La voie cambodgienne vers la modernité

L’altérité stratégique n’est pas un rêve absurde mais une réalité qui s’affiche désormais. On observe ainsi des chemins inattendus vers la stabilité, le développement et la prospérité qui échappent au clivage de la compétition radicale entre démocraties vertueuses et systèmes autoritaires illibéraux. Sans s’ériger en modèles, des systèmes de gouvernance pragmatiques et résolus offrent à des peuples souvent meurtris par l’histoire et la géographie mais ayant su préserver leur espace culturel et rénover leur identité des voies de sortie vers le progrès social. C’est sans doute le cas de la voie cambodgienne vers la modernité. Dans notre planète de 8 milliards d’habitants, l’heure est à la diversité, à la complexité, nous parlions hier de multisme.

  • Source : https://asiatimes.com/2019/12/hun-sens-grand-plan-to-hand-power-to-his-son/

Pour l’apprécier, on écoutera un sage qui œuvre au progrès depuis plus de 30 ans dans le sillage de l’exécutif cambodgien incarné par le sulfureux Hun Sen, PM du Royaume du Cambodge. Ce dirigeant autoritaire a démissionné fin juillet pour faciliter la mise en place d’un exécutif d’un genre nouveau capable de prolonger le miracle cambodgien qu’il a conduit avec fermeté depuis sa prise de pouvoir dans les wagons du Vietnam il y a 30 ans.

Écoutons des extraits du récit réaliste que nous en a fait Xavier d’Abzac[i].

Le merveilleux Cambodge demeure une rareté dans le sens où tout est saisissable par un seul homme. 17 millions d’habitants, une population plutôt homogène, fatiguée des guerres et impatiente de paix, de stabilité et de développement pour ne pas dire d’enrichissement. Pour rester simple, intéressons-nous à la période 1998-2023. Ce sont 38 années de pouvoir personnel d’Hun Sen (depuis 1985) et 25 années d’édification nationale tenace (1998-2023). La réussite du bilan est incontestable, reconnue par la BM, le FMI, mais aussi les ONG et la société civile, ce qui n’est pas rien.  La libéralisation de l’économie a été remarquable, tout autant que la lutte conduite en parallèle contre l’opposition menée par Sam Rainsy et quelques individus de second plan, armés de la seule rhétorique des droits de l’homme et de la démocratie libérale et du maigre soutien de quelques journaux français et de députés européens et républicains américains. Le Cambodge a vu son taux de pauvreté passer de 36,6% en 2014 à 16,1% en 2021, ce qui est exceptionnel. Un récent sondage (Confluences- 2023) indique que 92% des Cambodgiens sont optimistes pour l’avenir. Dans le monde actuel, c’est remarquable.

Comme d’autres, l’exécutif français tient à son égard un étrange langage. Hun Sen est reçu de la meilleure des manières à l’Élysée et le gouvernement Borne critique la tenue des élections qu’elle déclare non libres en l’absence de Sam Rainsy. Or il ne s’en cachait pas, arrivé au pouvoir, c’était la fin de la monarchie, un changement de régime, une nouvelle constitution, l’installation de forces américaines, donc le départ des expatriés, la fuite des capitaux et des cerveaux, bref le chaos probable. Si on le met en avant en France c’est en fait pour éviter de critiquer ouvertement les relations du Cambodge avec la Chine. C’est d’autant plus maladroit que cela n’aide pas le Japon à garder sa position de leader dans les aides au Cambodge. En effet, les aides japonaises sont supérieures aux chinoises malgré les programmes colossaux des Routes de la soie. Hun Sen et ses ministres n’ont pas arrêté d’appeler la France et les pays de la sphère européenne à investir au Cambodge mais notre pays n’en a plus les moyens. Pour offrir un stade tout équipé ou des autoroutes, la France est hors-jeu. Et elle ne fait plus rêver.

Vue de l’intérieur, la situation du Cambodge est devenue excellente et les 25 années de paix, de stabilité et de progrès ont donné de nouvelles habitudes à la population. Et la majorité des Cambodgiens voient en Hun Sen l’homme qui leur a fait oublier la honte d’être depuis des décennies des victimes soumises à la fatalité et lui doivent d’être redevenus entreprenants.

Le Cambodge avance donc à pas de géant sans dette excessive, avec une économie et des finances saines. Les investissements deviennent lourds telle cette usine de montage de voitures Ford dans la province de Pursat. D’autres constructeurs japonais sont attendus. Les autoroutes vers la Thaïlande, le Vietnam et le Laos se construisent.  Tous les secteurs sont en progression. Le pays avance vite mais reste fragile. En effet, les équilibres pourraient être rompus en cas de déstabilisation.

C’est le moment choisi par Hun Sen pour passer la main à la génération suivante après des élections gagnées par son parti à 80%. Il a convaincu les plus anciens membres de son équipe à se retirer. Personne n’y perd, tout le monde sera servi dans un grand jeu de chaises musicales. Hun Sen restera le patron comme l’indique l’expression anglaise sans ambiguïté the royal government UNDER the ruling people’s party. Il deviendra président du Sénat, chef de l’État par intérim en cas d’absence du roi (un cas constitutionnel unique, en effet lorsque le roi est en voyage, le président du Sénat est chef de l’État par intérim). Il gardera son poste de président du parti, le PPC, et pourra tout contrôler et indiquer ce qu’il convient de faire au premier ministre, son fils.

La diplomatie cambodgienne est très attentive à la situation dans la zone Asie-Pacifique. Le déplacement continu du pouvoir économique mondial vers la Chine et la région du Sud-Est asiatique ne se fait pas sans tension. Au sein de l’ASEAN, avec la réussite éclatante du Sommet de Phnom Penh (novembre 2022), le Cambodge est devenu une voix que l’on écoute. Le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Prak Sokhonn, (il deviendra dans la prochaine législature vice-président du Sénat) a su s’imposer au sein de l’ASEAN. Ses tentatives pour résoudre l’épineuse affaire du Myanmar n’ont pas été critiquées par ceux de l’ASEAN qui sont plutôt tournés vers les États-Unis. Tout le monde reconnait les difficultés insurmontables actuelles de ce dossier. Même la Chine qui possède des intérêts d’ampleur au Myanmar se tient sur la réserve. Mais les tensions montent dans la zone et on ne voit pas ce qui empêchera les Américains de créer des incidents lorsqu’ils le jugeront utile à leur rivalité avec la Chine ; installer le chaos au Cambodge, les Américains l’ont déjà fait en 1970. Au cœur de l’ASEAN, une fracture ne se cache plus entre les membres ouvertement pro-américains et ceux qui souhaitent une entente avec la Chine. Les enjeux sont de premier ordre, territoriaux (terrestres et maritimes), sécuritaires, économiques, stratégiques. Avec son mode de décision par consensus, l’ASEAN pourrait ne pas survivre à des tensions fortes. Les derniers sommets ont gardé une unité de façade au prix de communiqués insipides. La Chine et les États-Unis financent lourdement leurs amitiés. L’affaire des sous-marins australiens montre jusqu’où on peut aller. La France qui possède des intérêts en Asie-Pacifique doit les défendre. Elle cherche des appuis et l’Inde est le dernier en date. Mais en réalité, aucune des grandes et moyennes puissances de la région ne fera un quelconque sacrifice pour protéger les intérêts français, offerts au plus offrant, tel le Vanuatu devenu un objectif chinois.

Le Cambodge est un pays où il fait bon vivre. Sa taille et la jeune expérience de ses leaders le rendent encore fragile. Il lui appartient de se renforcer dans tous les secteurs mais il restera toujours un petit pays entre deux voisins (Vietnam et Thaïlande) beaucoup plus gros et il aura toujours au-dessus de lui une masse humaine mille fois supérieure de 1,5 milliard de Chinois. Il doit tenir compte de ces paramètres et l’arme des droits de l’homme et de la démocratie libérale n’est sans doute pas la meilleure pour consolider le pays si ceux qui la brandissent n’aident pas concrètement le Cambodge comme le font les Chinois. Dans un sondage sur les pays que les jeunes Cambodgiens aimeraient découvrir en priorité, l’Europe arrive en 7e position !

JD

 

[i] Conseiller du Gouvernement royal du Cambodge, avec rang de ministre, Grand-Croix de l’Ordre royal du Cambodge. Présent au Cambodge depuis 31 ans.

 

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