Les États-Unis et le monde (M. Kandel)

Martine Cuttier nous propose cette fiche de lecture d’un ouvrage récent de Maya Kandel, Les États-Unis et le monde, de George Washington à Donald Trump, récemment paru. Merci à elle. JDOK

Le livre passe en revue le rapport des États-Unis au monde depuis la proclamation de l’indépendance des Treize colonies, en 1776 à nos jours. Sur cette période de deux siècles et demi, l’auteure montre, au gré de quelques dates-ruptures : 1776, 1865, 1898, 1919, 1945,1973 et 1991, comment les Américains se perçoivent eux-mêmes, perçoivent leur puissance dans le monde et perçoivent le monde, en vertu des principes de Pères fondateurs réinterprétés au gré de leur montée en puissance, en fonction de leur identité, de leur culture, de leur religion, de leur histoire, de leur Constitution, de leurs intérêts économiques et de leur relation à l’Europe. Le propos consiste à réexaminer un certain nombre de mythes sur la politique étrangère en particulier leur prétendu isolationnisme alors qu’ils n’ont cessé d’intervenir, mus pas la défense de leurs intérêts, en fonction des enjeux de puissance et des rapports de force.

Mus aussi par leur exceptionnalisme fondé sur leur conviction d’être le « peuple élu réalisant un destin unique et universel sur la Terre promise du continent nord-américain » et d’avoir une mission, « un rôle unique et spécial dévolu au pays le plus qualifié pour guider le monde vers la paix et la prospérité »[1]  Passant « de la nouvelle Israël à une nouvelle Rome »[2], de « l’exceptionnalisme exemplaire à un exceptionnalisme missionnaire qui doit éclairer la marche du monde », la géographie de leurs interventions s’est accrue du territoire à conquérir, au monde américain et pacifique puis atlantique et au reste du monde. A ce sujet, référence est faite aux idées de l’amiral Alfred Mahan[3] qui prône la construction d’une marine de guerre afin de protéger le pays et les routes maritimes empruntées par la flotte commerciale assurant les exportations. Selon le stratégiste, l’hégémonie continentale n’est pas suffisante à assurer la domination mondiale, seule la maîtrise des mers, le Sea power garantit la puissance. Dès lors, les Américains développent une stratégie navale tournée vers les océans jusqu’à ce qu’à l’issue de la Seconde guerre mondiale et sur fond de Guerre froide, ils quadrillent le monde et répartissent leur marine en cinq grands commandements militaires avec de grandes flottes et des bases militaires pré-positionnées.

Curieusement, le quadrillage n’est pas inscrit dans une vision géopolitique alors que durant la Guerre froide, la politique de containement visait certes à « endiguer » le communisme, idéologie mortelle pour le libéralisme tant économique que politique et pour la supériorité du modèle américain, mais s’appuyait sur la théorie élaborée par Nicolas Spykman[4], conception « réaliste » des relations internationales. Il modifie les conclusions d’Halford MacKinder[5] sur la domination des puissances maritimes car l’unité du Heartland étant théorique, le pivot du monde se situe sur les bordures de l’Eurasie : le Rimland, champ de bataille entre puissances maritimes et continentales. En le contrôlant, les puissances continentales concurrencent les puissances maritimes. Et inversement, en le verrouillant, ces dernières empêchent les premières de projeter leur puissance.

Ayant acquis une place dominante dans le monde, les États-Unis peuvent empêcher toute émergence d’un compétiteur de leur niveau disposant de la profondeur stratégique terrestre et de la puissance maritime. Durant la Guerre froide, les États-Unis ont bridé la puissance russe en l’encerclant par un système d’alliance sur le Rimland[6]. Après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, ils ont resserré leur dispositif par le Partenariat pour le Paix étendu à l’Asie centrale et aux anciens pays du pacte de Varsovie qui ont fini par intégrer l’OTAN. Des mesures prolongeant la « grande stratégie » reposant sur une action coordonnée entre diplomatie, politique économique, propagande, posture et capacités militaires, pouvoir de contrainte et pouvoir d’attraction[7] que le politologue Joseph Nye a traduit par les concepts de hard et soft power.   Depuis que le président Barack Obama a initié « le pivot », les États-Unis tentent d’empêcher la Chine, le nouvel ennemi, de projeter sa puissance maritime en renforçant leurs bases militaires dans les pays alliés de l’océan Pacifique. L’analyse géopolitique donne du sens à toute politique étrangère, elle permet d’appréhender les constantes du temps long et de les mettre en perspective avec l’actualité des rapports de force.

La trame du livre consiste à montrer que les choix de politique étrangère résultent le plus souvent d’un bras de fer ou d’un accord entre le pouvoir exécutif (que les présidents soient démocrates ou républicains) et le Congrès particulièrement le Sénat. Dans le temps, les institutions ont évolué d’une suprématie du Congrès vers une présidence impériale. De ce point de vue, le titre du livre intégrant Donald Trump, le lecteur, auditeur et téléspectateur, avide de comprendre la politique controversée de l’actuel président, trouve au gré des pages des pistes de compréhension de sa politique étrangère qui contrebalancent un discours médiatique français unanimement hostile et situent la nouvelle présidence entre continuité et rupture.

Le slogan phare de la campagne du candidat républicain « America first »[8] ne fait que redéfinir l’intérêt national. Continuité. Sur la question de l’immigration, le président veut mettre un terme à l’afflux de migrants particulièrement en provenance d’Amérique latine. En 1921, les « lois des quotas » suivies en 1924 de la loi Johnson-Reed avaient verrouillé les portes du pays jusqu’à ce que leur abolition en 1965 ouvre la voie à de nouvelles vagues d’immigration, en provenance du sud du continent[9]. Rappelons que le président Trump n’est pas le premier à chercher à limiter les flux, avant lui, ses prédécesseurs ont favorisé la création des maquiladoras[10] du côté mexicain de la frontière du Rio Grande. Il poursuit la construction du mur et innove (!) en séparant les parents migrants de leurs enfants. Une politique à mettre en rapport avec un repli identitaire d’une fraction de la nation américaine. Il reprend le slogan « la loi et l’ordre » du candidat Richard Nixon, élu grâce à la « stratégie sudiste ». A cette époque, les électeurs démocrates blancs du Sud et ceux du Midwest basculent vers le parti républicain qui y trouve sa base électorale la plus nombreuse et devient plus conservateur, plus militariste, plus nationaliste voire raciste et plus religieux[11], amorçant une révolution conservatrice[12] à l’origine de la victoire du président Ronald Reagan. Selon l’auteure, depuis quatre décennies, le parti républicain évolue vers « ce qui ressemble de plus en plus à un parti nationaliste blanc chrétien », « symptôme d’une crise identitaire instrumentalisée par les politiciens républicains à des fins électorales. »[13] Le président Trump incarne une Amérique blanche animée d’« une méfiance voire d’une franche hostilité à l’encontre des « élites » du Nord-Est »[14]. Son élection est une réponse à la crise existentielle américaine contemporaine.

La promesse d’America first conditionne la politique économique peu évoquée d’un président dont l’objectif est de redresser l’économie américaine quitte à faire voler en éclat l’organisation mise en place par les États-Unis après 1945 au profit du libre-échange jusqu’à l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Déjà en 1921 puis en 1929, au nom de la priorité accordée aux intérêts américains, les taxes aux importations furent élevées pour le restreindre[15]. Les cibles sont l’Europe et surtout la Chine avec lesquels la guerre des droits de douane a commencé. Le candidat Trump s’est fait élire par les laissés pour compte de la mondialisation, synonyme de désindustrialisation, de délocalisations, de restructurations au nom de la compétitivité et de l’optimisation du capital investi[16]. Rupture. L’auteure n’aborde pas le volet écologique d’America first. En juin 2016, le président Trump a annoncé le retrait américain de l’accord de Paris sur le climat ratifié par le président Obama, en 2015, qu’il juge mauvais pour les entreprises et les emplois dans un pays riche en charbon, gaz et pétrole.  Climato-sceptique, il retient la dimension économique.

Ces deux points n’ont de sens que par rapport à une vision plus globale de la situation internationale. Continuité. America first prolonge la prise de conscience du président Obama de l’évolution du système international marqué par le déclin relatif de la puissance américaine face à l’ascension de nouvelles puissances qui remet en cause l’exceptionnalisme américain dont l’interprétation varie depuis la fondation des États-Unis selon les présidents et les contextes[17]. Une lecture de la politique étrangère et du leadership américain privilégiée par l’auteure. Le président Trump répond au défi et défend, sans précaution de langage, la reconstruction intérieure, une diminution du rôle international des États-Unis, un désengagement militaire, thèmes qui furent au cœur de la campagne électorale et vont dans le sens de l’opinion publique[18]. Cependant le président Trump ne remet pas en cause la militarisation de la politique étrangère, lui aussi augmente le budget militaire qui a doublé depuis les années 2000[19] tandis qu’il diminue de 10% le budget du département d’État[20]. Il ne revient pas non plus sur le « quadrillage stratégique mondial proprement impérial »[21] surtout face à la Chine, mais rejette le multilatéralisme édifié après 1945 avec l’ONU[22] et l’OTAN, afin d’asseoir l’ordre américain dans le monde bipolaire. Comme les présidents Bush et Obama, il insiste auprès des Alliés européens pour qu’ils fassent davantage pour leur défense et leur sécurité, il rappelle qu’ils doivent y consacrer 2% de leur PIB. Il semble qu’après les années 1990 où les États-Unis furent l’« hyperpuissance » et le « gendarme du monde » dans une configuration unipolaire, ils choisissent leurs intérêts nationaux, America first dans un monde en recomposition vers la multipolarité où les rapports bilatéraux redeviendront la règle.

Un livre à lire.

Martine Cuttier

  • Maya Kandel, Les États-Unis et le monde, de George Washington à Donald Trump, Perrin, 2018, 197 p. : Lien éditeur

[1] P 13.

[2] P 77.

[3] Alfred Thayer Mahan, L’influence de la puissance maritime dans l’histoire. 1890.

[4] Olivier Zajec, Nicolas John Spykman, l’invention de la géopolitique américaine. Un itinéraire intellectuel aux origines paradoxales de la théorie réaliste des relations internationales, PUPS, Mondes contemporains, 2016.

Olivier Zajec, Les secrets de la géopolitique, Tempora, 2008, pp 30-38.

[5] Selon le géographe britannique, l’Eurasie constitue un pivot géographique. Son cœur stratégique, le Heartland se confond avec la Russie et est bordé de Coastlands. Autour se trouve l’insular crescent soit la Grande-Bretagne, le Japon et au loin les Etats-Unis encerclant le Heartland. Pour MacKinder, les conflits naissent des frictions entre le pivot et les bordures.

[6] OTAN, pacte de Bagdad, OTASE et alliance avec la Chine dans les années 1970.

[7] P 115.

[8] Avant l’attaque de Pearl Harbor, le mouvement America first militait contre l’entrée en guerre des Etats-Unis en Europe. P 101.

Ce slogan fut repris, lors des primaires, avant Donald Trump, par le candidat républicain, Ted Cruz.

[9] P 96, 128,

[10] Il faut aussi tenir compte du plus faible coût de la main d’œuvre.

[11] Le réveil religieux des protestants évangéliques qui est cyclique, s’est construit contre l’athéisme soviétique.

[12] Elle se caractérise par des éléments récents de l’histoire américaine comme le Presidential Prayer Breakfeast, la référence à One Nation under God dans le serment d’allégeance au drapeau, la mention In God we trust inscrit sur le dollar. C’est aussi une alliance entre certains secteurs du capitalisme et le mouvement évangélique born again qui a commencé avec le soutien de l’administration de Franklin Roosevelt, s’est poursuivie sous celle des présidents Harry Truman et Dwight Eisenhower.  Pp 129-132.

[13] P 180.

[14] P 129.

[15] P 93.

[16] Le rejet de la mondialisation, n’est pas spécifique aux Etats-Unis, il s’exprime de plus en plus largement en Europe avec le Brexit et l’accès au pouvoir de partis politiques dits « populistes ». En France, le géographe Christophe Guilly a qualifié de « périphériques », les territoires fragilisés par la mondialisation où se développe une « contre-culture » hostile au libéralisme-libertaire.

Christophe Guilly, La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Champs, 2015.

[17] Pp 169-175.

[18] P 165 et p 175.

[19] Le président Obama avait pré-budgété une hausse de 19 mds de d et le candidat Trump proposait une hausse de 54 mds soit en réalité, une augmentation de 35 mds de d avec une part significative pour l’US Navy renforcée en Asie-Pacifique. Rappelons que le budget total s’élève à 603 mds de d soit presque 4% du PIB.

[20] Dont 650 m de d à l’USAid.

[21] P 122.

[22] L’âge d’or d’un conseil de sécurité libéré du blocage de la guerre froide n’a duré qu’une décennie (1990-1998) et s’est clôt avec l’intervention au Kosovo sous l’égide de l’OTAN. Le choix du président William Clinton de contourner le Conseil de sécurité indique une dégradation du multilatéralisme par les Etats-Unis.  P 158.

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