Le RAP FEU ART en Ukraine (G Aubagnac)

Depuis que nous traitons de la guerre d’Ukraine, nous avons relancé la notion de RAPFEU (rapport de feu) qui vient compléter celle de RAPFOR (rapport de forces). Au début, en décembre 2022 (ici), nous ne savions pas très bien si la notion était usitée par nos anciens, notamment artilleurs. C’est pourquoi nous sommes très reconnaissants au Lieutenant-Colonel (ER) Aubagnac, ancien conservateur du musée de l’artillerie, de nous faire le point sur cette notion qui depuis s’est largement diffusée chez les analystes. La guerre d’Ukraine nous l’a fait redécouvrir. Merci à lui. LV.

Source photo ici

Le conflit en Ukraine a rappelé, depuis deux ans, quelques fondamentaux de l’art de la guerre connus depuis la motorisation du fait guerrier[1] et que les guerres périphériques menées par la France depuis 1962 avait fait en partie oublier[2]. L’infanterie est nécessaire pour tenir le terrain ; l’artillerie permet de conquérir ou de sauvegarder de grands espaces profonds ; les chars donnent de l’amplitude à la manœuvre ; le génie est nécessaire dans l’aménagement du terrain ; les transmissions rapides et sécurisés participent à la cohérence d’une ensemble complexe ; la maîtrise des airs donne de la liberté au sol ; la logistique est la reine des batailles. Et la quantité est aussi une qualité. Bien sûr il y a des nouveautés : le cyber et les drônes.

Le chef d’état-major de l’armée de terre, avec une grande honnêteté, vient de déclarer le 19 mars 2023 : « Les nouvelles formes de conflictualité s’ajoutent aux anciennes sans les remplacer : la guerre électronique n’est pas exclusive de corps-à-corps dans les tranchées ; les attaques cyber de duels d’artillerie ; les manipulations informationnelles de combats urbains maison par maison ; les missiles hypervéloces de frappes de drones à bas coût. » [3]

La guerre en Ukraine a aussi montré que nous étions encore très loin de l’emploi de l’artillerie et des consommations de munitions durant les deux guerres mondiales[4]. En effet, durant l’été 2023, il a fallu redécouvrir la question du nombre de canons et des approvisionnements en obus, domaine de l’artillerie sol-sol. Ce seul sujet va être traité ici dans un souci de vulgarisation même s’il faudrait pour être exhaustif traiter la question des missiles et des roquettes qui permettent de prendre en compte la profondeur du champ de bataille, y compris les arrières et les lignes logistiques mais dont l’emploi relève parfois plus du registre politique que strictement militaire.

Dans le domaine de l’artillerie, en France, les fabrications ont été relancées. Les stocks de munitions sont aussi un souci majeur ; là-aussi les fabrications ont été amplifiées et les stocks existants dans certains pays recherchés. Au niveau international, la France s’est aussi largement impliquée, techniquement et politiquement, dans ces questions avec « la coalition capacitaire « Artillerie pour l’Ukraine »[5]. Depuis les « fameux dividendes de la paix » chers à Laurent Fabius en 1991, la défense n’a plus été une réelle question régalienne. La France a donc relancé, dans l’urgence, les fabrications de Caesar et de munitions d’artillerie tout en essayant de remonter en puissance depuis une situation que certaines considèrent – à juste titre ? – comme catastrophique[6].

Le journal La Voix du Nord écrit le 18 mars 2024 : « L’armée russe tire aujourd’hui 20 fois plus de missiles et d’obus que les Ukrainiens. Jamais le rapport de feu entre la Russie et l’Ukraine n’avait atteint ces sommets. »[7]  @escortert écrit sur X (tweeter) le 20 mars que « le rapfeu est écrasant, de 13 à 15 ». Mais 13 ou 15 quoi ? Ces ratios sont-ils réellement des rapports des feux ? Ces chiffres sont alarmants mais rend-il compte de la réalité de terrain ? Pour analyser le rapport des feux en artillerie (RAP FEU ART), il n’est pas possible de comparer uniquement le nombre de canons et d’obus. Le sujet est bien plus complexe.

Tirer le plus précisément possible permet, pour le même résultat, de diminuer de manière importante le nombre de canons et d’obus nécessaires.

Tirer et changer d’emplacement le plus rapidement possible permet la conservation des moyens humains et matériels, indispensables à la « prochaine contre-attaque ».

Précision et rapidité sont deux paramètres qui sont, certes, difficilement quantifiables mais absolument majeurs dans une tentative d’analyse du « rapport de feu artillerie ».

Le calibre et les obus

Rien ne ressemble moins à un canon de 155 qu’un autre canon de 155 !

Dans la presse et les médias mais aussi dans les prises de paroles de ministres et d’hommes politiques il a d’abord été question du nombre de canons mais, très vite il a fallu prendre en compte la question des munitions[8] et donc des calibres, sujet déjà largement bien connu es spécialistes[9]. Le calibre étant, en simplifiant, le diamètre interne du tube du canon, en millimètre.

Dans un premier temps, il est apparu – fait aussi bien connu des spécialistes – que l’artillerie ukrainienne était équipée, par l’héritage de l’ancien Bloc de l’Est, de calibres de 122 et de 152 mm alors que, depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays occidentaux tiraient du 105 et surtout majoritairement du 155 mm, calibre du Caesar français, du PzH2000 allemand, de l’Archer suédois, du M777 américain, du K9 sud-coréen, …

Donc, les stocks des anciens pays du pacte de Varsovie, aujourd’hui dans l’Europe et/ou l’Otan, étaient les seuls à pouvoir approvisionner l’artillerie ukrainienne mais ceci n’a pu durer que peu de temps. Les aides venant des Occidentaux ne pouvaient être qu’en calibre 155 Donc il faut changer le matériel ukrainien pour pouvoir, ensuite, approvisionner en munitions.

Mais un même calibre, en l’occurrence le 155, ne veut pas dire un même canon et une munition unique. En outre, pour une munition identique, les standards de fabrication n’étant pas les mêmes suivant les pays et les arsenaux, la qualité, la portée et la précision des tirs ne sont pas identiques. C’est le premier point qui va être présenté dans cette petite étude sur les paramètres d’analyse du RAP FEU ART. Ensuite, la mise en œuvre des tirs d’artillerie dépend de la qualité et du savoir-faire des artilleurs. Là réside le deuxième élément à prendre en compte pour analyser ce rapport entre les armées ukrainiennes et russes : compter seulement le nombre de canons et le nombre d’obus est un raccourci qui peut amener à des conclusions partiales ou partielles autant dans l’évaluation de l’efficacité des tirs sur le terrain que dans la tentative de définir un « palmarès » des pays qui aident et soutiennent l’Ukraine.

Il n’est pas possible de mettre sur un même pied tous les obus d’un calibre de 155. Suivant les types, la forme peut être légèrement différente mais surtout n’importe quel obus de 155 ne peut pas être tiré dans n’importe quel canon de 155. L’âme d’un canon – c’est-à-dire l’intérieur du tube dont la longueur peut varier – peut être différente suivant les types de canons et les pays. Cette âme est rayée mais le nombre de rayures, le pas de celle-ci, leur profondeur peuvent changer suivant les types. Pour effectuer la parfaite adéquation, la « jonction » entre le tube et l’obus, celui-ci est munie d’une ceinture, généralement en cuivre, qui assure l’étanchéité et la jonction fluide entre le tube et l’obus. Cette ceinture doit donc être adaptée au type de rayures. Pour rester dans le domaine des armements français, un tube de 155 TRF1 n’est pas le même que celui d’un Caesar et donc il est difficile de tirer les mêmes munitions si l’on veut garantir l’efficacité optimales du système, portée et précision en particulier. Le Caesar peut tirer les types d’obus du TRF1 mais pas l’inverse !

Il ne faut pas oublier aussi que le mot « obus » est très générique et que, pour un même calibre, il y a divers types d’obus. La presse, même plus ou moins spécialisée, ne rentre jamais dans les détails. Sans prendre en compte les munitions éclairantes ou fumigènes pourtant très intéressantes d’un point de vue tactique, il n’est jamais possible de savoir s’il est question d’obus percutants ou fusants. Les premiers explosent en percutant le sol, les seconds sont munis d’un dispositif appelé fusée qui déclenche l’explosion à la hauteur désirée par rapport au sol. À la vue des images habituelles des zones battues par l’artillerie, il semble que les obus percutants soit majoritairement utilisés par les deux camps alors que pour tirer sur du personnel à découvert ou peu abrité dans des zones boisées les fusants sont plus létaux.

L’obus est propulsé par de la poudre ensachée dans des gargousses, 6 pour le Caesar, 9 pour le TRF1 par exemple. Il existe dès la conception puis la fabrication une corrélation précise entre cette charge de poudre et l’obus, l’ensemble étant appelé « coup complet ».

Suivant le type d’obus, la portée et la précision sont aussi très variables : de moins de 20 km pour les munitions les plus simples jusqu’à 70 km avec les charges propulsives à déclenchement différé tirées par les canons français Caesar qui utilise généralement plusieurs types d’obus « classiques » dont la portée varie de 29 à 55 km.

Il faut aussi prendre en compte qu’au-delà des obus classiques il existe des « obus intelligents » qui sont en mesure de rechercher leur cible – par IR en particulier – dans la mesure où ils sont tirés avec assez de précision sur une zone probable d’activité ennemi. Ainsi, tirés en moins d’une minute, trois obus français de type Bonus [10]ou américain M982 Excalibur peuvent détruire[11] un peloton blindé alors qu’il faudrait une trentaine de coups de 155 classiques pour tenter de neutraliser, si ce n’est de détruire, le même peloton. Toutefois le cout unitaire entre un obus basique et un autre dit « intelligent » varie de 1 à 10.

Même si un coup complet est bien compatible avec un type de canon, les variations de portée et de précisions peuvent être significatives en fonction des arsenaux et des usines qui appliquent théoriquement les mêmes protocoles. Ainsi, des diverses munitions fabriquées par le norvégien Nammo, l’allemand Rheinmetall, le français KNDS (ex Nexter) ou le britannique BAE Systems ou encore aux États-Unis American Ordonnance LLC et General Dynamics OTS n’ont pas rigoureusement les mêmes performances. Il est donc nécessaire d’allotir des munitions par type et même par lot de fabrication pour un même fournisseur afin que les performances constatées lors d’un tir soient rigoureusement les mêmes pour tous les tirs. Mélanger les lots amène à une plus grande dispersion des coups sur le terrain et donc à moins d’efficacité ou avec une plus grande consommation en augmentant proportionnellement les coûts financiers et le poids logistique mais aussi la durée des séquences de tir qui favorisent la contre batterie adverse.

Les tubes et les affuts

 Plus un tube a tiré de coups, plus celui-ci est usé. Cela peut aller très vite : la durée de vie d’un Caesar – le tube proprement dit – est de 2.000 coups à charge maximale. À mesure qu’un l’intérieur du tube s’use – car le frottement de la ceinture de l’obus élargit le diamètre intérieur et il suffit de quelques dixièmes de millimètres – la précision du tir s’amenuise car le rectangle de dispersion s’agrandit[12]  car il ne faut pas oublier que le tir au but avec un obus classique est rarissime.

Pour remédier à tout cela, il convient d’équilibrer les potentiels afin que tous les canons – lorsque ceux-ci tirent en batterie, c’est-à-dire plusieurs en même temps sur un même objectif ou une même zone -présentent le même degré d’usure et donc les mêmes imperfections ou prendre en compte (donc savoir mesurer) la vitesse initiale de sortie de l’obus pour chaque canon. Dans une même batterie, il convient de tirer aussi le même lot de munitions d’où la nécessité de l’allotissement. Ceci demande organisation /anticipation/planification du départ de la chaine logistique au pied du canon.

Le tube sont montés sur un affut et équipé d’un frein qui limite le recul. Là aussi il faut une surveillance particulière car les freins, généralement oléopneumatiques, doivent être parfaitement réglés afin de ramener le tube toujours dans le même plan après avoir correctement freiné sa course arrière afin de ne pas fatiguer le berceau[13] puis le ramené dans sa position de départ du coup. Des freins mal parés mettent en péril la qualité des tirs dans un premier temps et la longévité des pièces. Pour économiser les obus, il convient d’abord « d’économiser » les canons.

Le berceau est lui-même monté sur un affut qui peut être de diverses conceptions. Le canon peut être tracté ou monté sur un véhicule à roues ou à chenilles. Lorsque le canon est automoteur la mise en batterie est, en général, plus rapide que pour un canon tracté car il faut le dételer de son véhicule et ancrer les bèches dans le sol – s’il n’est pas trop caillouteux ou gelé – afin de pouvoir « assoir » la pièce dès le premier coup pour qu’il ne bouge plus lors des tirs suivants Un déplacement du tube d’un degré en direction amène un déplacement de l’arrivée du coup d’environ 250 mètres à 15 km !

Le chargement peut être manuel ou automatique. Le canon français AUF1 sur châssis blindé chenillé permettait un tir par chargement automatique de 6 coups en moins d’une minute. Le canon Caesar permet, en 3 minutes, d’être mis en batterie, tirer 6 coups et sortir de batterie c’est-à-dire quitter son emplacement. Ainsi lorsque le premier obus arrive sur son objectif et que donc le canon peut être potentiellement repéré par l’adversaire, il s’apprête à quitter à position. C’est un facteur très important de furtivité. Néanmoins, ce chargement manuel demande des servants entrainés techniquement et physiquement.

La cadence de tir et la vitesse de mise et de sortie de batterie sont donc des facteurs aussi essentiels d’efficacité que la précision du tir et la qualité des obus à l’impact.

La topographie, les transmissions radioélectriques, l’informatique, les images satellites, le vent, le chaud et le froid …

À ces divers paramètres à prendre en compte pour établir un véritable RAP FEU ART il convient aussi d’ajouter les questions liées à la topographie, à la qualité des transmissions radios et informatiques, à l’acquisition des objectifs par des moyens humains ou techniques ainsi que l’importance des connaissances météorologiques sur la zone d’emploi.

Il est essentiel pour effectuer un tir d’artillerie de savoir exactement où se trouvent le ou les canons et l’objectifs. La recherche du renseignement et la désignation des objectifs sont des enjeux essentiels de l’action de l’artillerie. La précision des moyens topographiques d’observation et d’acquisition est indispensable en liaison avec d’autres moyens, drones, reconnaissance aérienne images satellite, renseignement humain dan la profondeur du dispositif adversaire … Toutefois, au-delà des moyens et des techniques, l’expérience, le savoir-faire et l’entrainement des artilleurs sont absolument nécessaires. La différence dans ce domaine entre les Russes et les Ukrainiens est très significative au détriment des premiers.

Les connaissances de la météorologie locale sont aussi essentielles pour effectuer de bons tirs précis et rapides. La température au sol est un des premiers éléments. Suivant la température ambiante la poudre ne se consume pas à la même vitesse. Le tir de gargousses posées au sol sur palette avec une température de 0° ou -10 ° ne donnent pas les mêmes résultats qu’un jour d’été après une journée passée au soleil à 30 ° : la différence de portée est significative. Lorsqu’un canon tire la chambre et le tube s’échauffe. Si cette augmentation qui fait suite à de nombreux tirs consécutifs est importante elle peut avoir des conséquences sur la portée et la dispersion. La poudre se consume plus vite et la poussée initiale derrière l’obus est plus importante mais l’acier chaud tend à se dilater et donc le diamètre intérieur augmente très légèrement mais suffisamment pour que l’obus « flotte » dans le tube et que chaque coup n’obéisse pas exactement à la même trajectoire théorique. Le sens et la vitesse du vent sont aussi importants, comme les températures le long de la trajectoire et il convient de connaître celles-ci, qui sont souvent différentes au niveau du sol et à mesure que l’on monte en altitude. Un obus de Caesar peut ainsi atteindre 9 000 mètres d’altitude en haut de sa trajectoire ! Tout tir demande donc une étude météo précise et préalable – appelée sondage météo – pour garantir des tirs efficaces et rapides.

 L’artillerie : une arme savante[14]

 Les artilleurs russes tirent beaucoup plus d’obus que les Ukrainiens. Toutefois, le nombre d’obus et de canons, certes importants puisque la quantité est aussi une qualité, n’est pas le seul paramètre à prendre en considération lorsque l’on veut étudier le rapport de force réel.

En effet, tirer beaucoup d’obus avec beaucoup de canons présentent quelques inconvénients. D’abord une logistique lourde, dans tous les sens du terme. Ensuite une empreinte facilement identifiable qui permet une contre-batterie efficace. Enfin un besoin en personnel important. C’est le cas des Russes qui sont en outre défavorisés par un très mauvais et squelettique corps de sous-officiers spécialistes. À l’opposé, les Ukrainiens acquièrent désormais à la fois des matériels performants et des techniques efficaces.

Tous ces aspects liés aux tirs d’artillerie et tous ces paramètres doivent donc être analysés, comparés, « pesés » afin de pouvoir déterminer quel est le réel rapport entre les artilleries adverses. Tout cet ensemble devient de plus en plus complexe. Le temps des artilleurs qui tiraient aux jumelles et à la table de log est révolu depuis longtemps ; je dois faire partie des dernières promotions en école d’application de l’artillerie à y avoir été initié, il y a maintenant près de quarante ans. Les tables de tir, les planches de graphiquage ont été remplacées, dès les années 1980, par des calculateurs et des systèmes informatiques de plus en plus performants. Il est possible d’envisager, aujourd’hui, l’apport de l’Intelligence artificielle (IA) pour appréhender en quelques fractions de secondes tout cet ensemble[15]. Le grand changement de l’artillerie se trouve peut-être là et peut révolutionner son emploi en donnant un temps d’avance à l’artilleur qui l’utilise par rapport à un adversaire plus classique.

La France vient de lancer la création d’une Agence interministérielle pour l’intelligence artificielle de la défense (Amiad). En 2026,  elle devrait regrouper « 300 ingénieurs, chercheurs, doctorants [en vue] de perfectionner les armements, le renseignement et la planification »[16]. L’étude de la gestion des munitions d’artillerie et des canons pourrait être, s’il n’est pas trop tard, une petite partie de son action. C’est donc un dossier à ouvrir dès aujourd’hui.

Le président tchèque Pavel, ancien officier général de l’armée tchèque mais aussi ancien président du Comité militaire de l’OTAN de 2025 à 2018 et donc connaissant sans nul doute bien ces dossiers aurait trouvé dans les dépôts de munitions de divers pays un « stock » de quelques 800 000 obus majoritairement de 155 mais pas seulement. Les conditions de stockage et « l’âge » de ces munitions ne sont pas connus. La presse annonce actuellement que l’Allemagne s’engage à fournir cette année 180 000 obus de 155 venant de « l’initiative » tchèque (provenant de stocks très différents de par le monde), 100 000 commandés à l’industrie et 10 000 sortis des stocks de l’armée allemande. L’addition de ces simples chiffres montrent quelle sera la complexité logistique et d’utilisation pour tirer parti au mieux de cet ensemble hétérogène sachant comme nous venons de le montrer que derrière un mot unique il y a aussi une réelle hétérogénéité qu’il faut savoir gérer pour être, à la fois, économe et efficace. La France prévoit de fabriquer 30 000 obus en 2024 à Tarbes … Fabriquer demande des matières premières : la base de la poudre est constituée par de la nitrocellulose fabriquée à base de coton provenant essentiellement, actuellement, de Chine … Toutefois il ne faut pas être obnubilés par les chiffres même si la quantité est, en soi, une qualité.

Bien sûr, un des enjeux des combats en Ukraine est marqué par l’artillerie et la crise internationale des munitions. Toutefois, un effort significatif doit être fait par les Européens et particulièrement par les Français[17], pour faciliter l’apprentissage et la mise en œuvre de techniques de l’artillerie, efficace, précise et économe en munitions. La « coalition artillerie » doit prendre en compte de manière très significative ces aspects. Il ne faut jamais oublier qu’un bon artilleur ne déplace pas des canons ou « arrose » avec des obus mais manie, intelligemment, des trajectoires. Il fut un temps où l’artillerie française était qualifiée (comme le génie) d’arme savante et où les officiers de recrutement direct étaient issus de Polytechnique. Ces officiers étaient alors à la pointe des techniques de leur temps mais savaient aussi travailler et agir en « mode dégradé » pour pallier les insuffisances de la technique. Les artilleurs français sont encore capables de le faire.

Un bon artilleur doit savoir faire preuve, à la fois, d’esprit de finesse et de géométrie et pratiquer, largement, la subsidiarité et le RAP FEU ART ne peut être seulement une comparaison du nombre de canons disponibles ou d’obus tirés.

L’artillerie russe a encore beaucoup à apprendre pour remplacer la quantité par la qualité. Les Ukrainiens sont à la fois obligés et capables de faire ces sauts technique et tactiques et l’ont déjà démontré. L’artillerie française peut être en mesure de leur permettre d’adapter et d’améliorer leur savoir-faire.

Lieutenant-Colonel (ER) Gilles Aubagnac

 

[1] Gilles, Aubagnac, « L’émergence de l’artillerie dans la bataille », dans Un milliard d’obus, des millions d’hommes : la Grande Guerre de l’artillerie, [collectif], Paris, éd. Lienard, 2016, p. 145-157.

Gilles Aubagnac : «1916 : Les tactiques de l’aéronautique s’intègre à la tactique générale », dans Verdun, la guerre aérienne, Paris, éd. Pierre de Taillac/musée de l’Air et de l’Espace, 2016, p. 53-66.

[2] Michel Goya, Le temps des guépards. La guerre mondiale de la France de 1962 à nos jours, Éditions Tallandier, 2022.

Gilles Aubagnac, « LPM, officiers et esprit chasseur », La Vigie, 3 juin 2023. ici

[3] Général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major : « L’armée de terre se tient prête », journal Le Monde, 19 mars 2023.

[4] Gilles Aubagnac, « Ukraine : ce que l’histoire quantitative nous apprend sur l’artillerie… », journal L’Opinion, 27 septembre 2022.

[5] Coalition artillerie : « Aider l’Ukraine à construire son artillerie du futur », 25 janvier 2024.

https://www.defense.gouv.fr/actualites/coalition-artillerie-aider-lukraine-construire-son-artillerie-du-futur

[6] Jean-Dominique Merchet Sommes-nous prêts pour la Guerre, Éditions Robert Laffont, 2023.

Dossier « La France dans la cour des grands », revue L’Express, n° 3793, 14/20 mars 2023,p. 22-31.

[7]  « Guerre en Ukraine : le rapport de feu russe atteint 20 contre 1, l’artillerie ukrainienne muette ? » journal La Voix du Nord, 18 mars 2024,

https://www.lavoixdunord.fr/1441770/article/2024-03-18/le-rapport-de-feu-russe-atteint-20-contre-1-l-artillerie-ukrainienne-muette

[8] Philippe Chapleau, « Quels sont ces obus de 155 mm livrés par les Occidentaux à l’Ukraine et disponibles à prix d’or ? » Journal Ouest-France du 15 février 2024.

https://www.ouest-france.fr/politique/defense/155-mm-un-calibre-quasi-mythique-disponible-a-prix-dor-a22dc980-ca62-11ee-a3b1-a38454b34a5c#:~:text=Et%20des%20millions%20d’obus,autour%20de%204%20000%20%E2%82%AC%20!&text=C’est%20le%20calibre%20d,%2C%20le%20K9%20sud%2Dcor%C3%A9en%E2%80%A6

[9] Un résumé da la question des canons et des calibres :

https://artillerie.asso.fr/basart/article.php3?id_article=350

 

[10] « L’obus Bonus », https://artillerie.asso.fr/basart/article.php3?id_article=973

https://artillerie.asso.fr/basart/article.php3?id_article=1106

https://youtu.be/ui3nHSj9Ag4

[11] Vocabulaire militaire :

Détruire : rendre une force ennemie inapte au combat.

Neutraliser : mettre l’adversaire hors d’état d’agir efficacement pendant un temps déterminé.

[12] Dispersion : Sur le terrain, la répartition de projectiles tirés dans des conditions aussi identiques que possible est appelé la dispersion. Cette dispersion agit aussi bien en portée qu’en direction. Si le tir comporte un grand nombre de coups, on constate que leur loi de répartition obéit à la loi de Gauss : elle est caractérisée par une surface de forme rectangulaire et donc la longueur est parallèle à la direction du tir (appelé rectangle de dispersion) dans lequel les obus se répartissent.

[13] Le berceau est l’ensemble mécanique muni d’un système de frein qui permet la liaison entre le tube et l’affut. Au départ du coup, le tube recule (il est impossible d’éviter cela) et le frein attenu fortement le recul et empêche que ce mouvement se transmettent à l’affut.

[14] Expression utilisée en France depuis le XVIIIe siècle. Si pour être officier d’infanterie ou de cavalerie au cours le ‘Ancien régime, il faillait un nom et une généalogie, il fallait aller dans les écoles pour apprendre à tirer au canon. Les régiments d’artillerie appartenaient au roi et non à un grand du royaume. La veille devise de l’artillerie Ultima ration regum (le dernier argument des rois) trouve là son origine.

[15] Éric Chol, « L’intelligence artificielle pour dépasser la ligne Maginot », revue L’Express, n°33793, 14/20 mars 2024, p. 10.

Quelques bases du tir d’artillerie : https://artillerie.asso.fr/basart/article.php3?id_article=1999

 [16] Anne Bauer, Julien Dupont-Calbo, « IA : soit l’armée française prend date, soit elle décroche affirme Sébastien Lecornu », journal Les Échos, 8 mars 2024.f

[17] Le maréchal allemand Ludendorff (1865-1937) aurait dit durant la Première Guerre mondiale : « L’artillerie française, je la haie ! … ». Durant les campagnes de la Libération (1943-1945), si les Américains ont fourni canons et obus se sont les Français qui sont restés maîtres de l’habilité dans leur utilisation.

Gilles Aubagnac« L’artillerie terrestre de la Seconde Guerre mondiale » dans revue Guerres mondiales et conflits contemporains, N° 238, avril-juin 2010, p. 43-59.

 

 

2 thoughts on “Le RAP FEU ART en Ukraine (G Aubagnac)

  1. Il faudrait aussi considérer ce qui est la véritable révolution militaire à laquelle nous assistons, et qui est liée à l’utilisation massive des drones et de tout ce que cela implique.
    La question est donc : quel est le « rapport drone » ?

    https://www.capital.fr/economie-politique/lukraine-perd-10000-drones-par-mois-a-cause-du-brouillage-russe-1469157

    D’abord, on doit tirer un trait sur les « avions sans pilote » Reaper ou Bayraktar: ils sont chers et abattus facilement comme les pâles copies des avions à hélice du temps de la marine à voile qu’ils sont.
    On peut toutefois parler des drones jetables à longue distance, qu’ils soient employés en masse par les Russes (les fameux « vélomoteurs » Geran, nommés « Shahed » de manière méprisante par les Ukrainiens du fait de leur origine iranienne) ou de manière plus réduite par les Ukrainiens pour détruire des installations militaires ou industrielles en profondeur. Autant les milliers de drones d’attaque russes, même si abattus aussi en masse sont globalement efficaces et utilisés aussi pour saturer les défenses aériennes ukrainiennes, les trop peu nombreux équivalents ukrainiens ne sont que des outils de communication terroristes, qui à part quelques exploits n’ont pas d’impact véritable.

    Le seul domaine où les Ukrainiens sont véritablement dominateurs et celui du drone maritime: utilisé en masse et apparemment invulnérable contre des bateaux de tout tonnage, ils ont exclu la flotte russe de la guerre en mer Noire. Même si cela n’a pas d’influence véritable sur la conduite globale des opérations, à part une petite réduction des lancements maritimes de missiles balistiques, le fait est significatif: prions pour que les Houtis ne disposent pas de telles armes en mer Rouge ! La destruction d’un vaisseau de guerre occidental de cette manière-là introduirait vraiment à un nouvel âge de la guerre maritime, maintenant imminent.

    Ensuite, il faut féliciter les publics ukrainiens et russes qui munirent chacun à leur tour leurs armées d’engins commerciaux achetés sur le marché des drones chinois, utilitaires, ou bien de divertissement ou de sport. Surprise mortelle pour les Russes dans les premiers mois de la guerre, ils se déclinent en deux espèces jamais vues jusque-là, ou épisodiquement du temps de Daech: les drones d’observation d’une part, les drones d’attaques porteurs de grenades, pilotés depuis des casques de vision 3D ou de caméras d’autre part. Présents par milliers et consommés en masse, ils sont extraordinairement utiles et dangereux. Permettant d’exclure la surprise ou l’action héroïque du champ de bataille, ils forment maintenant une « arme » à part entière, nécessitant formation et logistique particulière, intégrée à toutes les unités d’infanterie sur tout le front. Des centaines de ces engins peuvent être présentes sur une opération localisée.

    Il faut leur associer les contre-mesures électroniques, également une entité cruciale du champ de bataille et dont la présence décide des opérations. Constituées d’abord par des antennes à grande puissance d’émission, elles servent autant à brouiller les communications des engins de l’adversaire avec les satellites qu’avec leurs bases. Et puis il y a aussi les brouilleurs à courte portée qui peuvent prendre le contrôle d’un engin ou le perturber voire le détruire. Fusils à ondes à orienter vers la menace, ils sont en introduction progressive dans les armées.

    Les groupes de militaires peuvent être ainsi partiellement protégés par de véritables « bulles » qui s’efforcent de rendre invisibles ou inaccessibles des zones entières du champ de bataille. Combien de temps et sur quelles étendues mouvantes cette protection est-elle effective ? C’est toute la question et les recherches techniques sur ces questions est actuellement particulièrement stimulée, cela est certain, qui plus est avec tous les essais en vraie grandeur possibles.

    Il faut aussi parler des drones « militarisés » qui arrivent. Munis des dispositifs qui leur permettent d’échapper aux contre-mesures trop simples, autonomes en partie, et surtout comme toutes les armes à utiliser en masse, standardisés pour être utilisables par le maximum d’opérateurs possibles. Observation et attaque, dédiés au réglage d’artillerie et intégrés dans les boucles d’acquisition de cible et de réglage de tir des canons et des missiles, ils sont intégrés dans des systèmes de communication étendus en plein développement du fait cette guerre. Tout cela se programme, comme on dit. On est en tout cas déjà très loin de l’artillerie classique.

    Un élément intéressant est la guerre de contre batterie. Des capteurs optiques, sonores et radio électriques sont déployés partout et intégrés pour régler le plus efficacement possible les attaques contre les bases de tirs détectés. Là encore, un point d’application majeur pour les techniques de drones.

    De ce point de vue, l’Ukraine dispose-t-elle des ressources industrielles et technologiques pour mener les développements nécessaires ? L’aide de l’OTAN en ingénieurs et militaires formés présents sur le terrain pour conduire les expérimentations en rapport est-elle suffisante ? En bref, cette guerre apprend-elle autant aux Russes qu’aux Occidentaux ? On peut en douter et le retour d’expérience des Russes en ces matières doit valoir son pesant d’or.

    On doit parler aussi des engins quasi autonomes, les fameuses munitions errantes, à grande autonomie, capables de détecter des cibles de toute taille et de les attaquer avec plus ou moins de contrôle. Les fameux « Lancet » russes en plusieurs versions sont utilisés massivement avec succès, y compris contre des véhicules blindés. Lancées en essaim et potentiellement porteuses de tout système de détection automatique à base d’intelligence artificielle , elles sont les « robots tueurs » à venir, en cours d’expérimentation et de développement sur le terrain.

    Les « switchblades » américains, plus petits, ne semblent pas avoir pu être utilisés en quantité suffisante pour avoir un impact réel. Il semble que plusieurs types de ces drones soient produits séparément pour les besoins ukrainiens, mais sans standardisation et emploi massif.

    On se doit aussi de mentionner la munition hybride dite UMPC (le JDAM américain) c’est-à-dire le dispositif qui permet à une bombe classique de toute capacité (donc peu chère et disponible en masse) de planer sur 50 voire 70 kilomètres avant de pointer une cible localisée par satellite.
    Ce qui a ainsi permis à l’aviation russe, dans un premier temps exclue du champ de bataille par les systèmes modernes antiaériens, d’être utilisée avec une efficacité redoutable au point d’être apparemment aujourd’hui un élément essentiel de l’écrasement progressif de l’armée ukrainienne. De 250 à 1500 voire 3000 kilos, ces bombes tombent par centaines et sont en fait des sortes de drones d’attaque, à considérer.

    Les ukrainiens, faute d’avions, n’ont aujourd’hui aucun équivalent à la chose, et les bombes AASM Hammer françaises, qui ont été essayées, ne peuvent encore avoir d’impact. C’est à ce type d’utilisation que sont destinés les F16 à venir.

    On doit donc reposer la question. Quid du « rapport drone » ?

  2. Il faudrait maintenant mesurer le rapport « drone », l’usage des drones d’observation et d’attaque et aussi de la guerre électronique en rapport révolutionnant l’art de la guerre.
    On ajoutera l’importance des bombes planantes guidées par satellites lancées par des avions hors de portée des défenses anti-aériennes.

Laisser un commentaire