Covid et dissuasion : deux destins parallèles (Ph. Wodka-Gallien)

Philippe Wodka-Gallien, ami de de la Vigie et spécialiste reconnu des questions stratégiques et notamment de dissuasion, a bien voulu nous donner ses réflexions envers les effets (éventuels) de la pandémie sur les questions de dissuasion nucléaire. Merci à lui. LV.

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Autant le dire, le nucléaire militaire et la stratégie de dissuasion qui va avec ne seront pas affectés par le virus Covid19. Aujourd’hui comme demain, l’épidémie ne pourrait servir à prôner un « monde d’après » tourné vers une démarche de désarmement. Tout au contraire. Écarté des agendas diplomatiques depuis une décennie, le désarmement nucléaire, partiel ou généralisé, qui aurait pu être avancé, a peu de chance d’être rapidement relancé. Le nucléaire post-covid sera identique à la séquence précédente.

Se répandant mondialement à la vitesse de l’avion de ligne, l’épidémie a plutôt accentué les aigreurs et l’esprit de compétition entre grandes capitales, qu’on en juge par les échanges peu aimables entre Pékin et Washington. S’agissant de la France, l’espace occupé par la dissuasion dans notre stratégie ne doit pas occulter le besoin d’agréger à notre concept de défense d’autres menaces, spécialement celles qualifiées de sub-stratégiques. La dimension stratégique de la dissuasion pourrait en outre inspirer une méthode lorsqu’il s’agira de tirer les leçons de la crise et de déployer les correctifs nécessaires. Il en est de même de la notion de souveraineté qui a motivé le concept français de défense.

Pendant le Covid, la course aux armements continue

Le Covid a, de fait, amplifié les incertitudes. Revenons sur le caractère spécial de l’atome militaire. Au premier chef, la posture de dissuasion s’inscrit dans le temps long d’une stratégie de défense. La dissuasion est une posture qui prévoit un geste réflexe de riposte ce qui suppose des moyens immédiatement disponibles. Si l’on compare la défense et la politique de santé, on remarque que le principe de suffisance essentiel à la dissuasion s’applique peu en matière de santé publique. Elle ne saurait être remise en cause dans sa vocation par un accident sanitaire, aussi grave soit-il. Alors que ses effets sont visiblement meurtriers, l’épidémie a tous les traits du conjoncturel, y compris dans l’hypothèse de répliques.

Ceci posé, vecteurs nucléaires, satellites, systèmes anti-missiles et défense cyber ont maintenu leur mission et leur trajectoire de modernisation. Durant la crise, aucun signe d’affaissement des postures de défense n’a été observé alors qu’elle survient à un niveau record de dépenses militaires. Selon le SIPRI de Stockholm, le monde a consacré l’an dernier 1 917 milliards de dollars à ses armées. La tendance est à la hausse depuis 2010. Huit pays concentrent 70% du budget militaire mondial : États-Unis, Chine, Inde, Russie, Arabie Saoudite, France, Allemagne, Royaume-Uni (donc, sans surprise, les cinq puissances nucléaires reconnues par l’ONU). L’épidémie est loin donc d’avoir favorisé une trêve le long de l’arc des guerres entre la bande sahélo-saharienne et la mer de Chine du sud, en passant par l’Ukraine et le Levant. Les intérêts des États nucléaires sont si imbriqués dans ces régions qu’on imagine mal ces capitales atomiques renoncer à leurs arsenaux. Le Covid n’a rien changé non plus à la posture de défense d’Israël ou de la Corée du Sud, deux États qui ont démontré à l’occasion une exceptionnelle faculté à contenir l’épidémie.

Le système international reste structuré par des rapports de forces, donnant du relief aux politiques militaires. Se diffusant à l’échelle planétaire dans un contexte déjà dégradé, le Covid a même entretenu les ressentis. Partout, les égoïsmes ont été observés, y compris dans la chasse aux masques de protection. À la Maison Blanche, Donald Trump a mis en place un plan CARES (Coronavirus Aid, Relief and Economy Security). Pierre angulaire de son dispositif de relance, le plan CARES prévoit 17 milliards de dollars d’aides directes à l’industrie de défense et 80 en prêt à l’aéronautique. Reste pourtant une inconnue sur la capacité des États-Unis à tenir la hausse du budget du Pentagone, 740 G$ aujourd’hui.

La Russie maintient ses ambitions stratégiques et signale mi-avril le développement d’un missile antisatellite. Pékin a produit deux nouveaux sous-marins lance-engins. Ces vaisseaux n’apporteront pourtant rien de plus à la sécurité de l’Empire du milieu, mais ils tranchent avec le principe de suffisance que la Chine appliquait depuis les premières heures de son projet nucléaire. Élément d’une ambition  océanique, le geste peut s’interpréter aussi comme une entorse au Traité de non-prolifération, précisément l’article 6, que la Chine a signé. Cette initiative prépare la proposition de hisser le niveau de stock de têtes nucléaires à un millier (contre 300 aujourd’hui) et de constituer une force de 100 engins intercontinentaux sol-sol DF-41, selon la dépêche de Reuters du 8 mai qui reprend le journal du parti communiste chinois (dont le communiqué a certainement été validé en haut lieu).

En Europe, le 19 avril, au sommet de l’épidémie, l’Allemagne a réaffirmé son soutien au caractère nucléaire de l’Alliance Atlantique en annonçant le choix du F-18 Super Hornet pour remplacer ses antiques Tornado. Doté de l’avion « made in USA », Berlin conservera sa place dans composante nucléaire aéroportée de l’Otan. Avec ce biplace, la Luftwaffe se distinguera des autres forces aériennes du Groupe de Planification Nucléaire (GPN, dont la France ne fait pas partie), celles-ci reposant, à l’horizon 2024, sur le couple F-35 / bombe B61. Au passage, il faudra financer l’adaptation du Hornet à la bombe atomique. La dissuasion ne fait pas consensus en Europe, spécialement chez notre partenaire allemand. C’est ainsi que la décision d’acquérir des F-18 a révélé l’opposition du SPD à l’implantation d’armes nucléaires américaines en Allemagne.

Cette accumulation de faits ne peut rester sans effet sur la stratégie française de dissuasion. D’ailleurs, malgré le confinement, la Marine nationale a parfaitement conduit le 28 avril le premier essai de plongée du Suffren, le premier de série des sous-marins nucléaires Barracuda.

Armée française : tenir la ligne

Toutes les administrations françaises ont été impliquées. Parmi elle, disponible 24/24, l’armée française a tenu. Ses forces et services devaient aussi se prémunir de la maladie pour conserver leur capacité opérationnelle et donc limiter l’impact sur son personnel. Des Rafale ont été entendus dans les campagnes. La posture a été complétée par l’opération Résilience d’appui sanitaire à la population touchée par l’épidémie. La dissuasion a aussi tenu. Le Comcyber a relevé le défi de sa première crise d’ampleur mondial. Le terrorisme est toujours là. Tristement, deux légionnaires l’on payé de leur vie en avril au Mali. Idem sur le territoire national, où une attaque à Colombes a visé les forces de l’ordre.

Au titre de l’opération Résilience, un A330 Phénix des Forces aériennes stratégiques (FAS), reconfiguré en version sanitaire, a soulagé les services de réanimation des hôpitaux de l’Est où l’on en était à compter chaque lit, suite à la paupérisation de la politique de santé. D’où le déploiement aussi en urgence d’un petit hôpital de campagne à Mulhouse. Le transport des patients a mobilisé également des hélicoptères des armées et des trains sanitaires.

Le Dixmude a été envoyé aux Caraïbes, le Mistral vers La Réunion et Mayotte dans l’océan indien. Leur mission : projeter un appui sanitaire aux Français d’outre-mer en mettant à disposition le cas échéant leurs hôpitaux embarqués. Il n’a échappé à personne que les PHA (ex-Bâtiments de projection et de commandement) sont aussi des centres de commandement interarmées, des transports de troupes et des bases d’hélicoptères. Bref, ces imposants bâtiments délivrent un message politico-militaire et rappellent que Paris maitrise son empire maritime, en toute circonstance. L’épisode des Falkland 1982 reste toujours dans les scénarios d’agressions. L’envoi d’un A400M de l’armée de l’air à Tahiti et le raid tour du monde d’un A330 Phénix des Forces aériennes stratégiques participent donc du même message. Un troisième PHA, Le Tonnerre est en réserve à Toulon, garantissant une liaison avec la Corse.

On a donc bien senti la volonté de tenir la ligne lorsque le porte-avions Charles-de-Gaulle a rejoint la task-force de l’Otan en Atlantique Nord. De guerre lasse, il fut tristement rattrapé par l’épidémie qui s’est déclarée à bord avant la fin de sa mission.

Vers des scénarios d’agressions sub-stratégiques

L’épidémie de Covd-19 a bien les caractéristiques, dans ses effets, des attaques sub-stratégiques Les thrillers politico-technologiques et Hollywood regorgent de ces scénarios catastrophes. Parmi eux, citons Le cinquième cavalier, un livre de Dominique Lapierre et de Larry Collins qui lancent la mode dès 1980. Frappé d’un sceau officiel, l’occurrence de crises sanitaires est signalée dans les Livres Blancs sur la défense ou dans les publications de la CIA, certaines étant transformées en succès de librairie. La journée du 11 septembre 2001 nous a montré aussi que les crises sont d’une ampleur autre que les récits de fictions élaborées dans les romans. Les armes des scénarios d’agressions non classiques sont connues : agents chimiques, biologiques et radiologiques, attaques cyber, hyper-terrorisme, agressions militaires limitées, le tout dans un magma médiatique propice aux intoxications médiatiques et à la propagande. Leur mise en action, selon une combinatoire infinie, saurait aussi saisir une opportunité frappant, ou affaiblissant, les fondements d’une société. La dissuasion nucléaire ne saurait tout faire.

La réponse aux menaces de demain ne peut être rassemblée en ces lignes. L’approche stratégique et son application « défense » devraient donc revenir au centre des préoccupations nationales. À cet égard, l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) peut aider, d’autant mieux que l’institution rassemble, selon une approche multidisciplinaire et créative, des expertises et expériences civiles et militaires, toute sensibilité et toute génération amalgamées. On sent bien que la méthode devra repousser les murs et s’intéresser aux expériences observées à l’international.

La santé : un bien stratégique

La France contemporaine s’est bâtie sur la base d’un projet de société du Conseil National de la Résistance. On doit à ses représentants, Charles de Gaulle en tête, deux décisions structurantes : le programme nucléaire et la sécurité sociale. La santé est dès lors étroitement associée à la reconstruction, au même titre que le programme électronucléaire et son volet militaire, la force de frappe. La Vè République, pour sa part, apporte au pays les instruments aptes à réagir et à concevoir des plans de défense.

L’effort conceptuel lancé dès 1945 peut inspirer la nouvelle démarche de 2020, celle qu’il faudra déployer à l’issue de cette crise. La démarche de « retour d’expériences » ne se limiterait à des ajustements consistant à augmenter, ici ou là, le parc de lits de réanimation. C’est une reconfiguration plus globale des politiques publiques qui est attendue. Incidemment, un instrument comme le Commissariat au plan mériterait réflexion : le plan incitatif éclairait l’avenir, parfaitement en phase avec la culture colbertiste de l’action de l’État, sans pour autant nuire à la libre entreprise. Cette crise nous a montré que la « santé de chacun » est un actif stratégique et structurant dans la vie d’une nation. Ne parle-t-on pas de capital-santé ? Tout comme l’éducation et la défense, la santé est bien essentielle au dynamisme de l’économie selon un cercle vertueux. À l’inverse d’une complète logique de marché, la Santé est un bien public collectif, au même titre que l’exercice de la démocratie, la Défense, la Justice, l’Éducation et la Culture. Ses externalités s’appliquent à tous les volets d’une société. Savoir que l’on peut être soigné ou protégé intervient dans la sérénité nécessaire à la vie de la Nation de sa population.

Épidémie du Covid-19 : « Plus jamais ça », une fois de plus

« Plus jamais » de printemps 2020 en France. Face au Covid, l’infrastructure de santé a montré qu’elle n’était ni suffisante ni prête à contenir le tsunami des infections. La protection de la population n’a pas été anticipée, à l’opposé de l’objectif pourtant affichée dans l’article L111-1 de la loi du 29 juillet 2009 sur la défense nationale. Le taux de mortalité de l’hexagone compte parmi les plus élevés d’Europe. Invitant à l’humilité, le bilan est à mettre au passif de cette défaite sanitaire. Chaque vie sauvée est une victoire. La mobilisation des équipes soignantes a évité la déroute complète face à l’invasion.

Cette épidémie nous a appris qu’il y eut un créneau de deux mois et demi, au moins, entre la connaissance de l’apparition du danger et son arrivée massive en France. Rien ne dit que la prochaine agression majeure accorderait un tel préavis. L’épidémie mondiale du Covid a dégradé plus encore le système international en un monde durablement nucléaire.

Le concept français de dissuasion nucléaire s’en retrouve renforcé. La dissuasion couvre toujours son secteur, la menace nucléaire étatique et les armes de destruction massive, sans préjudice des autres vulnérabilités. Quant à la France, elle saura renforcer sa défense sanitaire, tout en consolidant, en même temps, sa défense militaire. La reprise du 11 mai rend optimiste mais avoir en même temps du pain et des jeux (olympiques), en 2024, telle est l’autre question. La démonstration de double capacité, militaire et sanitaire, est faite par Israël, la Corée du Sud, l’Allemagne sans préjudice pour leur dynamisme économique. C’est l’esprit de l’échange de Florence Parly, ministre des armées, avec le Sénat le 10 avril lorsqu’elle affirme son soutien à la loi de programmation militaire.

La dissuasion nucléaire française, c’est d’abord, « plus jamais ça », en référence à la déroute de juin 1940. Depuis, mars 2020, notre récit national pourrait ajouter : « Covid-19 : plus jamais ça ! ».

Philippe Wodka-Gallien

Institut Français d’Analyse Stratégique. Auditeur de la session nationale de la 47è session de l’IHDEN, Armement Economie de Défense. Auteur du récent ouvrage : La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national » Edi Decoopman (voir ci-dessous) (lien)

La dissuasion nucléaire française en action. Le dictionnaire d’un récit national

Tirs de M51, catapultage depuis le Charles-de-Gaulle, Mach 2 sur Mirage IV, décisions politiques, rencontre avec les forces nucléaires, lecture attentives des concepteurs de stratégie, plongée en sous-marin, expérimentions dans le Pacifique, c’est à rythme soutenu que l’on visite ce récit consacré à l’ambition nucléaire française. Dans sa préface, le professeur François Géré, président de l’IFAS, écrit : «  la stratégie de dissuasion française de de dissuasion constitue durablement la garantie de la sécurité du pays contre toutes les surprises d’une histoire qui n’a jamais fini de se renouveler ». Par-delà les moyens, la dissuasion avec armes nucléaires est d’abord une stratégie de défense. Au quotidien, la dissuasion s’organise selon une manœuvre globale, une dynamique en vue de satisfaire en priorité des objectifs de défense. Alors que les grandes puissances reprennent goût à la guerre froide, la dissuasion renforce sa légitimité, tant elle inspire « une stratégie de paix tournée vers l’avenir ». Tel est le fil rouge des 200 entrées de ce dictionnaire largement illustré. A la vue de toutes les dimensions du sujet, c’est donc un juste équilibre qu’il fallait trouver entre les thèmes politiques, diplomatiques, opérationnels, militaires et technologiques. Au détour de ses entrées, le livre prend l’aspect d’un ouvrage de sciences politiques lorsqu’il aborde, un à un, les présidents de la Vè République de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron. Livre de stratégie ensuite, lorsque l’on redécouvre les officiers français qui ont formulé la dissuasion, de l’amiral Castex aux « généraux de l’apocalypse » Ailleret, Beaufre, Gallois, Poirier. La thématique politique revient aussi à l’occasion d’une entrée sur le débat qui a agité la classe politique, la presse et l’opinion. L’angle est également culture et sociologique jusque l’auteur aborde le roman Hiroshima mon amour et le film Le Chant du Loup. Cette approche multidisciplinaire fait échos à la mobilisation des ressources mobilisées pour bâtir la force de frappe et, pour demain entreprendre son renouvèlement. Cette thématique est traitée à travers les chapitres DGA, CEA et Onera. Rien ne manque à la liste des incontournables du Mirage, au Rafale, du Redoutable au Triomphant. Désarmement, prolifération, projets européens et menaces cyber : les défis nouveaux sont largement développés. Tout en s’adressant à ceux qui veulent enrichir leur culture de défense, ce nouveau récit nucléaire, à maints égards original et parfois surprenant, se veut accessible au plus grand nombre et particulièrement aux jeunes générations.

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