de surcroît, est l’interdiction aux cadres de son département de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Les cas de figure de débilité sont légion dans l’administration centrale, régionale et locale. Ce qui est remarquable, c’est que chaque responsable agit comme petit chef sécuritaire alors que les véritables enjeux auxquels fait face le pays sont ailleurs. Les bureaucrates zélés dans un tel contexte s’autoproclament des maîtres à penser des artistes et des créateurs. Un film sur l’élection présidentielle de 2014 est interdit de visa culturel au motif d’atteinte aux symboles de l’Etat ! Les atteintes aux symboles de la révolution, l’armée, l’histoire… sont nombreuses. Toute une production, financée par les deniers publics, n’a pas droit de cité.

Industrialisation et assemblage

Le nouveau chef d’Etat n’a pas jugé utile de nommer un ministre de l’Économie, un département pourtant stratégique pour la diversification de l’économie, tant de fois professée. Le système CKD/SKD est maintenu dans le nouveau programme économique. Les militaires en s’accaparant des entreprises publiques en faillite investissent le secteur de l’assemblage. L’enjeu crucial est de construire un complexe militaro-industriel de type égyptien.

L’assemblage de gadgets est, selon les éminents économistes, une étape nécessaire dans le procès d’industrialisation. Plus de 30 milliards de dollars sont injectés dans ce modèle sans être en mesure de fabriquer un écrou ! L’Algérie a plus besoin d’Internet, d’ordinateurs, drones, intelligence artificielle que de voitures, ciment, rond à béton, klashincok.

Les TIC permettent en effet aujourd’hui de « brûler » l’étape du capitalisme manufacturier du XIXème siècle. Si cette masse d’argent était investie massivement dans les secteurs éducatif et formatif pour la promotion des ressources humaines, l’Algérie aurait eu aujourd’hui un autre visage. L’Algérie ne profite pas du potentiel des technologies du digital. La pensée stratégique n’est pas au poste de commande.

Un ministre de l’Enseignement supérieur n’a-t-il pas déclaré haut et fort que l’université algérienne n’a pas pour vocation pour former des nobélisés ! L’augmentation brutale des revenus énergétiques n’a pas permis à l’Algérie de changer de modèle de croissance et encore moins la mise en place d’un projet de société.

L’exploitation du gaz de schiste est inscrite dans le nouvel agenda post-Bouteflika. L’après-pétrole, c’est toujours le pétrole. L’achat de la paix sociale et politique est plus important que la rationalité économique et la consolidation de l’intérêt national.

Action sécuritaire et action politique

Le poste de vice-ministre de la Défense a disparu du gouvernement, le président Tebboune garde le titre de ministre de la Défense, comme son prédécesseur. Le retrait de l’armée du devant la scène politique semble être une concession accordée au Hirak. Depuis le Vendredi X, «Etat civil, non militaire » est devenu le slogan pivotal autour duquel gravitent les autres. La reconstruction de la façade civile est destinée en réalité à la communauté internationale et aux partenaires commerciaux récalcitrants à accorder des prêts à un Etat qui n’est plus ni crédible, ni fiable. L’Algérie était très fière d’avoir remboursé avant terme son endettement alors qu’il était plus judicieux d’investir dans le marché financier porteur à l’époque.

L’élite militaire n’est pas encore prête pour coopter un civil et encore moins une femme qui ne se soumettrait pas à la logique sécuritaire. Le budget militaire serait inéluctablement, comme les autres secteurs, sous le contrôle parlementaire. La priorité de l’action sécuritaire au détriment de l’action politique serait remise en cause. Cette question fut pourtant tranchée lors du Congrès de la Soummam en 1956.

Corruption et prédation

Une campagne anti-corruption inédite, de par sa dimension et son ampleur, a été lancée tambour battant. Elle a rapidement démantelé les réseaux de prédation liés au président déchu. Des premiers ministres, des généraux militaires, des ministres, des PDG, des walis, des maires, des directeurs régionaux… et des oligarques sont emprisonnés pour des affaires de corruption et de prédation. Plusieurs centaines d’officiels de premier rang sont arrêtés sans coup férir.

Plus grave encore, ils ont entraîné dans ce sillage leurs progénitures. L’expression, « tout est pourri », pour décrire le système politique prend alors toute sa signification. Cette opération a révélé au grand jour que la réalité de la privatisation du patrimoine de l’Algérie dépasse la fiction. En dépit de tout cela, la prise de décision obéit, comme par le passé, à la même logique politicienne. Et pour cause. La lutte des clans a permis à un clan de gagner une bataille. La mère de toutes les batailles n’aura pas lieu.

Historiquement, le réalisme politique exige rarement de faire table rase dans les processus révolutionnaires ou de ruptures. Le personnel politique le moins compromis avec l’ancien régime participe à la fabrication et à la construction de la nouvelle grammaire politique. Son expertise technique pourrait être une valeur ajoutée. Le démantèlement de l’Etat profond est toutefois un préalable à la construction du territoire, de la nation, l’Etat.

Les pays de l’Amérique latine et du bloc soviétique représentent un modèle d’une grande actualité pour la région MENA. En Algérie, l’on assiste à un changement dans la continuité. « Le roi est mort, vive le roi ! ».

Le Hirak a mis toutefois en mouvement la société et sa jeunesse, un mouvement citoyen, un mouvement patient et résolu qui ira pacifiquement à son terme.

Pr Rachid Tlemçani

Politologue

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