Leçons d’Italie aux temps du coronavirus (A. Kaufmann)

Alexandre Kaufmann est un ami de La Vigie. Il est consultant établi à Milan. Il nous envoie ce texte opportun. Merci à lui. LV

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Vue du front italien, la pandémie du COVID-19 est riche d’enseignements. Ce virus nous en dit long sur la capacité de nos autorités à identifier, anticiper et contrer une menace. Mais aussi à mobiliser leurs populations tout en les rassurant. Il met à l’épreuve nos sociétés libérales et post-modernes qui n’ont pas connu de conflit majeur sur leur sol depuis plusieurs décennies. Jusqu’à entraîner une recomposition du paysage stratégique et des alliances traditionnelles ?

De ce versant du Mont-Blanc, ce qui frappe avant toute chose c’est la vélocité de l’escalade. En l’espace d’à peine quelques jours, l’Italie est passée du slogan #Milanononsiferma[1] au mot d’ordre #iorestoacasa[2]. Universités, écoles et crèches du nord furent d’abord fermées pour ce qui devait durer une semaine. La mesure paraissait alors radicale et beaucoup pensèrent qu’elle suffirait à ralentir la contagion. Elle fut rapidement étendue à tout le pays. Les parents italiens se mirent vaillamment au télétravail pendant que la marmaille se défoulait joyeusement à la maison. Le pays s’était à peine habitué à cette nouvelle réalité lorsque commencèrent à circuler les premières rumeurs de mise en quarantaine de la Lombardie, épicentre de l’épidémie en Europe. Rappelons que la région compte parmi les plus riches et industrielles d’Europe, représente près du quart de l’économie italienne et génère un PIB supérieur à celui du Danemark. En dépit de la facture économique, la Lombardie et 14 autres provinces furent bien isolées du reste du pays. 48 heures ne s’étaient pas écoulées avant que cette quarantaine ne soit étendue à toute la péninsule, îles comprises. Officiellement jusqu’au 3 avril. Puis ce fut le tour de la fermeture de tous les restaurants et négoces non alimentaires ou pharmaceutiques. Finis les traditionnels espressos, qui se buvaient déjà à un mètre de distance et jusqu’à 18h. Suivirent les parcs et la plupart des aéroports. En réalité Milan était de facto devenue une no-fly zone depuis déjà deux semaines. Dès lors la question n’est plus de savoir quelles seront les prochaines mesures, mais quand seront-elle mises en œuvre. Montée d’un cran dans le confinement ?  Extension jusqu’à l’été ? Mise à l’arrêt des usines ? Rationnement à domicile ?

Comment la société italienne a-t-elle accepté ces bouleversements ? D’abord avec une certaine défiance, en raison du coût social et économique de ces mesures. Si politiciens et journalistes transalpins répètent en boucle que le pays est « en guerre », pour la majorité de la population cela a longtemps ressemblé à une drôle de guerre. L’opinion publique a basculé à l’écoute des premiers récits de médecins et infirmiers. Face à l’afflux de patients, certains hôpitaux dans le nord du pays se voient désormais dans l’obligation de choisir qui sauver du fait du manque de ventilateurs et de lits en soins intensifs. Tout le corps médical est mobilisé pour soigner les malades du COVID-19 et les étudiants en médecine ont été appelés en renfort. Véritables héros de cette bataille, médecins et infirmiers vivent maintenant coupés de leurs familles et travaillent jour et nuit pour faire face au tsunami. La quarantaine est depuis perçue par la société comme un sacrifice nécessaire par sens civique et solidarité envers les plus âgés et les plus fragiles, mais aussi par respect pour le travail exceptionnel du corps médical dans les tranchées des hôpitaux.

Au sein de la population, cette situation a naturellement engendré toutes sortes de peurs, plus ou moins rationnelles. Peur de tomber malade et de faire partie des 10 ou 20% de patients nécessitant une hospitalisation. Peur de contaminer un proche âgé ou fragile. Peur que les hôpitaux presque saturés ne parviennent plus à soigner les nouveaux patients. Peur de ne plus pouvoir être soigné pour tout autre problème de santé. Peur des catastrophiques conséquences économiques. Peur de révoltes dans des prisons surpeuplées. Peur de perdre notre humanité, quand nous nous surprenons à percevoir voisins et inconnus comme de potentiels porteurs du virus. Pas de panique, plutôt une forme d’angoisse sans objet particulier, alimentée par le flot continu d’informations défilant sur ces télévisions et téléphones que nous ne trouvons pas la force d’éteindre.

Cette pandémie interroge également la notion de territoire et de frontières. Au début de la crise, de nombreux milanais pensaient ne pas être concernés. « Le virus est à Codogno, pas à Milan ». Pour les Romains, c’était la Lombardie qui était déjà perçue comme une « zone rouge » contaminée. Alors que beaucoup de Français voyaient tout le pays dans son ensemble comme suspect. Puis des États tels Israël ou l’Ouganda mirent rapidement France et Italie dans le même sac. Le COVID-19 fera-t-il l’Europe ? Peut-être en différé. Les nouvelles françaises et britanniques ressemblent à s’y méprendre aux informations italiennes, avec une quinzaine de jours de retard.

Ceci dit, la différence de réaction des autorités interpelle. Vérité en deçà des Alpes, erreur au-delà? On peut concevoir que Rome fut prise par surprise. La Chine est lointaine, la péninsule n’était pas prête à se retrouver en première ligne et a commis des erreurs. Quid de ses voisins européens ? Témoins du drame que vit l’Italie à leurs portes, pourquoi n’ont-ils pas agi plus vite, plus fort et de manière plus coordonnée ? « En somme, tout concourait à faire de la passivité le principe même de notre défense nationale »  se désolait Charles de Gaulle dans les premières pages de ses Mémoires. Les voisins européens trouvent peut-être les mesures italiennes disproportionnées. L’avenir nous dira si leur confiance dans leurs systèmes hospitaliers était justifiée. Mais face à une menace de cet ordre, jamais le besoin de gouvernance européenne n’aura été plus criant. L’absence de coordination entre les États du vieux continent rend ce silence étourdissant. Un bon point pour Ursula von Der Leyen, dont les déclarations et l’empathie auront été fortement appréciées en Italie. Emmanuel Macron a en revanche manqué un nouveau rendez-vous avec l’Europe et les Italiens, qui auraient apprécié que l’homme du discours de la Sorbonne ait un mot à leur égard dans son allocution du 12 mars. Cette crise laissera des traces et la stratégie n’est pas épargnée. Comme un symbole, la Chine envoyait en Italie des médecins dans un avion rempli de matériel médical le jour même où les États-Unis annonçaient la fermeture de leurs frontières aux citoyens européens.

Si la crise sanitaire s’annonce longue, ses conséquences économiques et politiques pourraient l’être davantage. En attendant, le « pays des passions » , tel que le surnommait Stendhal, s’arme de patience dans un bel élan de résilience.

[1] « Milan ne s’arrête pas »

[2] « Je reste à la maison »

Alexandre Kaufmann, Consultant basé à Milan

A Milan, le 14 mars 2020

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