L’Industrie de défense italienne entre coopération transatlantique et défense européenne (A. Gauthier)

Nous sommes heureux d’accueillir ce texte d’un jeune étudiant en Master 2 à Science Po Aix, Axel Gauthier, qui s’est spécialisé sur les questions italiennes. IL nous donne ici un tableau précis de l’industrie de défense italienne. LV

L’Industrie de défense italienne entre coopération transatlantique et défense européenne. Un double pari risqué.

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La politique industrielle de l’Italie en matière de défense est profondément enracinée dans son établissement institutionnel, militaire et industriel ; et le changement inattendu de gouvernement qui s’est produit en septembre 2019 est aussi susceptible de l’influencer dans ses choix.

En août dernier, le Vice-Premier Ministre Matteo Salvini a retiré le soutien de son parti, la Lega, à l’exécutif de coalition formée en 2018 avec le Movimento 5 Stelle (M5S). En conséquence, un nouveau gouvernement a été mis en place par le M5S et le Partito Democratico (PD), toujours avec Conte comme Premier ministre. Du Partito Democratico, la nouvelle équipe comprend Lorenzo Guerini, ministre de la Défense, et Roberto Gualtieri, ancien président de la commission des affaires économiques du Parlement européen, ministre de l’économie, chargé, entre autres, de nommer les PDG de grandes entreprises italiennes telles que Leonardo ou Fincantieri.

De ce fait, le nouveau gouvernement Conte affiche une attitude plus favorable envers la coopération et l’intégration européenne en matière de défense. Cela signifie aussi moins de tensions avec ses partenaires européens les plus importants comme la France. Le Partito Democratico (PD) se révèle être la force gouvernementale la plus ouverte à un renforcement de l’axe de coopération avec Paris. Le 19 septembre, la décision de l’Italie de s’associer à l’Initiative européenne d’intervention (IEI) menée par la France a confirmé cette tendance.

Si le précédent gouvernement Conte fut caractérisé par des frictions tant avec ses principaux partenaires européens qu’avec l’allié américain, le nouvel exécutif italien semble retrouver les bases d’une combinaison renouvelée entre atlantisme, sorte d’acte de foi diplomatique, et construction européenne.

Les entreprises italiennes de défense les plus avancées sur le plan technologique ont elles aussi réparti leurs paris industriels entre coopération transatlantique et européenne. Mais cette situation risque de les entraîner dans des contradictions politiques, notamment en raison de la sortie imminente de la Grande-Bretagne de l’UE et de la mise en place d’un Fonds européen de défense.

Leonardo, connu jusqu’en 2017 sous le nom de Finmeccanica, se situe autour du dixième plus grand entrepreneur de défense au monde avec des revenus de 12,2 milliards d’euros en 2018, dont 85 % proviennent de l’international [1]. Ce champion industriel national à participation publique (le ministère italien des finances détient une participation de 30,2 % dans la société), pilier essentiel du secteur de la défense, s’est récemment réorganisé pour définir sa structure institutionnelle et son positionnement stratégique à long terme.

Le groupe de défense et d’aérospatiale basé à Rome est déjà profondément intégré dans le secteur de la défense américano-britannique. Il emploie 29 200 personnes en Italie, 6 900 au Royaume-Uni et 6 500 aux États-Unis. Il fait partie du consortium Euro-fighter aux côtés de BAE Systems au Royaume-Uni et d’Airbus en Allemagne et en Espagne. Il assure également le montage et la maintenance des F35 de Lockheed Martin et participe au futur projet d’avion Tempest piloté par le Royaume-Uni, destiné à remplacer l’Eurofighter à partir de 2040.

Leonardo construit également des hélicoptères en Italie, au Royaume-Uni et en Pologne, où il emploie 2 600 personnes. L’entreprise est actionnaire à 25 % du fabricant européen de missiles MBDA, avec Airbus et BAE Systems, et est également liée à Thales par des joint-ventures dans le secteur spatial (Thales Alenia Space).

Les dirigeants de Leonardo pensent avoir fait un pari gagnant avec le programme F35. Ils prévoient d’assembler et d’assurer la maintenance de l’avion américain de cinquième génération en Italie pour plusieurs pays d’Europe du Nord, dont la Belgique, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark, dans une usine située à Cameri au nord de Turin. Cette usine est la seule chaîne de production de F35 en Europe. Cependant, tout le monde n’est pas d’accord et le monde industriel  et de la recherche italien est partagé concernant le réel bénéfice tiré de ce positionnement.

L’Italie, premier pays européen à mettre en service la F35 en 2018, a annoncé son intention d’en acheter 90 pour son armée de l’air et sa marine. Mais l’incertitude sur les budgets de défense à long terme rend ce projet et le rythme des livraisons annuelles très incertain. L’ancienne ministre de la défense Trenta, dont le parti M5S s’était engagé dans l’opposition à abandonner le programme, avait lancé une « réévaluation technique« . Et cela avait déclenché l’alarme dans les forces armées et une inquiétude chez Leonardo. Le général Alberto Rosso, commandant de l’armée de l’air italienne, s’était montré particulièrement critique devant la commission de la défense du Parlement en mars 2019. « Les ralentissements ou les réductions d’effectifs sont extrêmement préoccupants pour la capacité opérationnelle, pour l’industrie nationale et pour les avantages économiques qu’il apporte [le programme] », avait-il déclaré, ajoutant qu’il était « vivement préoccupé par l’incertitude et l’hypothèse éventuelle d’une baisse des effectifs »[2].

Un Cheval de Troie ?

A l’intérieur du secteur italien de la défense, le groupe dirigé par Alessandro Profumo représente le membre le plus important des atlantistes à l’intérieur du monde de la défense italien. En effet, Leonardo oriente progressivement son activité principale en direction d’une plus grande synergie avec les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni dans le cadre de l’Alliance atlantique, en faisant des choix qui affecteront de manière significative les orientations du gouvernement italien. Celui-ci sera engagé dans une position de médiation entre la nécessité de jouer un rôle moteur dans la défense européenne et celle de maintenir les meilleures relations avec ses alliés de l’Alliance atlantique (États-Unis, Royaume-Uni, Canada).

Certains observateurs vont jusqu’à considérer Leonardo comme un potentiel Cheval de Troie des initiatives américaines visant à dominer le marché de l’aérospatial militaire européen, étant donné son rôle dans le programme F35. Cela peut expliquer pourquoi Rome n’a pas été invité à se joindre au projet de développement du « système de combat aérien du futur » (SCAF), mené par la France et l’Allemagne, auquel s’est récemment ajouté l’Espagne [3]. Ces trois pays ont pour point commun de ne pas avoir acquis l’avion de combat américain F-35, lequel « remet en cause les normes établies au sein de l’Otan en matière d’interopérabilité », avait expliqué Éric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, lors d’une audition parlementaire en 2018[4].

Leonardo a choisi de s’associer à l’équipe britannique Tempest, aux côtés de BAE Systems et Rolls-Royce, pour travailler sur un avion de sixième génération à horizon 2040. L’Institut italien Affaires Internationales (IAI) préconise que Rome négocie le développement conjoint du projet Tempest en tant que partenaire gouvernemental avec Londres pour bénéficier d’une participation plus forte dans une éventuelle fusion entre les programmes franco-allemands et britanniques à moyen terme pour le bénéfice de l’autonomie stratégique européenne[5].

Le choix de Leonardo soulève des questions sur la manière dont l’intégration transfrontalière de l’industrie de défense fonctionnera après le départ de la Grande-Bretagne de l’UE. Cela dépendra en partie des futures relations commerciales qui sortiront de la négociation.

S’il y a un Brexit dur, le système aérospatial italien, qui dispose d’une chaîne importante de clients et de fournisseurs au Royaume-Uni, risque de souffrir quotidiennement.

Le secteur naval : un axe de coopération potentiel ?

De son côté, le constructeur Fincantieri, qui possède 20 chantiers navals sur 4 continents avec près de 19 000 salariés, a fait un choix résolument européen, même s’il n’est pas certain que son ambition de créer un « équivalent naval d’Airbus » puisse se concrétiser. Fincantieri est détenu à 71,6 % par une société holding publique. Elle est en bonne santé économique avec un carnet de commandes de 34 milliards d’euros, soit 2 % du PIB italien. Sa production est d’environ 60 % civile et 40 % militaire.

Fincantieri était déjà le plus grand constructeur naval et commercial européen avant de chercher à acquérir une participation de 50 % dans les Chantiers de l’Atlantique, où Naval Group possède déjà une participation de 10 %. Concernant le naval militaire, Fincantieri et Naval Group ont codéveloppé le programme de frégates FREMM et Horizon, mais demeurent de farouches rivaux à l’exportation[6] (Brésil, Roumanie, Arabie Saoudite…).

Cela étant et malgré certaines rivalités, le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri progresse par étapes successives. Le 30 octobre 2019 Fincantieri et Naval group ont signé un accord qui fixe les termes opérationnels de la création d’une société commune à parts égales dans le naval de défense, dans le prolongement de l’annonce faite en juin dernier. La co-entreprise « Naviris » aura son siège social à Gênes et disposera d’un bureau à Ollioules (Var). Son conseil d’administration comptera six membres, trois nommés par Fincantieri et trois par Naval Group. Cet accord, expliquent les deux industriels, « traduit la solidité du partenariat des deux groupes et du renforcement de leurs savoir-faire » et « se veut la garantie d’une ambition internationale ». Cette nouvelle entité franco-italienne devrait formellement voir le jour d’ici la fin de cette année.

Le projet de rapprochement a connu des turbulences politiques en France, aggravées par l’hostilité envers le gouvernement Conte dominé par Salvini. L’opération fait toujours l’objet d’une contestation réglementaire de la part des autorités de la concurrence de l’UE, qui retarde ainsi sa réalisation. Il existe d’autres complexités, dont une rivalité frontale en matière d’électronique navale entre Thales, actionnaire de Naval Group, et Leonardo, qui a une entreprise commune avec Fincantieri. Mais au-delà des rivalités commerciales et industrielles, ce dossier cristallise des enjeux de souveraineté et suscite de lourdes interrogations. Naval Group est une entreprise étroitement liée aux besoins de la Défense nationale de la France et à la préservation de sa souveraineté technologique et stratégique incarnée par sa BITD (Base Industrielle et Technologique de Défense). Ce projet de rapprochement et ses possibles extensions comporte le risque de faire passer l’intérêt commercial devant celui de la Défense nationale.

Mais l’industrie italienne de la défense ne se réduit pas à ces deux géants que sont Leonardo et Fincantieri. Elle comprend notamment des entreprises de taille plus réduites comme Elettronica [7]. Spécialisée dans l’électronique, le radar et la cybernétique, cette entreprise garde un pied dans plusieurs marchés en fournissant des systèmes pour les plateformes britannique, franco-allemande, franco-italienne et même russe. Elettronica, dont Thales et Leonardo font partie des actionnaires, donne la priorité au développement d’une technologie européenne autonome qui ne soit pas soumise à un strict contrôle américain par la réglementation ITAR. Elle compte sur le nouveau fonds de défense de l’UE pour contribuer à l’intégration du secteur européen de la défense.

Axel Gauthier

[1] Defense News top-100 [https://people.defensenews.com/top-100/]

[2] « F35, Forze armate in allarme per il taglio dei velivoli da acquistare », Il sole 24 ore, 13 mars 2019.

[https://www.ilsole24ore.com/art/f35-forze-armate-allarme-il-taglio-velivoli-acquistare-AB3nEhdB]

[3] « L’industrie italienne de la défense prend ombrage du projet d’avion de combat franco-allemand », Opex360, 2 février 2019.

[http://www.opex360.com/2019/02/20/lindustrie-italienne-de-la-defense-prend-ombrage-du-projet-davion-de-combat-franco-allemand/]

[4] Commission de la défense nationale et des forces armées, 28 février 2018.

[http://www.assemblee-nationale.fr/15/cr-cdef/17-18/c1718046.asp#P10_279]

[5] [https://www.iai.it/sites/default/ les/iai1902.pdf]

[6] « Bataille navale entre Naval Group et Fincantieri en Arabie Saoudite », La Tribunne, 9 octobre 2018.

[https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/bataille-navale-entre-naval-group-et-fincantieri-en-arabie-saoudite-830124.html]

[7] [https://www.elettronicagroup.com/group]

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