État des relations internationales à l’aube du XXIe siècle. (M. Cuttier)

Martine Cuttier, de l’université de Toulouse et qui écrit régulièrement pour La Vigie, nous propose cet « état des relations internationales à l’aube du XXIe siècle » (texte co-publié à la revue Contre-mesures du Master «  ingénierie, sécurité, sûreté, défense » de l’université Toulouse3 Paul Sabatier). Merci à elle. JDOK

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Saisir brièvement la spécificité de la société internationale en cette fin 2108 peut être tenté en mettant en perspective sur le temps long l’évolution du rapport des forces entre puissances. Un temps long commençant avec l’instauration d’un ordre international issu du système westphalien dans une Europe déjà ouverte sur le monde. L’évolution des relations internationales se découpe alors en grandes périodes allant d’un monde multipolaire et eurocentré (XVIIe-XXe siècles) vers un monde bipolaire (1947-1991) suivi d’une phase unipolaire (les années 1990) pour revenir à la multipolarité tournée vers l’Asie-Pacifique.

Un monde multipolaire eurocentré  

A partir du XVIe siècle, quelques États européens, devenus des États-nations au pouvoir de plus en plus centralisé régentant leurs peuples à l’intérieur de frontières bien délimitées, se partagèrent et organisèrent le monde selon leurs valeurs et leurs intérêts en fondant de vastes Empires coloniaux. La conquête se réalisa dans la concurrence, source de tensions étendues au monde. Si être puissant impliquait de faire flotter le drapeau, au-delà des mers, sur des Km2, le rapport des forces établi en Europe l’emportait car là se trouvaient les intérêts vitaux des États, les Empires restant des périphéries. Au XVIIe siècle, des États européens s’engagèrent dans le long conflit de la « guerre de Trente ans ». Afin de faire cesser ces luttes dévastatrices, la reine Christine de Suède imposa une négociation qui aboutit aux traités de Westphalie, signés en 1648. Établissant la paix, ils édictèrent une forme de droit international. Des règles régirent les relations entre États selon les principes de souveraineté, de défense des intérêts jusqu’à user de la force légitime excluant toute ingérence extérieure y compris morale.  Ce système simple à l’origine d’un équilibre des forces fut efficace jusqu’au congrès de Vienne de 1815 qui tenta d’organiser, pour un temps, un système de sécurité collective.

La Première Guerre mondiale, guerre interétatique à la géographie inédite et au lourd bilan démographique, remit en selle l’idée d’instaurer un tel système à partir d’une organisation supranationale,  la Société des Nations (SdN), s’imposant à tous les États. Le projet idéaliste de prévention de la guerre et de préservation de la paix fut porté par les États-Unis, puissance émergente, au sein d’un ordre international multipolaire moins eurocentré. La SDN échoua face à la montée en puissance d’États totalitaires tant en Allemagne, animée d’un fort esprit de revanche qu’au Japon, puissance émergente, visant la domination de l’Asie sous contrôle européen et de l’océan Pacifique déjà américanisé. Vingt ans après l’armistice, un second conflit mondial éclata.

De la multipolarité au monde bipolaire de la guerre froide

Dès 1941, les protagonistes américain et britannique pensèrent l’après-guerre à partir de la Charte de l’Atlantique reprise par la Charte des Nations-Unies, à l’origine de la création de l’Organisation des Nations-Unies ralliée par la majorité des États afin de bannir la guerre, de consolider la paix, d’instaurer la démocratie, la liberté, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les droits de l’Homme. Ils l’accompagnèrent d’une régulation économique à partir d’organisations supranationales telles que FMI, la banque mondiale, le GATT tout en assurant la suprématie du dollar comme monnaie de référence et d’échanges. Les Américains renforçaient là leur conviction d’exceptionnalisme.

En 1947, le monde multipolaire bâti sur la souveraineté des États vola en éclat, confronté à l’opposition de deux systèmes idéologiques, à l’origine de la constitution de deux blocs antagonistes partageant un même objectif : dominer le monde et imposer leur vision de la société, de l’homme et de l’homme dans la société. L’un, le camp occidental conduit par les États-Unis, mettait en avant la liberté tant économique que politique tandis que l’autre, le camp soviétique sous la houlette de la Russie devenue l’URSS, privilégiait l’égalité, regardant la liberté et la propriété privée comme sources d’inégalité, génératrices de lutte de classes. Dès lors et pour deux générations, deux blocs s’affrontèrent et si, en à peine deux décennies, les colonies accédèrent à la souveraineté, elles ne purent échapper à la bipolarité incarnée par l’Europe et l’Allemagne divisées par le rideau de fer comme Berlin par le « mur de la honte ».

L’ONU se trouva réduite à une relative impuissance du fait même de l’organisation du Conseil de sécurité où chacun des cinq membres permanents détient un droit de veto sur la gestion des sorties de crises et les décisions d’intervention militaire. L’affrontement direct entre les deux blocs fut évité car chacun des leaders détenait l’arme nucléaire, devenue une arme de dissuasion contribuant à la régulation des tensions mondiales. Cela n’empêcha pas les conflits périphériques (guerres de décolonisation, guerres civiles) où chaque camp finissait par intervenir afin d’accroître sa sphère d’influence.

Paradoxalement, la bipolarité fut à l’origine d’un monde stable où l’ennemi était identifié et où les relations internationales se déroulaient selon un code bien défini. Lorsqu’une crise aigüe éclatait, des accords accompagnés de velléités de désarmement étaient signés alors qu’en réalité, la course aux armements restait effrénée, signe d’une lutte sans merci. Les crises influaient sur les opinions publiques et chaque camp se repliait sur ses valeurs et ses croyances ce qui favorisait la relative adhésion des peuples à leur condition sociale. La compétition finit par s’accompagner d’une connivence entre adversaires.

Hormis les présupposés idéologiques, chacun continua à tenter de s’imposer à l’autre en s’appuyant sur des visions géopolitiques. Inspirés par la théorie du sea power de l’amiral Alfred Maham, les États-Unis quadrillèrent les océans du monde au moyen de sept flottes et se référant à la théorie de Nicholas Spykman, ils organisèrent l’endiguement (ou containment) du communisme à partir des bordures de l’Eurasie. Ils nouèrent pour cela nombre de pactes et d’alliances dont le traité de l’Atlantique nord avec son bras armé : l’OTAN, à l’origine de l’atlantisme. L’Europe occidentale passa sous le contrôle des États-Unis car l’organisation atlantique est une forme de soumission où certains États comme la France voulurent affirmer une capacité d’autonomie stratégique. Elle mit en place des organisations intergouvernementales : CECA, marché commun, CEE… .  L’URSS restait la Russie, elle tentait d’accéder aux mers chaudes tout en contrôlant un glacis protecteur en Europe orientale et centrale (Pacte de Varsovie, COMECON).

De la bipolarité au monde unipolaire

A la fin des années 1980, le rapport de force entre les blocs bascula. L’URSS, embourbée en Afghanistan, s’épuisa à suivre la course technologique imposée par le programme de « guerre des étoiles »[1] engagé par le président Ronald Reagan. Malgré une ultime tentative de réforme par le secrétaire général du parti communiste Mickaël Gorbatchev, l’URSS s’effondra. Le Mur de Berlin fut abattu, en novembre 1989, dans la liesse des peuples. La fin de l’URSS en décembre 1990 sonna le glas de la Guerre froide et marqua un tournant dans les relations internationales. La liberté avait vaincu le messianisme marxiste-léniniste.

Les États-Unis avaient gagné la guerre froide sans combattre, prouvant leur supériorité politique, économique et morale. Une nouvelle page des relations internationales s’ouvrait. Ils restèrent l’unique puissance, l’hyperpuissance selon l’expression d’Hubert Védrine, sans compétiteur de leur niveau. Exaltant leur exceptionnalisme, dans la continuité des Pères fondateurs et se référant au sénateur Beveridge, le général Colin Powell put déclarer, à l’issue de la guerre du Golfe, « L’Amérique doit assumer la responsabilité de sa puissance. Nous devons diriger le monde. C’est notre rendez-vous avec le destin. Nous ne pouvons pas laisser l‘histoire nous échapper. »Cette période fut désignée comme la « fin de l’histoire » par Francis Fukuyama. Les États-Unis étaient persuadés de pouvoir exercer un leadership de droit divin et d’incarner des valeurs universelles. Ils se pensèrent comme « l’Empire de la liberté » et devinrent les « gendarmes du monde ». La période s’accompagna d’une vague de désarmement permettant aux États de tirer « les dividendes de la paix » en réduisant les budgets militaires. Dissolvant le pacte de Varsovie, la Russie rapatria l’Armée Rouge du glacis et perdit des territoires à l’ouest et au sud tandis que les Américains conservaient les structures héritées de la Guerre froide. Leur offensive dans l’espace d’influence russe étendit la géographie de l’OTAN aux États d’Europe centrale, aux pays baltes (1999 et 2004), proposant aux ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale un Partenariat pour la paix. Ils prolongèrent et resserrèrent l’encerclement de la Russie par l’ouest et le sud.

Vers le retour de la multipolarité centrée sur l’Asie-Pacifique

La période unipolaire des années 1990 annonçait un rééquilibrage vers un nouvel ordre international avec l’émergence de nouvelles puissances, de nouveaux arcs de crise en Europe et de la Méditerranée au golfe Persique où le président George W Bush se promit d’organiser le « grand Moyen-Orient ». L’Europe devenue l’Union européenne poursuivait son intégration économique et politique avec le traité de Maastricht, en 1992. Chaque État transféra de larges pans de sa souveraineté, de la garde de ses frontières (espace Schengen à partir de 1995) à sa monnaie (Euro en 2002) au profit d’un Europe normative et non globale.

La période prend fin brutalement le 11 septembre 2001. Les attentats revendiqués par Al Qaïda contre les tours jumelles à New York City furent un choc psychologique pour les États-Unis. Attaqués à partir d’un pays lointain par une organisation non étatique alors qu’ils disposaient d’une puissance inégalée, ils eurent le sentiment de l’être dans leurs valeurs. Les attentats constituent-ils une rupture géopolitique ? Modifient-ils le rapport des forces internationales ? Leur violence conjuguée à la politique néo conservatrice du président Bush firent basculer la politique américaine dans la « lutte contre le terrorisme »[2] qui devint « la croisade contre l’axe du mal ».

Les Américains élaborèrent la doctrine de « la guerre préventive ». Avec le soutien de la communauté internationale et d’une coalition, ils engagèrent l’opération « Liberté immuable » contre les Taliban, en Afghanistan, à l’automne 2001. Ils les avaient soutenus contre l’URSS en sous-estimant leur idéologie qui les frappa par effet boomerang. En 2003, ils s’affranchirent de l’avis du Conseil de sécurité et intervinrent unilatéralement en Irak avec la coalition « des bonnes volontés » au nom d’arguments messianiques. Seule puissance globale, ils furent regardés comme agressifs du fait du déploiement de leur hard power. Simultanément, ils affichèrent une société énergique et inventive grâce au soft power. Ces deux concepts furent élaborés par le politologue Joseph Nye[3] théorisant la puissance américaine fondée sur la force et sur la capacité à diffuser un modèle afin d’amener les autres à penser et à partager leur vision de l’homme et de la société dans le but d’uniformiser le monde. La « lutte contre le terrorisme » met en avant la problématique sécurité intérieure et extérieure, le continuum sécurité-défense.

La période des années 1990 et 2000 favorisa l’émergence de puissances et ouvre le monde à un retour à la multipolarité sur fond de mondialisation. Organisés au sein du groupe des BRICS, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du sud sous l’égide de la Chine et la Russie devinrent des pôles de puissance qui affaiblissent le monde occidental et ébranlent le système supranational construit par les Américains, en 1945. Le centre du monde n’est plus en Occident mais en Asie-Pacifique, réalité géopolitique à l’origine du pivotement (pivot) du président Barack Obama selon lequel les États-Unis sont devenus une puissance relative, en déclin.

La puissance aujourd’hui

La fin du communisme et le phénomène d’émergence ont mis en avant l’affirmation des souverainetés, des identités nationales et de la défense des intérêts nationaux écornées par les organisations supranationales. D’autres phénomènes ont contribué au déclenchement de ces revendications en Europe. Tout d’abord, l’offensive de l’islam sous sa forme radicale et djihadiste contre la Chrétienté et un Occident considéré comme corrompu et décadent a été notamment menée par le proto-État islamique qui s’est développé sur l’Irak déstabilisé par les Américains. Notons également la pression des flux migratoires, particulièrement ceux récemment issus du Levant et de l’Afrique sub-saharienne.  La démographie européenne est quant à elle entrée dans la phase post-transitionnelle à faible croissance tandis que celle des pays de départ, en Afrique, connait l’explosion de la transition.

Face à ces menaces, les enjeux redeviennent nationaux, symbolisés par le slogan « America first » du candidat Donald Trump. Pour le comprendre, il faut tenir compte de l’évolution des sociétés des pays occidentaux confrontées à la mondialisation. Par les délocalisations d’entreprises, de services dans les pays à bas coûts salariaux et la financiarisation de l’économie, les classes ouvrières, les employés, les petits artisans et jusqu’aux paysans sont laminés. La classe moyenne, lieu de l’ascension sociale donc de l’espoir, socle de la société occidentale, porteuse de ses valeurs et de son modèle démocratique finit par être menacée. Ces catégories confrontées à l’insécurité culturelle face au multiculturalisme et à l’insécurité sociale à la suite de la crise de 2008 se tournent vers des leaders porteurs d’un discours qualifié de « populiste » par les élites mondialisées des grandes métropoles.

L’élection du président Trump, l’alliance russo-chinoise, la contestation du groupe de Visegrad, le Brexit au Royaume-Uni, la nouvelle majorité en Italie, la montée en puissance de partis « populistes » au sein de l’UE ou les récentes élections allemande et brésilienne signifient une rupture annonçant une recomposition de l’ordre international où les intérêts nationaux l’emportent dans un monde à nouveau multipolaire. A l’exemple de la Chine et des États-Unis, restés la seule puissance globale capable de s’imposer au monde (usage de l’extraterritorialité du droit), les relations bilatérales vont peu à peu redevenir la norme face au multilatéralisme. En Europe, les prochaines élections pour le Parlement n’échapperont pas au défi et il sera difficile au président français de s’engager dans une stratégie de consolidation supranationale éloignée des attentes des peuples y compris allemand. Deux visions s’y affronteront : celle de la mondialisation économique et culturelle et celle des aspirations nationales. La Guerre froide fut marquée par une âpre lutte idéologique, elle a muté en quelque chose de nouveau mais déjà d’intense puisque l’enjeu est la domination sur le monde qui échappe aux Occidentaux.

Martine Cuttier

[1] Les Américains développent de nouvelles technologies dans les domaines de l’informatique et des communications. Ils acquièrent une avance technologique à l’origine de gains de productivité pour les années à venir.

[2] Le terrorisme est une pratique de guerre asymétrique du faible contre le fort dont l’enjeu est le contrôle de la population.

[3] Doyen de la Kennedy school of gouverment à Harvard, président du national intelligence council et secrétaire adjoint à la défense du président Clinton.

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