Le déclin confortable de l'Europe (E. Lambert)

A la suite du sommet de La Haye, c'est un Pacte de Varsovie inversé : l’OTAN, ou l’art européen de consentir à sa propre marginalisation
Le déclin confortable de l'Europe (E. Lambert)
Source OTAN

En complément de notre dernère lorgnette (LV 269) qui étrillait le sommet de La Haye, E. Lambert nous partage son appréciation de ce grand moment de déclin européen. LV

Il est des sommets diplomatiques dont la fonction première n’est pas tant de décider que d’offrir un théâtre de respectabilité, un moment collectif où l’on se persuade que la mise en scène vaut action. Le dernier sommet de l’OTAN, tenu sous l’égide affable de Mark Rutte, appartient sans conteste à cette catégorie. Il fut, à bien des égards, un exercice de prestidigitation collective : détourner l’attention du spectateur européen des questions essentielles pour mieux l’enivrer de rhétorique consensuelle.

Il fallait pourtant un certain aplomb pour éviter avec autant de constance les interrogations fondamentales : que restera-t-il de l’aide militaire à l’Ukraine si Washington se lasse ? Qui financera durablement un effort de réarmement continental ? L’Europe peut-elle espérer préserver sa crédibilité stratégique en persistant à importer l’essentiel de ses équipements ? Et surtout : que deviendra l’Alliance si, demain, la Maison-Blanche décide de conditionner sa protection à l’alignement idéologique et industriel des Européens ?

Face à ces dilemmes, on aurait pu imaginer un sursaut. Il n’en fut rien. La réaction fut au contraire d’un classicisme confondant : renouveler les démonstrations de loyauté à Washington, multiplier les promesses d’achats d’armements américains – on n’est jamais trop prévoyant lorsqu’on craint la mauvaise humeur d’un futur président Trump –, et célébrer l’« unité transatlantique » comme un talisman susceptible de conjurer la précarité réelle des équilibres.

Cette posture révèle moins la crainte d’un retrait américain qu’une forme de renoncement intellectuel. Car au fond, chacun pressent que l’Europe contemporaine évolue désormais à deux vitesses militaires. D’un côté, les nations du Nord et de l’Est – les pays baltes, la Pologne, les Nordiques – ont eu le mérite d’identifier l’évidence : la Russie est un adversaire stratégique de proximité, dont la capacité de nuisance ne relève pas de l’hypothèse lointaine mais de la réalité opérationnelle. Ces États ont donc consenti l’effort – budgétaire, industriel, doctrinal – de reconstruire une défense crédible. De l’autre côté, la plupart des grandes économies occidentales s’enferment dans le confort fragile d’un modèle social pléthorique et politiquement sacralisé, qui rend tout investissement massif dans la défense aussi improbable que politiquement suicidaire.

Car il faut bien le dire : la perspective de porter les budgets de défense à 3, voire 5 % du PIB pour assumer ne serait-ce que les fonctions minimales de dissuasion et de protection n’est pas compatible avec la pérennité d’un certain « modèle européen » où l’on confond parfois la dépense publique avec l’utopie. Les sociétés qui refusent d’arbitrer entre leur sécurité et leurs préférences sociales finiront tôt ou tard par se retrouver dépourvues de l’une et incapables de financer l’autre.

On objectera que la menace russe n’est pas celle de voir surgir des colonnes blindées à Brest ou de contempler un T-90 franchir les Pyrénées. Certes. Mais le danger n’en est pas moins redoutable : celui d’assister à l’attaque d’un territoire européen – balte, nordique, ou autre – sans que ni l’Union européenne ni l’OTAN ne soient capables de produire une réaction commune crédible. Le véritable risque est là : non pas la conquête brutale de l’Europe, mais son érosion progressive, l’effacement de sa capacité à opposer la force collective de l’unité à une Russie agressive.

On verrait alors une Union atomisée en une constellation d’États moyens, chacun pétrifié par la récession, fragilisé par l’inflation et l’exaspération sociale, incapables de peser autrement qu’en implorant la clémence américaine. Une Europe réduite à la fonction de théâtre secondaire, dont la cohésion ne tiendrait plus que par les rustines monétaires de la BCE et l’illusion que la monnaie unique suffira indéfiniment à contenir la tempête.

Le rôle de Mark Rutte, dans cette fresque discrètement crépusculaire, est finalement cohérent. Il incarne une forme de leadership hygiénique : consensuel, rassurant, et surtout parfaitement adapté à cette époque où l’on préfère prolonger l’illusion plutôt qu’affronter le réel. Le sommet qu’il a présidé restera comme un moment de plus où l’Europe a choisi de faire semblant : de feindre la puissance par des communiqués, de simuler l’autonomie stratégique par des engagements purement déclaratifs, et de confondre la protection collective avec l’obéissance méthodique à l’agenda américain.

Ainsi se dessine, presque sans fracas, une OTAN nouvelle : moins une alliance d’égal à égal qu’une architecture hiérarchique, où la garantie sécuritaire est conditionnelle, négociable et asymétrique. Une forme subtile de Pacte de Varsovie inversé, dont les hiérarchies ont changé de camp mais dont la logique n’est pas sans rappeler celle d’un protectorat : la liberté mesurée à l’aune de la docilité.

Il reste à savoir combien de temps encore les Européens pourront se convaincre que cette servitude volontaire est un projet stratégique digne de ce nom. Peut-être le plus grand risque, à l’heure où le tumulte du monde s’intensifie, n’est-il pas d’être attaqué, mais de découvrir, le moment venu, que l’on ne sait plus comment se défendre – ni même pourquoi.

Eric Lambert

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