Stratégie 2017 : vue de Rome (Eloge de la cohérence stratégique)

La Vigie est heureuse de publier le texte complet écrit par le Vice-Amiral d’Escadre (2S) Sanfelice di Monteforte, de la marine italienne. Il développe le bref texte qui a été publié en septième page de notre dernier numéro 36. Mille mercis à lui. La Vigie.

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L’Occident a peur, face à l’agressivité du Daesh, et la France, durement frappée, a beaucoup de peine à réagir psychologiquement au choc des attentats de Paris. Malheureusement, ce type de situation n’était pas inattendu. Elle résulte, en fait, de ceci : nous vivons dans un monde en transition très rapide où le revanchisme arabe a amassé des ressources humaines et une force financière considérables pour essayer de nous contraindre à accepter ses objectifs de puissance. Cela a produit une situation de « fluidité stratégique »1 qui, selon plusieurs études, mettrait en danger l’Europe – et la France en particulier – leur bien-être, leur façon de vivre et leur culture, et les opinions publiques pressent les gouvernements de réagir. C’est que nous vivons dans une sorte de nuage rose, à l’abri des tempêtes de la vie, qui ne nous touchent que lorsqu’une fenêtre s’ouvre soudainement et que l’orage nous frappe. Et les attentats de Paris ne sont pas autre chose qu’une fenêtre qui, en s’ouvrant sous la pression du vent, nous a exposé violemment au monde qui nous entoure. Le résultat est que nous nous trouvons dépourvus, face à ce que nous n’avions pas prévu.

Il faut recourir à la rationalité française et à l’Histoire pour comprendre le monde où nous vivons, et définir une trajectoire qui permettra aux générations à venir une qualité de vie acceptable. C’est là qu’intervient la « Grande Stratégie » et son rôle méthodologique. Le général Beaufre disait, que « la stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les évènements, puis de choisir les procédés les plus efficaces »2. Mais, pour concevoir une « Grande Stratégie », l’Etat doit être en mesure d’utiliser tous les instruments de sa «boite à outils », c’est-à-dire, la Diplomatie, l’Information, la Force Militaire et l’Économie3, d’une façon cohérente, et, surtout, il doit aussi prendre soin de ne pas entreprendre d’initiatives ambitieuses qui dépassent les moyens propres et les capacités du pays.

Un monde qui ne tourne pas autour de nous

Il faut admettre que nous, les Européens, vivons encore dans l’illusion de pouvoir influencer les événements du monde, que autour de nous, comme en Méditerranée ou au Levant, ou dans le reste de la planète, comme si les deux guerres mondiales ne nous avaient pas arraché ce pouvoir pour de bon. Mais ce n’est pas là notre seule erreur ! Nous restons accoutumés à la Guerre froide, et à son monde congelé, statique, en apparence, avec ses certitudes, à peine troublées par le danger d’un holocauste nucléaire possible mais peu probable. Mais c’était une illusion car beaucoup de tensions étaient cachées sous le rideau de la confrontation Est-Ouest. Aujourd’hui, nos valeurs, nos idéaux et notre culture même, qui ont modelé le système international, sont durement contestés, voire rejetés, par d’autres, au nom de leurs doctrines que nous considérons comme dépassées car très semblables à celles que nous avons abandonnées à la fin du Moyen Age.

Nous savons, mais ne l’acceptons pas, que le monde est devenu multipolaire. Les grandes puissances n’écoutent que leurs intérêts, sans souci des autres, même si elles s’accorder pour éviter que leur compétition dégénère en un conflit illimité qui pourrait mettre en péril leur prédominance. Les puissances d’aujourd’hui ont, au fond bien appris la leçon de l’Histoire qu’un conflit total appauvrit ceux qui le déclenchent! Mais les nouvelles puissances ne sont pas seules au premier rang de la scène mondiale. Il y a aussi les acteurs « non-étatiques » qui aspirent, depuis longtemps, à gagner un statut de puissance, à travers des méthodes indirectes, pour décourager ceux qui s’opposent aux objectifs qu’ils poursuivent.

Quand le calife autoproclamé al Baghdadi parle de rebâtir l’Empire arabe du passé, nous devons nous souvenir que nos ancêtres, en 1920, ont refusé aux Arabes le droit de s’établir en nation, aux dépens des autres communautés qui vivaient au Levant. Les puissances de l’Entente ne voulaient pas une réédition de l’Empire Ottoman qu’ils venaient d’abattre, après cinq cent ans de guerre, et elles avaient raison! À notre époque, nous avons eu la même approche, face aux tentatives de Nasser et d’autres chefs d’État du Levant, pour bâtir ce qu’ils appelaient la « République Arabe Unie » ou la « Grande Arabie » ou encore la « Grande Syrie ». Nous avons, en conséquence, souffert de nombreux attentats terroristes et agressions variées, deux formes de « proxy war » (Guerre par intermédiaires) pendant les cinquante ans passés, sans prendre note que ces actes étaient le symptôme du fait qu’il y avait une partie du monde, devenue très puissante économiquement, où montait un fort ressentiment face à notre attitude envers elle, et qui voulait se venger.

Dans ce contexte, il nous faut donc accepter la situation : les pays européens ne sont plus des acteurs principaux ; ils doivent accepter des compromis avec des plus forts qu’eux, ou, s’ils s’y refusent, se placer sous la protection de quelqu’un assez puissant, ou alors s’unir, dans l’espoir que plusieurs faiblesses finissent par devenir une force que l’on respecte.

En tout cas, n’oublions jamais que nos gouvernements ont bâti une société « industrialisée, condamnée à vivre de ses échanges avec l’extérieur »4, c’est à dire que le commerce est notre raison de vivre, la source de notre bien-être. Mais le commerce ne peut pas se développer sans la paix, et nulle paix n’existe sans stabilité et, surtout, sans légalité. Alors, la « modération stratégique » est nécessaire, pour éteindre les feux ou, au moins, les contrôler.

La tension montante à l’intérieur de la « galaxie islamique » n’est pas seulement une menace contre nos peuples, c’est le danger principal pour le commerce, qui – hélas – dépend de forces économiques qui se sont mises hors d’atteinte du pouvoir des Etats. Nous oublions, en fait, que l’acteur non-étatique potentiellement le plus dangereux pour nous est la « galaxie économique » qui poursuit des objectifs souvent contraires aux intérêts essentiels de nos Etats.

L’économie globalisée : une aide ou une entrave ?

Parmi les défauts de notre société, le plus grand est la mauvaise habitude d’oublier le passé, tandis que les autres respectent l’Histoire et, surtout, n’oublient pas les affronts subis. Notre insouciant oubli de l’existence d’un revanchisme arabe très ancien en est un exemple, mais aussi un autre phénomène nous échappe. Le monde a déjà connu une économie globalisée, plusieurs fois dans le passé, et cette globalisation a produit à chaque fois des dégâts similaires à ceux dont nous souffrons. L’économie globalisée poursuit, en fait, des finalités très différentes de celles de nos Etats, avec des objectifs sans rapport avec ceux de nos gouvernants. Elle suit des principes et des valeurs que nous ne partageons pas. Plus forts sont les pouvoirs économiques, plus contraints sont les gouvernements, du fait de la capacité de chantage de l’économie sur eux.

Les Etats ont besoin d’argent et ne sont pas toujours en mesure de rembourser leurs dettes. Ce qui les force à dédommager ceux à qui ils ont emprunté, soit en leur concédant des privilèges (ainsi de l’Espagne impériale, qui donna le pouvoir de l’Asiento – l’exclusive de la traite négrière – aux financiers génois), soit en faisant la guerre à ceux qui voulaient détruire leurs sources de profit (la réaction du Japon, en 1941, à la clôture du Canal de Panama en est un exemple). L’économie a toujours fait appel aux Etats occidentaux, au nom de la prospérité de ces derniers, quand elle rencontrait des obstacles majeurs. Les stratégistes avaient bien souligné ce phénomène comme le dit Von Molkte: «La Bourse même a pris une influence telle que pour la défense de ses intérêts elle peut faire entrer les armées en campagne »5, et cette habitude est encore plus fréquente aujourd’hui, en dépit du fait que l’économie globalisée agit en « cavalier seul ».

La différence, par rapport au passé, est que la « galaxie économique » ne se souvient des Etats que lorsqu’elle est impuissante à agir de sa propre initiative. Pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak, par exemple, les armateurs américains, dont les navires battaient des pavillons de complaisance, firent appel au gouvernement de Washington pour être protégés des attaques qui venaient des deux parties. Le Président Reagan refusa toute protection, sauf si les navires marchands battaient pavillon américain, et les armateurs furent forcés d’enregistrer leurs navires aux États-Unis.

Mais, chaque jour, l’économie poursuit une stratégie visant au profit, et suit la règle selon laquelle on gagne aux dépens des autres (jeu à somme nulle). L’avidité, la vision à court terme et la volonté d’acheter les matières premières au prix le plus bas, aux frais des pays producteurs, sont aussi des règles fondamentales pour nos économies.

Tout cela introduit une incohérence très grave dans les politiques de nos Etats, aux yeux des autres. Nos gouvernements affichent un désir de paix et de stabilité, et cherchent l’accord, le compromis et les relations amicales avec tous, mais ils voient en même temps les entreprises globalisées mener une campagne qui vise à les appauvrir, ou au moins de ne pas payer un prix raisonnable pour ce qu’ils possèdent chez eux, et les accusent de duplicité. En somme, il est très difficile, pour les Etats occidentaux, de concevoir une « Grande Stratégie », car ils ont perdu le contrôle sur l’arme économique, qui est utilisée par des acteurs indépendants d’eux.

Un besoin de cohérence

Pensons aux mots de Julien Freund: « Personne n’est assez naïf pour penser qu’un pays n’aura pas d’ennemis parce qu’il ne veut pas en avoir »6. Trop souvent, nous engendrons – ou quelqu’un parmi nous engendre – des animosités ou de la haine très fortes, qui deviennent un obstacle insurmontable pour atteindre nos objectifs. Si ceux qui nous détestent sont faibles, nous n’en apercevons pas les conséquences immédiatement, et nous découvrirons l’existence de la haine contre nous avec des décennies de retard. C’est le cas du Levant, et de Daesh en particulier, car nous n’avons pas encore bien compris que les agressions terroristes contre nos pays sont un produit de leurs revendications. En somme, il n’y a rien de pire que d’avoir des interlocuteurs que nous traitons comme des amis, sans considérer la haine qu’ils nourrissent envers nous.

Il faut, par conséquent, avoir un comportement cohérent, soit dans les relations internationales, soit dans notre conduite en matière d’économie. Si la « galaxie économique » maintient une approche agressive, il faut être agressif, mais seulement si le jeu en vaut la chandelle; autrement il faut que les actions des acteurs économiques soient contraintes à une cohérence avec les objectifs stratégiques que nos gouvernements poursuivent, même en bénéficiant de tous les instruments à disposition de nos Etats.

Pour faire face à des ennemis extérieurs dans une économie globalisée qui veut agir sans entraves étatiques, une nation seule n’est pas assez puissante. Il faut alors accepter la nécessité d’un rassemblement d’Etats, pour réussir à atteindre les objectifs établis. Et nulle nation européenne n’est assez forte, dans ce monde dominé par des puissances mondiales gigantesques et par les grands acteurs non étatiques multi-nationalisés.

C’est là que le besoin d’Europe intervient. Nous pouvons critiquer l’UE, en feignant d’oublier que chaque décision – même celles les plus controversées – est approuvée par nos Chefs d’État et de gouvernement, mais nous devons être conscients qu’une Europe Unie est notre « futur inévitable », si nous voulons survivre avec nos valeurs, nos idéaux et notre bien-être, face à un monde de géants. Ce n’est pas seulement chercher à agréger des forces militaires, mais aussi des forces économiques. L’action entreprise par la Commission de l’UE contre des entreprises multinationales est un premier signe de l’importance de l’Europe pour nous. Toujours en matière de cohérence, quand une nation européenne poursuit des initiatives qui se font aux dépens des intérêts des autres Etats membres, elle doit comprendre que leur solidarité sera, dans le meilleur des cas, très limitée.

Cela a été, quelquefois, le cas de la France, qui a introduit des facteurs d’incohérence dans la stratégie européenne de « Bon Voisinage », établie dès 2003.

Nos pays ont approuvé la « Stratégie européenne de sécurité », et une nouvelle version est en préparation. Une fois établie celle-ci, il est indispensable que les Etats membres de l’Union agissent selon son esprit, sinon selon sa lettre, même quand ils prennent des initiatives autonomes.

En effet, au-delà de l’incohérence introduite par la « galaxie économique » mondialisée, la France doit être consciente que ses actions et ses initiatives qui se déroulent hors de l’espace proprement européen ont été souvent en contradiction avec la stratégie européenne. On ne peut pas servir deux patrons, les intérêts de l’Europe unie et les intérêts nationaux, quand ils sont divergents.

La relance stratégique de la France ne peut pas avoir lieu à l’extérieur d’une relance stratégique européenne. La France, avec sa tradition, sa culture et ses valeurs, a un rôle décisif à jouer dans l’Union : il faut beaucoup de patience et de persévérance dans ce petit monde européen très fragmenté et encore influencé par les désaccords et les guerres du passé qui nous hantent, mais la France sans Europe (et l’Europe sans la France) iraient vers un destin d’impuissance et de décadence irréversible. L’Europe est, en fait, le seul moyen pour nos pays d’atteindre une « masse critique » suffisante pour influer sur les événements autour de nous. Mais il lui faut plus de cohérence. Déjà en 2003, la « Stratégie européenne de Sécurité » stipulait que «L’Union doit mener des politiques cohérentes; les efforts diplomatiques, les politiques en matière de développement, de commerce et d’environnement doivent poursuivre les mêmes objectifs »7. Cela est vrai pour les pays membres aussi!

La cohérence est une force, tandis que l’incohérence est la manifestation d’une faiblesse de fond, qui peut être exploitée par nos adversaires. C’est à nos gouvernements d’agir en poursuivant les lignes d’action stratégiques qu’ils auront approuvées, s’ils veulent exercer une influence sur les événements du monde.

VAE (2s) Ferdinando SANFELICE di MONTEFORTE

1 J. DUFOURCQ. Engagez-vous. Ed. Lavauzelle, 2015 page 47.

2 A. BEAUFRE. Introduction à la Stratégie. Ed. Pluriel, Hachette, 1998, page 24.

3 On présente souvent les instruments étatiques sous l’acronyme DIME (Diplomatie, Information, Militaire, Économie).

4 P. MASSON. De la Mer et de sa Stratégie. Ed. Tallandier, 1986, page 25.

5 F. FOCH. Des Principes de la Guerre. Ed. Economica, 2007, page 34.

6 Cité par A. GUERMONPREZ. Aux Frontières maritimes de l’Europe. Thèse Master 2 Université Jean Moulin, Lion 3, 2014, page 1.

7 Stratégie Européenne de Sécurité, 2003. Page 1.

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