Bilan hebdomadaire n° 73 du 10 septembre 2023 (guerre d’Ukraine)

Le précédent point de situation date de trois semaines : le diagnostic reste inchangé malgré les maigres progrès ukrainiens au sud. Les autorités ukrainiennes commencent à le reconnaître.

Source : Warmapper

Déroulé des opérations

J’ai presque envie de reproduire la précédente présentation des opérations, tellement peu de choses ont changé. Faisons malgré tout le relevé des événements.

Secteur de Kherson : RAS

Secteur sud : Tronçon d’Orikhiv : les Ukrainiens ont enfin pris le village de Robotyne en fin de semaine dernière, soit au bout de six semaines d’effort. Ils ont poussé à l’est de la zone, atteignant la première ligne de défense russe, passant par endroits la ligne d’obstacles antichar et localement certaines tranchées vers Verbove. Enfin, au fond du saillant, les Ukrainiens tentent de pousser contre Novoprokopivka, tandis que les Russes lancent quelques contre-attaques sur le flanc ouest du dispositif russe ou au nord-ouest de Verbove.

Tronçon de Grand Novosilka : quelques combats à l’est du tronçon, sur le plateau le dominant. Tronçon de Vouhledar : rien à signaler.

Secteur centre, tronçon Donetsk : sans changement à Marinka et Avdiivka. Tronçon de Bakhmout : Klichkivka a enfin été partiellement prise par les Ukrainiens, qui vont essayer d’attaquer Adrivka (juste au sud) désormais par trois côtés. Pas de changement sur le reste du secteur de Bakhmout.

Secteur nord, aucun changement notable sur aucun des trois tronçons (Kreminna, Svatove, Koupiansk).

Analyse militaire

Au niveau mini-tactique : la prise de Robotyne ne constitue pas, à l’évidence, un succès de portée opérative et encore moins stratégique. L’atteinte tardive de la première ligne de défense russe au bout de trois mois signe l’échec global de cette grande offensive.

Après avoir cru que le « shock and awe » suffirait à faire disparaître les Russes le 4 juin, les Ukrainiens se sont rendu compte de leur erreur : il n’y a pas eu de choc, il n’y a pas eu d’effroi chez les Russes. Mais il y a eu beaucoup de mines et de tirs directs et indirects (drones, hélicoptères, artillerie voire aviation) sans même parler d’un intense barrage électromagnétique. On a rapidement observé un changement de méthode ukrainienne avec l’envoi de petites unités, inférieures à la section, souvent débarquées, pour essayer de progresser à travers champs de mines, attaques de drones et bombardements d’artillerie. Les efforts qui étaient dispersés sur toute la ligne de front (visiblement pour attirer les renforts russes et affaiblir le secteur principal) ont été peu à peu concentrés sur la zone d’effort, identifiée à Orikhiv, ce qui n’a surpris personne (point le plus méridional et le plus « favorable » pour espérer contourner Tokmak et atteindre Melitopol). La seule interrogation, pour l’analyste, réside dans le maintien de l’effort au sud de Bakhmout (dont on nous a expliqué tout l’hiver que la ville n’avait aucune valeur stratégique), dans le Donbass.

Il aura donc fallu six semaines pour chasser les Russes de Robotyne (village désormais rasé) et toucher enfin la ligne Surovikine. Comme le notait Nicolas Richoux, le saillant ainsi constitué pose la question de sa pérennité. Comme tout saillant, surtout quand il est étroit, les flancs constituent une longueur supplémentaire à tenir d’autant que l’on multiplie les angles de tir de l’ennemi qui peut plus facilement concentrer ses feux (notion de sac à feux). Ainsi donc, à moins d’une percée rapide au sud de Verbove, cette progression peut s’avérer problématique pour quand « la bise sera venue ».

Au niveau mini-tactique qui est le nôtre, les Ukrainiens font face à un dilemme : élargir le saillant (8 à 10 km de large) justement pour qu’il soit moins fragile ou continuer l’effort au sud, entre Novoprokivka et Verbove, en terrain dégagé (et donc en évitant le combat « urbain » facilité par les « villages fortifiés »), au risque d’être trop avancé et de ne pouvoir appuyer les unités de tête.

Le niveau des réserves devrait décider de la chose : poursuivre la percée suppose que l’on a assez de réserves pour exploiter la brèche dans le dispositif. Or, il semble que les Ukrainiens aient engagé leurs réserves (unités du Xe corps, emploi de Challenger). Certaines rumeurs n’évoquent qu’une demi-douzaine de brigades de combat disponibles : c’est fort peu, ne serait-ce que pour atteindre Ocheretuvate, village à 10 km au sud de N-Prokivka, sans même parler d’aborder Tokmak ou de vouloir le contourner par l’ouest. Au rythme où cela va, les 4 à 6 semaines possibles de combat avant l’automne et la dégradation nette des conditions météo laissent peu d’espoir. Une percée suppose un choc, un élan, une dynamique qui force l’ennemi à reculer en désordre : alors on peut exploiter le chaos ainsi créer pour l’accentuer et précipiter la reculade. Avancer de quelques dizaines de mètres chaque jour ne suffit pas à créer un élan, surtout quand les Russes restent accrochés à leurs fortifications.

La seule hypothèse de réalisation d’un scénario optimiste serait celle d’un écroulement du dispositif russe, par combinaison de facteurs : troupes de ligne peu aguerries, lignes fortifiées moins défendues, abaissement des stocks de munitions, fautes de commandement. Autant de facteurs que j’entends depuis 18 mois pour m’expliquer l’inéluctable écroulement russe. J’observe qu’il n’a pas eu lieu et bêtement, je vais prolonger la courbe encore quelques semaines. J’en tire la conclusion que les Russes devraient tenir leur ligne au sud, ligne qu’ils sont déjà en train de renforcer dans la profondeur. Ils feront ce qu’ils savent faire : rien de brillant, mais du solide et de l’obstiné.

L’automne arrive bientôt. On peut donc déjà s’attendre à une stabilisation des lignes, chacun profitant de la période pour se remettre en condition, aménager le terrain, refourbir ses arsenaux et stocks d’obus, tout en continuant des duels d’artillerie ici ou là et les probables coups d’éclat ukrainiens : envoi de drones contre des cibles symboliques, attaques commando, lancement de drones navals contre la Crimée …). Il y aura peut-être quelques velléités d’action cet hiver (rappelons que l’hiver dernier, les Russes ont entamé leur poussée sur Soledar puis Bakhmout à la mi-décembre). Et nous nous retrouverons au printemps 2024…

Au niveau opératif, il faudra suivre les efforts alloués aux trois secteurs. Les Russes voudront-ils réduire le saillant de Robotyne ? pousser à nouveau pour dégager Donetsk ? s’efforcer de déplacer les lignes au nord, du côté de Svatove ? Se contenter de tenir la ligne, simplement ? Les Ukrainiens vont-ils consolider le saillant ? poursuivre leur effort pour déborder Bakhmout par le sud ? Prendre l’initiative ailleurs ? Nous verrons bien.

Stratégiquement enfin, les deux armées sortent de cette campagne estivale usées. Le niveau des pertes est effrayant. Les Ukrainiens auraient perdu entre 35.000 et 50.000 hommes en trois mois : le chiffre bas (source occidentale) indique 390 pertes par jour soit près de 100 morts quotidiens. Les estimations sont similaires du côté russe. En revanche, il semble que les Ukrainiens aient plus engagé leurs réserves que les Russes. La reconstruction hivernale sera donc d’autant plus difficile.

Analyse politique

Je signalais il y a trois semaines que la période du « à qui la faute » s’était ouverte. Elle s’est poursuivie à demi-mot, même si on en entend peu parler en France. Un sondage américain montre qu’une faible majorité d’Américains souhaite désormais qu’on cesse le soutien à l’Ukraine (40 % des électeurs démocrates). La question de la corruption revient au-devant de la scène et les décisions récentes prises à Kiev (remplacement des chefs des centres de mobilisation, mutation du ministre de la Défense) suggèrent que le sujet est sensible.

Surtout, le président Zelensky a dit lui-même vendredi que la Russie « stoppait la contre-offensive » grâce à la supériorité de son aviation. La déclaration est bien sûr un moyen de presser pour que l’Ouest lui fournisse des F16 mais chacun sait que de toute façon, ces appareils ne pourront pas intervenir opérationnellement en 2024.

Car voici la conclusion que tout le monde tire désormais : la guerre durera encore l’an prochain…et probablement les années suivantes. La thématique de la victoire, que nous avons entendu tout l’hiver et le printemps, n’est désormais plus audible. Les Ukrainiens doivent donc adapter leur discours vers quelque chose de beaucoup moins mobilisateur. Pas facile.

Au prochain bulletin, qui n’aura pas forcément lieu la semaine prochaine…

OK

3 thoughts on “Bilan hebdomadaire n° 73 du 10 septembre 2023 (guerre d’Ukraine)

  1. Merci pour votre analyse. J’ai une question. On dit souvent que les russes attaquent que des cibles civils mais ils doivent quand même de temps en temps détruirent des cibles militaires.? Êtes-vous inquiet de la résurgence de la menace nucléaire ?

  2. C’est toujours très utile et instructif de lire vos analyses, merci beaucoup Personnellement je suis et reste persuadée que la livraison d’armes sans conditions à l’Ukraine est une grave erreur et ne fera que continuer l’effroyable tuerie de toute une jeune génération. Des deux côtés d’ailleurs…
    De quelle conditions pourrait-il s’agir ? Ouvrir immédiatement des négociations avec les russes pour un cessez-le-feu hivernal sans préalable style « pas avec Putine », libération de tous les prisonniers des deux côtés, reconstruction avec des moyens des fonds de guerres US et UE du barrage de Kochakovka, etc.
    Bref, mettre la pression sur les belligérants pour leur permettre de s’en sortir de ce piège mortel.
    Douce revererie d’une pacifiste ?

  3. On ne comprend pas bien l’allusion étrange à la parité des pertes entre les deux camps, très douteuse vu le caractère défensif quasi exclusif de la tactique russe, assise derrière les mines et les bombardements massifs, plus la défense élastique qui les fait reculer quand une offensive locale réussit quitte à écraser le terrain abandonné puis à le reconquérir. Les échanges de villages rasés au sol se succèdent ainsi inexorablement. Tout laisse penser que les pertes sont surtout ukrainiennes et énormes. Sinon le constat de l’échec est évident.

    Je me permettrais de répondre à gordien_aurelie que les Russes n’attaquent pas les civils, mais mènent des destructions systématiques en profondeur d’objectifs militaires et industriels, et cela exclusivement. Ce sont plutôt les Ukrainiens qui se laissent aller à du terrorisme anti civil, que ce soit les attaques bidons de drones à Moscou ou dans la région frontalière de Belgorod. On doit toutefois leur accorder des exploits à longue distance sur certains aéroports ou bateaux en Crimée mais qui n’ont pas ou peu d’impact stratégique.
    D’autre part, on ne voit pas de résurgence du risque nucléaire, l’OTAN n’ayant pour l’instant pas menacé de s’impliquer davantage, cela malgré des foucades de généraux de media Américains (Ben Hodges) ou Français (Yakovleff).
    Tout se passe comme si l’OTAN avait abandonné l’idée d’une victoire, et se préparait à une guerre longue, voire qui sait, à des négociations…

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