Lits de cendres (J. Estoup)

Rédigée par M. Cuttier (que nos remercions encore) voici une fiche de lecture du dernier prix de la SAint-Cyrienne. JOCV

Depuis bien des années, les prix littéraires militaires fleurissent, l’un d’eux est décerné depuis 2007 par la Saint-Cyrienne[1]. Un prix spécial peut y être ajouté. Le prix est remis très solennellement sous les ors des salons de l’Hôtel de Ville de Paris lors du grand gala de Saint-Cyr. En 2019, le choix du jury s’est porté sur le livre de Joseph Estoup, officier saint-cyrien, qui servit en Indochine de la fin 1953 à janvier 1955 puis en Algérie de mars 1955 à avril 1961. Sa courte carrière militaire s’est déroulée au loin, là où la France tentait de maintenir l’Empire pour s’achever à la suite du putsch des généraux auquel il a participé.

Par la modestie du propos, l’ouvrage du capitaine Estoup ne s’inscrit pas dans la lignée des faits d’armes et des récits d’opérations héroïques à laquelle nous ont habitués les généraux Jacques Massu, Marcel Bigeard ou le commandant Hélie Denoix de Saint-Marc, pour ne citer que les plus emblématiques, car il ne cherche pas à se justifier mais seulement à témoigner, l’âge venu, pour leur génération trop souvent accusée. Longue hésitation jusqu’au déclic survenu après les obsèques du commandant de Saint-Marc, en août 2013. Il est prêt à exhumer les souvenirs enfouis au plus profond de sa mémoire quitte à reconnaître avoir oublié des faits, des situations.

Il retrace sa carrière ou plutôt sa vie selon les règles de la sociologie militaire : ses origines, sa motivation à l’engagement, la corniche, son brevet prémilitaire parachutiste, sa réussite au concours d’entrée de Saint-Cyr en 1949, la promotion Garigliano, la formation initiale militaire durant les deux ans de scolarité. Tout en reconnaissant « son manque d’attention » et « ses somnolences » (p. 26) lors de la « pompe », il évoque d’entrée combien le contenu de « l’instruction dite générale » était éloigné de la réalité militaire rapidement rencontrée. Car en ce début des années 1950, rien ne concernait l’Indochine et l’Afrique du Nord alors que nombre d’entre eux allaient partir combattre en Indochine. Puis ce fut l’année d’application à l’école de l’infanterie où tout ou presque se joue à l’issue du classement.

De justesse, il intègre les troupes aéroportées de l’infanterie métropolitaine, et par un jeu subtil d’affectation, part en Indochine. Il est instructeur de recrues vietnamiennes. Déception. Fin 1953, il participe à la création du 7e bataillon de parachutistes vietnamiens, le frère puîné du fameux 5e BPVN. Lieutenant, chef de section, il se considère « supplétif chez Bao Daï ». Dépit. Il attend avec impatience le baptême du feu, espérant sauter sur Dien Bien Phu. Las. Il l’a lors d’une opération dans le delta pour empêcher l’infiltration du Viet Minh pendant la bataille. Fin août, mis à la disposition de la commission d’échange de prisonniers, il rejoint le village désigné pour les sous-officiers et les hommes de troupe, déjà sous le contrôle du Viêt Minh quand la France abandonne les populations du Tonkin. Aucune nostalgie, « gêne et honte » (p 31).

 Il rentre en France pour se voit accorder son affectation au 1er BEP,  Corps de la Légion étrangère tout juste rentré d’Indochine qu’il rejoint fin mars 1955 à Zéralda. Après s’être présenté au chef de corps, le commandant Jeanpierre, il prend le commandement de la 1ère section de la 2e compagnie de combat. Il a 25 ans.

Cette année-là, les opérations commencent dans les Nememtcha où naquit une rébellion incomprise par l’administration. Au cours de dix mois d’opérations, le bataillon est devenu le 1er REP au sein de la 10e division parachutiste, le lieutenant Estoup, second de la 2e compagnie, participe à l’opération de Suez en novembre 1956. La mission est d’attaquer Port-Fouad par la mer, par un débarquement d’assaut. Angoisse. Mais rien car le 2e RPC s’est emparé de la ville, la veille au soir. Vide et déficience de la chaîne de commandement. Un « fiasco pitoyable » dû à l’indécision du ministre Lejeune selon l’auteur, mais en réalité, le signe que désormais les acteurs décisionnels en matière de relations internationales et de sortie de crise ne sont plus les puissances européennes mais les États-Unis et l’URSS. Le rapport des forces internationales a changé. L’année suivante, 1957, est l’année d’Alger devenu terrain d’opération. Avec mission pour la 10e DP « d’obtenir des renseignements par tous les moyens » afin d’éradiquer la rébellion et le terrorisme, en exerçant « un métier inconnu », celui de policier. Chaque compagnie a « son quartier, ses rues, ses suspects, ses renseignements, ses surprises, ses emmerdes » et ses souvenirs. Au bilan : arrestation de Yacef Saadi, élimination d’Ali la Pointe, fin de la grève générale, démantèlement des réseaux du FLN local et fin des attentats. 1957 est aussi l’année du Sahara et du « retour aux combats en plein air » (p. 106). Les années suivantes sont centrées sur Guelma, la mort du colonel Jeanpierre et la Révolution de mai 1958 ; le « Plan Challe » en 1959[2] ; les barricades, en 1960 et le pronunciamiento en 1961.

L’un des intérêts du livre est de montrer comment les buts de guerre fixés par le pouvoir politique évoluant, le doute s’est peu à peu distillé dans les esprits. Tout d’abord l’écœurement et la stupéfaction à la découverte d’un pont « entre Yacef Saadi et le président du Conseil Bourgès-Monoury, voire le président Coty » (p. 100). Découverte suivie de celle du réseau d’Européens chrétiens-démocrates, tant laïcs que religieux, « complices du FLN », cette France « dit intelligente » est mobilisée contre l’action de l’armée. Les conditions du retour du général de Gaulle au pouvoir en mai 1958 ont d’autant plus politisé l’armée que le Courrier de la colère de Michel Debré rassure les militaires et les « chauffent à blanc ». Puis c’est l’annonce du référendum constitutionnel du 28 septembre que l’armée organise en y mettant tout son cœur. 1960 marque le temps de la lassitude, des ressorts distendus, des sacrifices et de la critique unanime de la politique du général à la popote des officiers. Le 10 novembre, une compagnie perd onze tués et six blessés graves. Lors des obsèques, à Zéralda, l’aumônier déclare : « s’il faut en croire les discours, nous ne savons plus pourquoi nous mourons ! » et le chef de corps ajoute : « Il n’est pas possible que votre sacrifice demeure vain » (p. 191). Le premier quitte le régiment et le second est remplacé d’étrange façon. Crise au 1er REP où des officiers demandent leur mutation, des capitaines refusent de partir en opérations « ne voulant plus faire tuer un légionnaire pour l’Algérie algérienne » (p. 198), ils sont relevés de leur commandement alors que se prépare le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie, le 7 janvier 1961. Le général commandant la 10e DP doutant de la capacité du nouveau chef de corps à reprendre en main le régiment, nomme adjoint en janvier 1961, son sous-chef d’état-major, le commandant de Saint-Marc. L’auteur évoque rudement son parcours algérien sans toutefois connaître son passé durant la guerre et en Indochine. A cette époque, les unités partent en opération pour plusieurs mois, c’est le cas de la 3e compagnie du capitaine Estoup de novembre 1960 à la mi-avril 1961 dans le Constantinois puis en Kabylie. A son retour, il apprend l’ordre du commandant en chef d’application du cessez-le-feu unilatéral associé à une consigne de durcissement du maintien de l’ordre. Ayant perdu bien des hommes dans les derniers combats, il refuse « en conscience d’engager des vies sur une tromperie », pour lui, le référendum donne la victoire à l’adversaire et poursuivre le combat n’a « plus de sens » (p. 231) sans parler de l’abandon de la population vécu en Indochine.

L’addition de ces faits explique le basculement lorsque le commandant de Saint-Marc, commandant par intérim, réunit les capitaines pour leur exposer le projet du général Challe de coup de force contre le pouvoir politique afin de sauvegarder le résultat des succès remportés sur l’ALN et s’assurer ou non de leur consentement. Dans le plan d’action du 1er REP à Alger, le capitaine Estoup reçoit l’ordre de contrôler des émetteurs radio situés entre Zéralda et Alger. Ce qu’il fait en improvisant. Puis comme le reste de l’armée, il suit l’événement en écoutant les nouvelles depuis des transistors. Échec. Le 25 avril, le général Challe met fin à l’opération et se constitue prisonnier. Le 26, le capitaine Estoup rejoint Zéralda, son « unité au complet. ». La suite est bien connue : l’arrestation des officiers, le départ en chantant « je ne regrette rien » devant les gendarmes, l’arrivée à Villacoublay, la veille de Camerone, la dissolution du 1er REP le 28 avril « par l’ancien légionnaire Messmer » (p. 214) mais le drapeau préservé, la prison. Le procès au cours duquel il constate « la diligence intelligente » de la Maison Mère et réalise qu’il est jugé par la génération des prisonniers de 1940. Le procès des officiers subalternes suit celui des généraux et officiers supérieurs. Lors du verdict, le capitaine Estoup écope de deux ans de prison avec sursis. Après la levée d’écrou, il était libre, il perdait son grade, était rayé des cadres de l’armée qui « fut d’une extrême froideur envers nous » (p. 245). Devenu un ex-militaire, il devait se préoccuper de trouver un emploi dans le civil, « perdu, naïf, candide dans ce champ à explorer » mais pas seul car lui aussi est secouru par la Saint-Cyrienne qui lui verse l’équivalant de sa solde durant six mois afin de lui permettre de trouver une situation. Beaucoup d’entreprises ouvrent alors leurs portes à ces soldats perdus.

Ce témoignage lui offre l’occasion de quelques mises au point. D’abord un soutien au commandant Roger Faulques et au général Maurice Schmitt, injustement accusés de torture. Puis une remise à sa place de Jean-Marie Le Pen qui n’a jamais été chargé d’interroger un suspect. Longtemps, il a gardé un profond ressentiment envers deux personnages. Michel Debré, « meneur politique du courant de défense inconditionnelle de la présence française en Algérie » dont la nomination comme Premier ministre rassura mais qu’il regarde comme « l’archétype du tribun trompeur qui abandonne sans scrupule et la cause qu’il soutenait et ceux dont il avait excité l’ardeur à la défendre. » (p. 291) Le général de Gaulle, le « grand dieu de l’Élysée » (p. 189), « le manipulateur » auquel il reproche ses louvoiements, de ne pas avoir aimé les Français car « il gouvernait la France », son « cœur de pierre », son dédain de Harkis (p. 292). Rancune remisée.

Ces Lits de cendres sont l’ultime cri d’un vieil homme qui ne veut pas oublier les déchirures du passé, celles de l’affrontement national impliquant un grand corps de l’État car épurer le passé revient à le nier (p. 293).

                                                             Martine Cuttier

[1] L’association amicale des élèves et anciens élèves de l’école spéciale militaire.

[2] Il est passé capitaine et a pris le commandement de la 3e compagnie.

Joseph Estoup, Lits de cendres, Yveline édition, 2018, 307 p (ici)

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