Le syndrome Grouchy (Le Cadet n° 59)

Le 13 juin 1807, le maréchal Lannes, qui flanc-garde le long de la Alle le reste de l’armée française en route vers Königsberg, voit les Russes traverser la rivière sous son nez au niveau du village de Friedland. A un contre quatre, il met immédiatement ses troupes en rideau et entame un de ces combats de retardement dont il avait le secret, tout en enjoignant Napoléon de rallier le plus vite possible avec les autres corps d’armée. Même si l’hypothèse a été prévue par l’Empereur d’une remontée de l’armée russe vers la Baltique, c’est bien Lannes qui prend la décision de l’arrêter ici et pas ailleurs : aurait-il eu un smartphone qu’il n’aurait servi qu’à informer Napoléon de sa décision. Lannes va disposer à sa guise des renforts de cavalerie arrivés dans la nuit, dont une division de dragons commandée par le général Grouchy, et Napoléon ne reprendra la main que le lendemain après-midi, anniversaire de Marengo. Car c’est ainsi qu’on gagne les batailles, et Napoléon n’a jamais procédé autrement.

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S’il avait dû attendre l’ordre du patron, Kellermann aurait chargé trop tard à Marengo et Dupont se serait replié devant Ulm, permettant aux Autrichiens de s’extraire du piège. Mais ça, c’est pour les livres d’Histoire de France, vu qu’on fait aujourd’hui exactement le contraire.

Que nous disent en effet les syndicats de policiers depuis le saccage des Champs-Élysées perpétré sous leurs yeux ? « Les forces de l’ordre perdent toute initiative, c’est-à-dire qu’elles n’agissent que sur ordre, elles n’interviennent que sur ordre. On était en mesure d’intervenir, on ne nous a pas autorisés à le faire. Je mets en cause ceux qui ont décidé que ça se passe comme ça et qui n’ont pas donné les instructions pour que ça se passe autrement. »

Car c’est un choix, on l’a vu lors du massacre du Bataclan durant lequel les militaires de Sentinelle sont restés l’arme au pied. La leçon de Friedland et de tant d’autres batailles est délibérément rejetée ; sur les Champs, c’était aux commandants d’unités d’agir et de demander des renforts. Or la numérisation impose une centralisation pyramidale qui crée l’illusion que si les informations remontent instantanément, les ordres doivent pouvoir redescendre tout aussi vite. Sauf que même avec des Gopro, Napoléon aurait été bien incapable d’avoir une aussi bonne évaluation de la situation que son ami Jean. En pensant pouvoir réinventer un Bonaparte numérique, on fait une grave erreur d’analyse historique et on commet une faute politique qui grève l’avenir.

Ce que nous suggèrent les policiers à Paris comme les artilleurs en Syrie, c’est que la technologie impose un paradigme qui nous mène droit à la débâcle. A Waterloo, un des généraux qui avait pourtant vu Lannes manœuvrer à Friedland attendra lui aussi les ordres. Un précurseur, ce Grouchy, en quelque sorte.

Le Cadet (n° 59)

One thought on “Le syndrome Grouchy (Le Cadet n° 59)

  1. Un bémol : la numérisation n’impose pas une centralisation pyramidale. Au contraire, elle permet une plus grande prise d’initiative, et le problème réside dans l’incapacité de la majorité des dirigeants actuels à tirer les leçons de la numérisation. Au contraire, ils plaquent des outils numériques sur leurs pratiques jacobines et appellent cela numérisation. Encore un contresens qui, de fait, nuit à la numérisation. Vider les mots de leur substance est le meilleur moyen de discréditer ce qu’ils représentent.

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