Grand débat national et réflexion stratégique (J. Dufourcq)

Depuis quelques mois, le pays est agité de manifestations. Le gouvernement y a répondu par l’organisation d’un grand débat national qui arrive à son terme. La Vigie publie ici un texte de son rédacteur en chef, Jean Dufourcq, qui expose sa contribution à ce grand débat national par rapport au besoin de réflexion stratégique. JDOK

Comme nous y avons tous été invités par la lettre du Président de la République du 13 janvier 2019, j’ai débattu avec des proches de notre projet national et européen et des nouvelles manières d’envisager l’avenir. Ce débat informel s’est inscrit dans deux des thèmes retenus pour le Grand débat national, l’organisation de l’Etat et la démocratie.

Il a porté sur la réalité des travaux stratégiques et la pertinence des engagements extérieurs de la France avec l’ambition de contribuer à la relance stratégique de la France. Il me semble en effet que la période est cruciale pour l’autorité mais aussi la viabilité même de notre pays comme acteur principal de son destin. Le recul de crédibilité de la France est patent ; il résulte de la combinaison de l’incapacité du pays à assainir à son système socioéconomique et de ses choix stratégiques hasardeux qui l’empêchent désormais de tirer bénéfice de la mondialisation.

Comme l’a affirmé le Président de la République, « pour moi, il n’y a pas de question interdite ». Ce que j’ai compris comme « il n’y a pas de domaine réservé ». Car je considère que dans les questions stratégiques, celles qui engagent le sang du militaire, l’argent du contribuable, la crédibilité du pays et sa vulnérabilité aujourd’hui et demain, il ne peut y avoir de fait du Prince et de ses conseillers. C’est la démocratie qui le veut.

Le diagnostic partagé est qu’en l’absence d’un débat expert et d’un relais public sérieux, les engagements stratégiques de la France ne sont guère soutenus par une opinion publique qui n’en perçoit ni le bien-fondé, ni les conséquences. Les questions suivantes ont donc été analysées :

  1. Pourquoi le débat stratégique s’est-il appauvri à ce point depuis la fin de la Guerre froide ?
  2. Comment la haute fonction publique et les médias se sont saisis du débat stratégique jusqu’à le monopoliser aux dépens des stratégistes militaires et universitaires qui l’ont conduit avec compétence, autorité et loyauté pendant la Guerre froide et avant ?
  3. Jusqu’à quel point les enjeux sociaux et industriels ont encadré, orienté voire piloté les choix de sécurité du pays ?
  4. Quelles sont les mesures correctives précises qu’il faut apporter pour que la ressource d’intelligence stratégique française soit mieux mobilisée et employée pour servir les intérêts de sécurité, les valeurs, les atouts et les responsabilités du pays ?

Réponse à ces quatre questions initiales

  • Pourquoi le débat stratégique s’est-il appauvri à ce point depuis la fin de la Guerre froide ?

Nous pensons qu’un flottement stratégique s’est installé durablement lorsque quittant la période bipolaire et la position de la France en retrait stratégique de l’Otan dans une position d’autonomie stratégique, nous sommes passés de notre posture de défense nationale à une posture de sécurité collective assumée dans la construction européenne sans avoir su ou pu transférer à la nouvelle Union européenne le capital d’autonomie stratégique hérité des fondations de la Ve République. Deux consultations populaires (traité de Maastricht en 1992 et référendum constitutionnel en 2005) nous ont alors montré la faible marge de manœuvre politique des exécutifs. En 2009, la France réintégrait l’Otan sans consultation. Ces étapes se sont déroulées dans des cercles d’experts et l’opinion publique en a été écartée. Aucun débat stratégique n’a été entrepris alors avec sérieux tant les conclusions en auraient été hasardeuses. La démocratie n’y a pas trouvé son compte et le débat stratégique français s’est étouffé.

  • Comment la haute fonction publique et les médias se sont saisis du débat stratégique jusqu’à le monopoliser aux dépens des stratégistes militaires et universitaires qui l’ont conduit avec compétence, autorité et loyauté pendant la Guerre froide et avant ?

Notons aussi que cette période a coïncidé avec celle de la modernisation des structures de l’État, et notamment de celles des ministères régaliens, Affaires étrangères et Défense, qui ont connu des tensions internes (concentration administrative et restriction financière, tensions idéologiques entre les esprits communautaires et souverainistes, tensions opérationnelles entre les tenants de la sécurité collective organique et partagée et les interventions extérieures préventives en coalition, …). Le recours excessif aux Livres blancs a introduit des nouveaux acteurs sans repères opérationnels dans le débat stratégique, des hauts fonctionnaires portant les logiques de Bercy, les lobbys portant les logiques industrielles ou les engagements progressistes influencés par la dynamique de paix de l’ONU ou des États proches au profil néo-conservateur… La marginalisation progressive du haut commandement militaire sous l’action concertée d’une relève de générations sans expérience et de priorités le plus souvent corporatistes et idéologiques a privé l’exécutif de recul et de hauteur de vue pour définir les priorités stratégiques du pays. Il en a résulté une perte de spécificité stratégique de la France, incapable de produire une pensée stratégique qui lui soit propre, référencée à son histoire, sa géographie et sa culture stratégique.

Deux autres facteurs sont venus amplifier cette perte de compétence, de recul et de raison stratégique français : la crise des organes de recherche stratégique, celle liée de l’université, et enfin celle des médias. Des études devront être conduites sérieusement pour étudier du point de vue de la sociologie des institutions ces évolutions très dommageables qui ont affaibli la posture stratégique de la France. La prévalence d’un modèle académique importé des war studies américaines ou anglaises, le rejet par le monde universitaire de toute nouvelle discipline spécifique, au confluent des relations internationales et des affaires stratégiques, ont confiné la recherche stratégique française à l’extrême quand les chercheurs militaires étaient orientés systématiquement vers les domaines économiques (le règne de la performance) et le domaine scientifique ou technique (le développement des matériels d’armement). Le débat stratégique devenu le parent pauvre se concentrait dans quelques espaces où régnaient en maîtres quelques experts voire quelques gourous dont l’influence était complaisamment relayée par une presse spécialisée, choyée par l’exécutif, et progressivement enrôlée dans l’exposé et le relais de ses éléments de langage. Cette pratique qui s’est répandue et généralisée a permis de multiples approximations stratégiques depuis 25 ans que le bon sens populaire a aisément relevées et qui ont contribué à démobiliser les experts et à dérouter une opinion publique soucieuse de l’autorité du pays. Notre groupe composé de personnes qui le déplorent pourra développer ces points si nécessaire. Mais le pays a mal été servi par les stratégistes et il s’en doute assez pour manifester sa réticence aux actions extérieures illisibles malgré son soutien constant aux forces armées déployées.

  • Jusqu’à quel point les enjeux sociaux et industriels ont encadré, orienté voire piloté les choix de sécurité du pays ?

C’est dans le cadre d’un débat stratégique appauvri par le recul et la compétence insuffisants de ceux qui le pratiquaient que se sont développés durablement deux biais qui ont contribué à pervertir notre débat de sécurité nationale. Tous deux ont trait à la situation économique préoccupante du pays qui a fortement pesé sur notre industrie nationale. Domaine d’excellence de la Ve République voulu par ses fondateurs pour mettre la France à l’abri des menaces, le secteur de l’armement devenu très performant a été engagé dans une course à l’emploi pour sauver des bassins menacés de désertification industrielle. On a produit pour le soutenir, sans trop compter, et sans même mesurer la vulnérabilité qu’on introduisait avec des programmes de sauvetage de l’emploi ou des contrats au profit partenaires bien souvent douteux, aux plans stratégiques voire simplement éthiques. On est allé jusqu’à faire des armées des outils de démonstration voire d’appui à des entreprises répréhensibles mais auxquelles nous conduisaient des partenariats douteux. Cette posture délibérée s’est amplifiée au cours des dix dernières années. L’exécutif s’est considéré comme intouchable dans ses choix et ses engagements aux contours aussi peu précisés que justifiés. Cela a été le cas en Afrique, au Levant et de façon caricaturale en Syrie, au Yémen …

L’opinion publique qui a relevé le limogeage sans manière du Chef d’état-major des armées ou la récente critique sans nuance des modes d’expression libre des militaires en a retenu que l’exécutif avait des choses à cacher pour manifester ainsi son autorité. Ce qu’il y avait à masquer, c’est sans doute la priorité économique du soutien aux industries nationales, l’absence de mesure des conséquences à long terme des actions entreprises et surtout le fait qu’elle n’était pas conviée à en débattre publiquement ni par le biais de la représentation nationale informée des coûts mais bien peu sollicitée pour orienter les choix stratégiques.

  • Quelles sont les mesures correctives précises qu’il faut apporter pour que la ressource d’intelligence stratégique française soit mieux mobilisée et employée pour servir les intérêts de sécurité, les valeurs, les atouts et les responsabilités du pays ?

La communauté stratégique française est à transformer d’urgence pour restaurer l’autorité du pays et lui permettre de redéfinir un cadre stratégique dans lequel il se reconnaisse et il puisse défendre ses intérêts. Aujourd’hui, cette communauté est éclatée dans de multiples domaines d’expertise sans mobilisation pluridisciplinaire par défaut de méthode scientifique, par prétention épistémologique, par biais idéologique ou suivisme politique … Il n’y a plus d’espace de compilation et de concertation des approches sectorielles, ni de synthèse stratégique. Les jeux d’influence extérieure se multiplient et la France se trouve enrôlée, parfois même à son insu, dans des jeux où elle est instrumentalisée par des partenaires plus clairvoyants ou déterminés qu’elle. L’opinion publique et les experts sont tenus à l’écart du débat par une presse spécialisée qui s’est arrogée l’exclusivité de la présentation des réalités et qui milite de façon délibérée pour le soutien des actions d’un exécutif qui la soigne. Il n’y a plus de lieux d’expression régulière d’une pensée alternative, d’une Second track policy économe et inventive, ouverte au débat public ou couverte du fait de la sensibilité des dossiers. C’est une perte de substance et de recul qui s’accentue depuis la fin de la guerre froide et qui contribue à la décadence française.

Or la ressource d’intelligence stratégique française est importante et des réservoirs d’expertise existent. Comme il reste notamment dans les armées françaises un important gisement de loyauté, d’autorité et de recul stratégique. Il faut réformer tout ce secteur en profondeur pour que notre pays dispose enfin d’une organisation de l’État et des services publics capable de définir et de conduire en sureté une politique extérieure cohérente, compréhensible par tous les citoyens car clairement articulée sur la défense des intérêts du pays, celle de ses valeurs, la réduction de ses vulnérabilités, l’exercice de ses responsabilités et la promotion de ses atouts. Cette réforme faisable sans délai est urgente.

  • Propositions

Comme le demande le Président de la République dans la lettre qu’il nous a adressée, les propositions faites doivent permettre de structurer les positions de la France au niveau européen et international. La réflexion a conduit à formuler deux propositions précises :

  • La mise en place d’un instrument de régulation stratégique en charge d’éclairer l’exécutif sur la continuité et la cohérence du projet stratégique de la France, par-delà le cycle des législatures et des circuits fonctionnels existants. Ce nouvel outil de conseil indépendant est simple dans sa conception et peu coûteux dans son fonctionnement. Une vingtaine d’experts y suffisent et il fonctionne comme le Conseil d’Etat ou Conseil Constitutionnel.
  • L’ouverture d’un vrai débat sur l’Europe moins simpliste que le clivant choc entre progressistes et populistes et moins aligné que la doxa américano-allemande sur le suprémacisme atlantique. Beaucoup pensent aujourd’hui que l’UE ne peut plus porter le projet européen, qu’il faut identifier les acquis à recueillir et préserver, et enclencher un nouveau projet plus géopolitique, plus central, civilisationnel et en phase avec l’avenir d’une planète de 10 milliards d’habitants.

Pour porter ces deux propositions, trois annexes détaillées ont été ajoutées à cette contribution enregistrée par le Grand débat le 18 mars : le code génétique de la stratégie française; continuité et inertie de l’analyse stratégique française ; il nous faut une plus grande Europe. Elles n’engagent pas La Vigie mais peuvent être diffusées à la demande via le site La Vigie (contact@lettrevigie.com).

Jean Dufourcq

CA2, docteur en science politique, IHEDN,

chercheur en affaires stratégiques,

Rédacteur en chef de La Vigie

28 mars 2019

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