« Paix ou Sécurité en Afrique ? L’Intelligence sécuritaire comme nouveau paradigme » (JM Lavoizard)

Jean-Michel Lavoizard est un expert en intelligence stratégique installé en Afrique depuis plus de dix ans : il connaît parfaitement le terrain, ses qualités, ses défauts aussi. A la suite du Forum de Dakar, il nous propose des pistes de réflexion et d’action. Merci à lui. JDOK

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La quatrième édition annuelle du ‘Forum international de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique’ a porté sur la recherche de solutions intégrées aux défis sécuritaires. Entrepreneur en Afrique, l’auteur évoque les apports possibles du secteur privé à cette perspective.

  1. Paix ou Sécurité ? le principe de réalité

La novlangue institutionnelle masque mal le désarroi des puissances publiques face à des menaces sécuritaires protéiformes en mutation constante. Pire, elle crée un « schisme de la réalité », quand les instances de gouvernance proclament un faux optimisme et une apparence de progrès alors que les déclarations et les décisions non suivies d’effet accélèrent une dégradation inexorable du phénomène qu’elles prétendent traiter. Combiné à un sentiment généralisé d’injustice et de désespérance, le fossé social et économique qui se creuse conduit droit à des révoltes populaires. Or, promettre ‘une Afrique en paix’ sans en définir le contenu est ambigu et illusoire. D’ailleurs, pourquoi ce continent échapperait-il seul aux turbulences d’une mondialisation irréversible et incontrôlée ? Car la Paix n’est pas en soi un objectif final à rechercher et l’on ne peut raisonnablement viser qu’à contenir autant que possible l’insécurité à un niveau supportable.

  1. Sécurité réelle ou perçue ? L’exigence de lucidité

Face à la fluidité de ces menaces, la tentation est grande de ne rien faire. Mais ce serait s’accommoder voire encourager le développement de l’extrémisme violent, en offrant aux terroristes une multitude de bases d’assaut contre des cibles à haute valeur. De plus, la guerre déborde largement du champ militaire et les formes d’insécurité sont de natures diverses : corruption et prévarication, instabilité juridique, fiscale et administrative, insécurité foncière et transactionnelle, appels d’offres truqués, copinage, impunité pour les uns, déni et abus de droit des autres, extorsion plus ou moins déguisée, tromperies de toutes sortes, commerce illicite en augmentation, etc. Cette situation nuit gravement au développement de l’Afrique car la confiance y fait place à la défiance généralisée.

Dans ce contexte, le secteur privé est en état de guerre économique permanent. Non seulement il est confronté à une concurrence croissante mais il doit supporter la défaillance, et résister à la prédation, de la puissance publique. Or, celle-ci offre le terreau idéal à une criminalité économique et financière de mieux en mieux organisée, et qui alimente le terrorisme. Aussi, les appels manichéens au ‘Combat entre le Bien et le Mal’ sont-ils vains. L’ennemi et ses complices sont autant intérieurs qu’extérieurs.

  1. L’Intelligence sécuritaire : l’information au cœur de la décision et de l’action

On ne peut plus faire semblant de l’ignorer et il est crucial de sortir des discours irrationnels. Le moment est venu de recourir à l’approche globale et collective de l’Intelligence, « processus de maîtrise de l’information aux fins de décision et d’action ». Il s’inscrit dans le cadre d’une société mondialisée de l’information dont les enjeux sécuritaires sont immenses et croissants. Dans la jeune économie de la connaissance à forte croissance, disposer avant les autres de ‘la bonne information’ procure un avantage décisif. De plus, l’Intelligence est non seulement prescriptive et descriptive, mais aussi opérative. Dans ses aspects organisationnels et fonctionnels, il faut être capable d’activer et de protéger les flux d’informations utiles pour satisfaire ses besoins, rend l’organisation ‘intelligente’. Mais la finalité de l’Intelligence sécuritaire est d’abord d’ordre opérationnel. Elle aide à prendre rapidement les bonnes décisions et en accompagne la mise en œuvre en déminant le terrain des risques, pour finalement créer les conditions favorables requises. Les parties prenantes doivent partager réellement l’information ; sortir des logiques institutionnelles pour adapter le ‘temps bureaucratique’ au rythme rapide et irrégulier du ‘temps des menaces’. Les décisions doivent être mises à exécution, évaluées et sanctionnées par un contrôle indépendant.

  1. Maitriser la sécurité par des réponses globales différenciées

Sur un continent aussi vaste et divers, la conception et la mise en œuvre d’une Intelligence sécuritaire globale ne peuvent être monolithiques ni importées de l’étranger. Elles doivent intégrer les spécificités locales.

Dans cet esprit, le Forum de Dakar a élargi avec pertinence les échanges à des aspects connexes comme le changement climatique, les flux migratoires et les crises humanitaires, les transitions énergétiques, le développement économique, la gouvernance et les régimes politiques …

Président du Conseil de l’Institute for Security Studies (ISS), M. Jakkie Cilliers a pointé les facteurs de violence en Afrique. La multiplication des groupes armés non étatiques dispersés et des mouvements de rébellion ouverte contre les Etats défaillants sont suscités par des facteurs multiples la pauvreté et les inégalités, le dévoiement des processus démocratiques, le manque de perspective des jeunes, le cycle répétitif de la violence, le manque de contrôle des frontières, le découplage des taux de croissance économique et démographique. Il convient de partager davantage les fruits de la croissance économique par une meilleure gouvernance de favoriser de véritables états de droit dans des démocraties effectives, de préparer les forces de l’ordre et les acteurs de justice à lutter contre les nouvelles menaces.

On peut à la fois réduire la probabilité de l’occurrence des risques et/ou leur gravité, et développer une perception saine de la sécurité, acceptée car collaborative. Ainsi, pour fixer des objectifs réalistes, il est nécessaire de prendre en compte les standards socioculturels locaux, variables. Car la rationalité extrémiste se nourrit des causes évoquées précédemment de production de la violence. La criminalité organisée et les trafics de stupéfiants y contribuent également.

Dans ces conditions, la gestion complexe de la sécurité implique une approche pluridisciplinaire et une remise en cause profonde des logiques de certitude.

  1. Le tandem entreprise – société civile, acteur incontournable de la sécurité

L’Intelligence prend en compte tous les facteurs d’explication et d’action possibles, en particulier l’humain. Ce serait illusoire de tout miser sur une forteresse militaire, technique et digitale. Le monde de l’entreprise et la société civile sont des spectateurs-acteurs de premier plan de l’environnement sécuritaire. Premiers concernés, ils en sont aussi les financeurs !

Une vision réductrice consisterait à ne considérer que le secteur privé de la sécurité. Or, c’est l’ensemble du monde de l’entreprise qui devrait être intégré dans un plan général de sécurité. En effet, les multiples formes de criminalité et de radicalité utilisent les canaux mis en œuvre par les opérateurs et investisseurs. Les acteurs économiques devraient être sollicités et encouragés à participer à l’effort de prévention et de lutte contre l’insécurité, en premier lieu par un effort de vigilance et de remontée d’information.

Des normes internationales de conformité imposent déjà aux entreprises des mesures préventives face à diverses formes de criminalité qu’elles doivent déclarer. Mais l’approche coercitive ne suffit pas à diffuser un esprit civique et les entreprises ont tendance à se conformer au minimum requis.

Il en est de même pour les acteurs de la société civile. Leur travail de terrain et d’analyse indépendante les placent dans une situation privilégiée de compréhension fine des phénomènes de société. Exemple parmi d’autres, le think tank ivoirien ‘Audace Institut Afrique’ (AIA) réalise depuis quatre ans un travail de fond remarquable de recherche de solutions pratiques aux litiges fonciers ruraux. Modèle de prise en compte des réalités locales sans a priori ni préjugé idéologique, cet exemple montre combien il est important et possible de trouver des solutions locales concrètes à des problèmes réels actuels.

En conclusion, l’augmentation des ressources financières publiques ne suffit pas. Chacun des acteurs doit rester à sa place et prendre sa part dans un dispositif intégré d’Intelligence sécuritaire. Ce dispositif exige l’exemplarité et la réelle implication de la puissance publique, sous le contrôle des partenaires de la communauté internationale. De leur côté, les entreprises et la société civile sont des acteurs incontournables en tant que financeurs, producteurs et bénéficiaires de sécurité, et contrôleurs de l’action de l’Etat. Des synergies permettront de relever le défi du partage de l’information à caractère sécuritaire. Face à l’urgence et à la nécessité, des modèles intelligents de collaboration et de gouvernance collaborative à grande échelle méritent d’être explorés. S’il y a des raisons d’être ‘pessimistes par l’intelligence’ sur la situation actuelle de l’Afrique, soyons comme Gramsci inspiré par Romain Rolland, ‘optimistes par la volonté’. Mieux, par la volition.

JML

Correspondant Afrique de La Vigie, Jean-Michel Lavoizard dirige la compagnie pan africaine d’Intelligence ARIS qu’il a créée en 2010. Ancien officier des forces spéciales françaises, il pratique depuis 25 ans l’Intelligence décisionnelle et opérationnelle à l’international, dans le secteur privé depuis 2006. Fort d’une longue expérience en Afrique où il réside, acteur économique engagé dans diverses causes sociétales, il partage volontiers les leçons de son expérience quotidienne des réalités africaines. www.aris-intelligence.com

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