Le Covid 19, incubateur stratégique du monde à venir ?

La Vigie a pris l’habitude de « monter sur la colline » pour s’extraire de la fureur du monde et contempler ce qui advient du désordre que provoque la dérégulation généralisée de la planète en ce début de XXIe siècle. Comme toujours il s’agit pour La Vigie de discerner les pistes qui permettront à la France de garder tant bien que mal les rênes de sa destinée.

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Nous avions bien perçu, 30 ans après la Guerre froide, la fin accélérée du moment occidental de la gouvernance mondiale. Nous avions daté de l’année 2016 le grand tournant vers le terrain vague stratégique du début du XXIe siècle (LV 33). Aussi étions-nous attentifs et vigilants, peu enclins à penser que les superstructures et les pratiques du monde d’hier resteraient durablement pertinentes pour le monde qui vient. Nous inclinions même à penser que la plupart étaient irréparables et qu’il allait falloir changer de logiciel stratégique. Mais que privilégier, réforme ou révolution ? Le débat restait ouvert entre nous et avec vous. Pourtant, au début de l’année 2020, nous nous sommes laissés surprendre par l’ampleur de la crise sanitaire du Covid 19 (malgré tout : LV 135 signalait dès le 4 février l’importance de l’épidémie !) et nous devinons que celle-ci va rebattre les cartes du pouvoir et de la puissance de la planète actuelle. Mais il est bien trop tôt pour savoir ce qui va advenir des rapports de force à venir et de la hiérarchie des acteurs qui vont compter demain.

Nous pouvons pourtant déjà baliser des pistes qui se dégagent après quelques semaines de crise aigüe et annoncent un nouvel état d’organisation du monde et des États. Et voici une première piste d’ordre interne, national et républicain que le stratégiste se doit d’explorer  en priorité en s’en tenant pour l’instant aux perceptions initiales et aux faits bruts. Elle concerne l’articulation entre le civisme individuel et la responsabilité politique. Il sera bien temps, plus tard, de les creuser et de les compléter pour asseoir une nouvelle approche de nos déterminants stratégiques et d’une politique nouvelle pour mieux préserver la France. A temps, nous l’espérons, pour alimenter la campagne des présidentielles de mai 2022 qui lancera une nouvelle pratique collective de la France et de ses institutions.

La santé publique est en France un bien commun (LV 133) qui conditionne l’ordre et la tranquillité publique. Elle relève de la responsabilité de l’État. L’appel au civisme collectif des pouvoirs publics est à ce titre non seulement légitime mais requis. Mais on doit s’interroger sur le fait qu’il intervient brutalement après des décennies de libération de forces individuelles et de droits octroyés, abandonnés voire dévolus à des minorités agissantes qui ont défendu leurs droits privés, communautarisés ou corporatistes et après la mise au ban politique d’un tiers du corps électoral pour populisme. La multiplication des références à la nation qu’il faut protéger des forces extérieures ennemies (hier la peste brune voire verte, ensuite le terrorisme extérieur, aujourd’hui le virus invisible) masque mal la réalité d’un pays dont la démocratie est idéologiquement piégée : Notamment par cette vaine opposition tactique entre progressistes et populistes, comme si 30% du corps électoral devait être exclu du débat politique et social et de la représentation nationale par un pacte sacré des vertueux partis de gouvernement ; Notamment aussi par l’abandon consenti de Gilets jaunes (LV 109) souvent naïfs de la France profonde aux séditieux anarchistes qui ont criminalisé leur mouvement ; N’oublions pas que la première mesure de cette législature aura été de leur abandonner en rase campagne le projet de ND des Landes.

Le respect de la loi et de l’ordre public est une mission permanente de l’exécutif qui doit en pratiquer la pédagogie en permanence avec rigueur, vigueur et cohérence. L’inacceptable réalité des « territoires abandonnés de la République » que décrivent de récents ouvrages à succès (La Communauté (ici) ; Les territoires conquis de l’islamisme (ici) ; Le jihadisme français [ici]) était connue de tous les exécutifs et aurait mérité un état d’urgence policier depuis 10 ans et l’opération militaire « Résilience » lancée le 25 mars 2020, mais que l’on préconisait déjà depuis deux législatures dans le cadre d’une mise en garde du pays (LV 13) qui aurait justifié aussi une autre articulation militaire (LV 50). La lutte contre la véritable épidémie du trafic de drogue en France avec ses ramifications extérieure, notamment au Maroc, n’a pas non plus provoqué un état d’urgence judiciaire ni une réforme du monde pénitentiaire. L’appel général au civisme collectif et à la lutte individuelle contre les désordres intérieurs est une responsabilité politique globale qui ne doit pas émerger seulement en temps de crise aiguë.

On s’en tiendra là dans cette réflexion car la vocation de La Vigie n’est pas d’entrer plus avant dans des considérations politiques car elle sait , aussi bien que d’autres, combien est complexe et aventurée la conduite des affaires du pays et la délicate cohérence des arbitrages quotidiens que doit réaliser l’exécutif face à des contraintes multiples. Mais on s’interrogera aussi sur trois points clés qu’expose La Vigie depuis plus de 5 ans.

  • Tout d’abord cette dérive hyperprésidentielle de notre pratique constitutionnelle de la Ve République depuis trois législatures qui occulte la place centrale d’un gouvernement qui agit de façon collégiale et d’un Premier ministre qui est le vrai responsable de la Défense nationale. Une utile lecture de la réflexion précise d’un juriste avisé publiée récemment sur le site de La Vigie sera ici instructive (cf. Chef des armées ou chef de guerre ? billet en libre lecture). L’arbitrage ostensible du chef de l’État s’est installé à tous les étages de choix qui relèvent du gouvernement et des administrations. Cette pratique à l’américaine a déséquilibré la pratique politique du pays, personnalisé l’État et la responsabilité de l’exécutif, et forgé à contretemps la figure de l’homme providentiel alors que l’impuissance guette aujourd’hui le décideur politique (LV 36).
  • L’appel incessant à la rhétorique de la guerre est un autre sujet de questionnement, surtout quand il souligne la méconnaissance du phénomène de la guerre par ceux qui s’y réfèrent (LV 138, Guerre au virus ?). Il faut s’inquiéter du recours instinctif à un inconscient collectif patriotique désuet qui se réfère à Clemenceau, Foch et de Gaulle mais dénonce aussi avec horreur les cruels combats de la décolonisation. Comme du goût immodéré des commémorations qui ont ponctué le centenaire de la Grande guerre et confiné la France dans une mémoire militariste simpliste qui exalte l’esprit de sacrifice de la France d’alors. Cette rhétorique surannée a occulté la réalité concrète si différente des tensions et conflits d’aujourd’hui. Elle s’est exonérée du devoir politique d’entretenir la pédagogie du sentiment collectif d’appartenance à une grande famille disparate et à son âme collective où la diversité a été ordonnée en une unité nationale jusqu’ici revendiquée. Le nationalisme n’est pas une dérive criminelle, c’est le ciment du patriotisme et du sens de l’intérêt général d’un peuple. Elle a renoncé à l’effort de nommer publiquement les vulnérabilités du pays (LV 86) et s’est fourvoyée dans la désignation d’un ennemi qu’on ne sait plus qualifier (LV 46). Les états d’urgence terroriste, climatique ou aujourd’hui sanitaire ne sont pas des guerres. La mise en garde nationale est une opération citoyenne pas militaire.
  • Enfin on s’inquiètera de la place des militaires dans le dispositif de sécurité de la France. Ils ont été renvoyés à leurs gammes extérieures car ils pratiquent des OPEX  sans guère de consultations stratégiques préalables sérieuses sous le contrôle politique et la direction stratégique d’un Conseil de défense fermé, devenu le pivot autonome de l’engagement extérieur de la France. En France, les forces armées ne sont plus aujourd’hui que des forces supplétives des forces de sécurité intérieure (Ministère de l’Intérieur et des Finances) et des militaires à tout faire (LV 16). Ils n’ont plus de responsabilité directe sur le territoire national et on peut s’inquiéter de l’abandon de cette disposition centrale de l’ordonnance de 1959, désormais noyée dans le code de la Défense. On s’est éloigné de la tradition française républicaine du peuple en armes tout en multipliant sous la ferme injonction du prince des entreprises militaires extérieures de changement de régime dans une filiation coloniale contestable qui se sont toutes enlisées (Libye, Mali, Syrie). Car dans ces OPEX il ne s’agit pas de l’extension de la défense de l’avant, de la sûreté de nos approvisionnements intérieurs, de la protection de nos intérêts économiques ou encore de l’exercice de nos responsabilités politiques au grand large. Ces actions militaires permanentes de protection sont essentielles en raison de l’interdépendance des économies mondialisées ou de la réalité des échanges internationaux, ce sont elles qui exigent de lancer sans délai un PANG pour garder notre capacité de manœuvre océanique qui gagera notre autonomie stratégique en 2060 (LV 137).
  • Inquiétons-nous aussi de voir la pensée militaire stratégique ravalée au simple niveau d’une expertise opérationnelle, technique, managériale ou rendue inaudible par contrôle politique et de la disparition des chercheurs militaires dans un pays qui connut des maîtres incontestés en la matière. C’est dans cet esprit que La Vigie a souvent signalé qu’il manquait un étage à l’édifice d’éclairage stratégique de l’exécutif, celui-là même qui permettrait de garantir la continuité du service des intérêts stratégiques du pays. Ce conseil avait été annoncé en 2007 mais ne vit jamais le jour. Il manque toujours. Enfin, l’extension de la pratique du conseil de défense aux secteurs les plus variés comme la guerre sanitaire décrétée la semaine dernière dramatise la situation de façon excessive. Les perspectives qu’ouvre la Covid 19 et les changements que l’on observe déjà dans les relations internationales et stratégiques nécessitent dès aujourd’hui l’établissement en amont d’un outil pour définir une Grande stratégie, un conseil d’experts qui regroupe des stratégistes de multiples disciplines et d’abord des militaires expérimentés. La Vigie le suggère régulièrement (LV 50, 112, 125, 133).

On s’interrogera dans le prochain numéro de La Vigie, sur six questions ouvertes par cette crise qui seront au cœur du réacteur stratégique du XXIe siècle.

  • Comment décliner la sécurité et la souveraineté désormais ? La sécurité du pays n’est plus d’abord l’affaire des militaires ni des programmes d’armement ? La souveraineté est devenue hétéroclite, numérique, sanitaire, alimentaire, monétaire …
  • Que nous dit la crise Covid 19 des capacités inouïes de désorganisation, de chantage, de déstabilisation d’un compétiteur stratégique qui serait tenté par cette arme biologique à bas coût, faible lisibilité et impact fort ? Comment y faire face ?
  • Quelles mauvaises idées pourraient germer pour fragiliser la France, l’affaiblir ou la contrer ? Comment les détecter, les parer, réagir et contre attaquer.
  • Comment faire l’état des vulnérabilités et des fragilités (les nôtres mais aussi celles des compétiteurs stratégiques) qui sont à placer au cœur de notre posture de défense et de sécurité et qui doivent susciter notre action extérieure ?
  • Quels sont les domaines où l’on peut tirer parti du désordre actuel et de cette situation d’exception pour consolider la viabilité et donc la pérennité de la France ? Quelles occasions saisir en termes d’entreprises et de partenariats nouveaux pour la France ?
  • Comment apprécier la capacité d’action réelle de l’Union européenne face à cette crise ? Pourquoi les États nationaux sont-ils les recours ultimes des peuples ? Quid de la pertinence de notre engagement dans la défense européenne ?

JOCV

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