Il sera une fois la Palestine

Reconnaître la Palestine, préalable stratégique
Il sera une fois la Palestine
Credit Monde Diplomatique

Il faut savoir ce que l’on veut.
Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire.
Quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire.

Georges Clemenceau

*

Au lendemain du 7 octobre 2023, j’avais eu une discussion tendue avec une amie à qui j’expliquais, que ça fasse plaisir ou non et sans préjuger de la qualification qu’on donnait au massacre, que le Hamas venait de remettre au milieu du village la question palestinienne que les accords d’Abraham avaient évacuée. Qu’en conséquence le compte à rebours à la création d’un Etat palestinien était enclenché et qu’Israël n’avait d’autre choix que de passer en force en usant de moyens déjà éprouvés lors des précédentes interventions à Gaza et en Cisjordanie, avec comme objectif l’annexion des territoires envahis en 1967 et la déportation des Palestiniens dans le Sinaï et de l’autre côté du Jourdain [1]. Il fallait donc que la France anticipe cette nouvelle donne sans se laisser piéger par le débordement d’imprécations boursouflées et d’approximations historiques.

Il aura malheureusement fallu attendre presque deux ans et l’annonce de la reconnaissance d’un Etat palestinien pour que la France parvienne à refaire de la géopolitique. Mais que de morts inutiles, de sottises entendues, que de temps perdu au prix d’une perte, pourtant évitable, de crédibilité !

Des mots, des morts et des maux

Il était et il reste évident que le massacre du 7 octobre était terroriste et perpétré par une organisation terroriste, mais le répéter ad nauseam comme prolégomène à toute dispute n’avait déjà et n’a toujours aucun intérêt stratégique. Or toute tentative de contextualisation reste encore inaudible. Une escouade de Savonarole mondains nous somme de voir dans le massacre, qui une duplication en miniature de la Shoah, qui l’annonce d’une islamisation de l’Europe, Israël étant notre avant-poste aux confins du désert des Tartares. Nombre de nos compatriotes, à l’unisson des dirigeants israéliens [2], déversent sans honte ni retenue sur les plateaux TV leur racisme décomplexé [3]. Au lendemain du 7 octobre la présidente de l’Assemblée Nationale n’assurait-elle pas Israël de son indéfectible soutien, tandis que le président de la République proposait les services de nos armées pour réduire Gaza et appelait à une coalition internationale ? La France votait même aux Nations Unies contre le cessez-le-feu et quiconque s’en étonnait était accusé de soutenir le Hamas.

C’était un temps déraisonnable,
On avait mis les morts à table,
On prenait les loups pour des chiens.

Or dans la guerre d’Orient, comme dans toutes les guerres, il y a les actes, il y a ceux qui les commettent et il y a le contexte. Un acte terroriste ne justifie pas pour autant, par une succession de syllogismes oiseux, une assignation de tous les Palestiniens à une entreprise terroriste [4] comme en prévenait Charles de Gaulle au cours d’une conférence de presse où un mot malheureux et déplacé aura fait oublier l’essentiel du propos : « Israël ayant attaqué, s’est emparé en six jours de combat des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion, et s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme. »

Mais jusqu’à l’annonce d’une reconnaissance de l’Etat de Palestine le 21 septembre prochain devant l’Assemblée générale des Nations Unies, toute remise en perspective aura fait l’objet de signalements au Parquet pour apologie du terrorisme. Il n’est jusqu’au rappel de l’origine du conflit qui se voit taxer d’antisémitisme et des propos similaires à ceux du 27 novembre 1967 seraient même visés de jure par une proposition de loi qui veut punir d’un an d’emprisonnement « toute personne qui, sans juger de manière favorable des actes de terrorisme ou leurs auteurs, minore, relativise ou banalise publiquement lesdits actes » [5] ? En taule, de Gaulle !

L’occupation est un cancer

C’est vrai qu’il y a des termes qui massifient les individus et qui, par métonymie trompeuse, oublient qu’un million de victimes signifie d’abord un million de destins tous singuliers. Ils autorisent à généraliser là où il faudrait penser local pour agir global, essence de toute pensée stratégique et non l’inverse. Or une occupation, c’est simple à comprendre.

C’était un vendredi matin de novembre 1988, au début de la Première Intifada, dans la vieille ville de Jérusalem où des dizaines de camions venaient d’amener des centaines de soldats israéliens pour investir la cité médiévale. Quand les Palestiniens sont venus prier sur l’Esplanade dite des mosquées, je me suis mis à la porte Bab Al-Qattanin derrière une rangée de soldats, fusils M-16 à la hanche, chargeurs à balles réelles engagés. Parmi les fidèles qui passaient sans dire un mot ni jeter un regard aux militaires qui les narguaient par leur seule intrusion, il y avait un vieux bonhomme coiffé du keffieh rouge des bédouins jordaniens, la tronche ravinée et grêlée comme dans une bande dessinée, qui marchait lentement en s’appuyant sur une canne, les yeux fixés sur les pavés devant lui, les mâchoires serrées, la colère à un front où se lisaient l’humiliation et la honte.

La géopolitique c’est simple : Israël n’a rien à faire sur des terres conquises par la force armée en 1967, Tsahal y est une armée d’occupation et les ultrareligieux qui continuent de s’installer dans ce qu’ils nomment Judée et Samarie devront un jour partir. La faute des nations est d’avoir pris leurs fantasmes de zélotes messianiques – pour citer la lettre ouverte du 4 août dernier signée d’un demi-millier d’anciens militaires, diplomates et responsables des services israéliens – pour l’habillage cosmétique de prétentions essentiellement sécuritaires donc négociables dans le cadre d’un accord politique. Or nous découvrons que ce délire religieux ne souffre aucune discussion ni remise en cause, qu’il est un obscurantisme d’un autre temps. Ces gens se croient vraiment chez eux et confondent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes avec celui à disposer des autres.

Le vendredi suivant mon séjour à Jérusalem, les forces d’occupation ont pénétré dans Al-Haram al-Charif jusqu’à la mosquée Al-Aqsa, comme elles le font régulièrement depuis, et ont tiré dans la foule compacte des fidèles, à l’image de ce qui se passe en ce moment à Gaza. Mon vieux Palestinien était peut-être parmi les fusillés et dans ce cas il n’a certainement pas tenté de se protéger des balles, pour en finir avec la honte.

Amok à Tel Aviv

Les vues prises du ciel par l’aviation jordanienne puis par CNN montrent qu’il n’y a plus rien à Gaza, les bulldozers et les pelleteuses ayant parachevé la dévastation des bombardements qui d’ailleurs se poursuivent. Détruire tous les immeubles méthodiquement, quartier après quartier, sans se préoccuper des cadavres enfouis voire des éventuels survivants,  pulvériser toutes les infrastructures y compris souterraines au prétexte de neutraliser celles du Hamas, couper les réseaux électriques et les conduites d’eau, dynamiter les lieux de culte qu’ils soient musulmans ou chrétiens, labourer les cimetières pour détruire la mémoire, bombarder les hôpitaux et un centre de fécondation in vitro, tirer sur les civils qui attendent les rares distributions alimentaires, monter des embuscades contre le personnel hospitalier et les ambulances du Croissant rouge, empêcher l’arrivée de matériel médical, éliminer le personnel des agences des Nations Unies et les journalistes, ravager les champs et les plantations et tirer sur les rares bateaux de pêche qui sortent : à part les viols, Tsahal coche toutes les cases de la grande criminalité de guerre. Si Israël a perdu la bataille de l’opinion mondiale ce n’est pas un problème de communication, c’est qu’Israël a choisi de se mettre en dehors de la communauté des nations civilisées.

Que dire surtout de l’éradication, aux consonnances bibliques, de la progéniture palestinienne, ces « terroristes de demain » ? Comment peut-on oser la justifier comme le fait par exemple le Grand Rabbin de France qui assume ne pas en être troublé, reportant lui aussi sur le Hamas la responsabilité des bombardements d’écoles et des tirs de snipers qui visent des bambins à la tête, au cou ou à la poitrine (enquête de la BBC) ? Si c’est pour diffuser ce genre d’âneries qu’il croit malin de sortir de sa zone de confort concordataire, mieux vaut faire baraque à frites le 15 août sur la plage de Sète. « Car un enfant qui meurt au bout de vos fusils est un enfant qui meurt », chantait Barbara, « c’est abominable d’avoir pour ennemis les rires de l’enfance. » D’autres contestent la réalité du massacre d’enfants dans des relents négationnistes : mais les états-civils sont connus, The Washington Post a publié le 30 juillet une liste nominative de 18.500 enfants exécutés. D’autres enfin croient penser profondément en se perdant dans des arguties qu’ils seraient bien incapables de circonduire [6]. Comme écrivait René Char dans ses Feuillets d’Hypnos, il existe une espèce d’individu qui sera toujours en avance sur ses excréments.

Sortir du bac à sable

Droit biblique et promesse d’un Dieu absent, puis droit de cadastre du premier occupant, puis droit de conquête du plus fort : les prétextes se succèdent et on ne sait plus trop sur quoi l’Etat hébreu prétend fonder ses prétentions. Les Israéliens ne le savent sans doute plus eux-mêmes, dès lors qu’ils refusent le principe du partage de la résolution 181 de 1947 et les frontières de l’accord de Rhodes de 1949. Mais il ne suffit pas, pour reprendre l’image du citoyen de Genève qu’on a tous lue pour le Bac, de planter ses piquets quelque part pour en revendiquer la propriété, il faut, continue Jean-Jacques, que les voisins l’acceptent faute de quoi on n’est pas un sujet de droit [7]. La propriété est du droit, pas du fait, et ce droit doit être reconnu, la Torah n’étant pas, comme répétait Yitzhak Rabin, un relevé de cadastre. Il faut qu’Israël grandisse et sorte du bac à sable, parce qu’il est infantile d’exiger d’être un Etat à part : de quel droit Israël prétend-t-il réécrire la loi internationale, de quel droit prétend-t-il barrer aux Palestiniens ce qu’il réclame pour lui-même, pouvoir agresser ses voisins et en occuper une partie (le Golan, qu’il faudra bien retourner un jour à la Syrie) voire les désarmer pour n’avoir aucun ennemy at the gates ?

La question de la sécurité d’Israël est de toute manière biaisée ; l’Etat hébreu domine militairement la région de la tête et des épaules depuis le mois de juillet 1948. Quand Israël parle de menace existentielle ce n’est pas en fonction de critères stratégiques mais parce qu’on veut confondre l’existence d’un Etat avec la disparition de tout antagonisme de voisinage. Or nous acceptons cette absurdité : ainsi le Canada pose comme condition le désarmement total du futur Etat palestinien et nous exigeons de la future entité une déclaration d’amour inconditionnelle pour son nucléarisé voisin.

S’il est donc clair que le diktat américain de négocier la paix en premier est une impasse, il ne s’agit pas mettre la charrue avant les bœufs, pour reprendre l’image de l’ancien ambassadeur palestinien à l’Unesco, l’historien Elias Sanbar. Paix contre territoires : l’erreur n’est pas dans la succession mais dans le principe de faire les deux en même temps. Le préliminaire non négociable reste le retrait de Tsahal des terres conquises et occupées depuis 1967. Et puisqu’Israël s’y refuse, de reconnaitre un Etat de Palestine sur les territoires délimités par l’accord de Rhodes de1949.

Le retour du stratégique

La France va donc – enfin – le faire le 21 septembre prochain devant l’Assemblée générale des Nations Unies. Cette annonce a déclenché des réactions diverses, depuis les sarcasmes des Américains – qui feraient bien de se rappeler que, sans leur reconnaissance par un chef de l’Etat français en 1778, ils seraient toujours une bande de « terroristes » planqués dans leur tanière de Valley Forge – aux ralliements d’un nombre toujours plus important d’autres Etats. On objecte que reconnaître la Palestine n’est pas la constituer, qu’il s’agira d’un Etat fictif et fantôme, que cette reconnaissance ne va rien changer au processus de paix, etc. Ce sont des propos légitimes mais pour après ; car sans cette reconnaissance par celles des puissances qui peuvent peser sur le cours de l’Histoire, rien ne pourra évoluer, alors que les perspectives seront radicalement différentes le 21 septembre au soir. La stratégie, c’est mener des actions en vue d’autres actions qui deviennent possibles alors qu’elles n’étaient pas envisageables.

Dans l’immédiat il nous faut anticiper la réaction d’Israël. Outre un rappel de son ambassadeur voire une rupture des relations diplomatiques, il faut s’attendre à des mesures de rétorsion sur nos emprises en Terre Sainte, se préparer à leur occupation par les forces de sécurité israéliennes ou avec leur active complicité, à de nouvelles expulsions de nos gendarmes, à des agressions verbales et physiques de nos touristes et pèlerins, incidents qui se multiplient déjà, à la saisie des comptes bancaires de ces institutions qui refusent depuis 1967 de payer les taxes à la puissance occupante. Mais la France ne doit plus tergiverser et ne peut plus reculer. D’où la même interrogation qu’au soir du 7 octobre 2023 : pourquoi attendre davantage ?

Jean-Philippe Immarigeon


[1] Voir : « Israël dos au mur… et à la mer », La Sociale online, 8 février 2024, https://la-sociale.online/spip.php?article1067 ; « Solitude de BHL », La Sociale online, 4 avril 2024, https://la-sociale.online/spip.php?article1089 ; « La Palestine, maintenant…! », La Sociale online, 29 avril 2024, https://la-sociale.online/spip.php?article1096 ; « Lettres de Saragosse aux Français incertains », La Vigie, 5 juin 2024, https://www.lettrevigie.com/lettres-de-saragosse-aux-francais-incertains-j-ph-immarigeon/ ; « Israël, le droit et l’ONU », La Vigie, 17 octobre 2024, https://www.lettrevigie.com/israel-le-droit-et-lonu-jph-immarigeon/ ; « Macron et les barbares », La Vigie, 2 novembre 2024, https://www.lettrevigie.com/macron-et-les-barbares-j-ph-immarigeon/.

[2] « Nous combattons des animaux humains, et nous agissons en conséquence. » Yoav Gallant. « La seule solution, c’est la déportation massive des habitants de la bande de Gaza. » Itamar Ben Gvir. « Il n’y a pas d’innocents ni de personnes non impliquées. » Miri Regev. « Chaque enfant, chaque bébé à Gaza est un ennemi. » Moshe Feiglin. « Nous devons raser Gaza simplement parce que Gaza est une entité entière de terrorisme. » Bezazel Smotrich. « La seule chose que nous devons envoyer à Gaza ce sont des obus, pour bombarder, conquérir, pousser à l’émigration. » Itamar Ben Gvir. « Il n’y a pas de civil innocent à Gaza. » Isaac Herzog, président de l’Etat hébreu.

[3] « Les civils à Gaza sont autant responsables que les membres du Hamas et du Djihad islamique. Tout cela devra à un moment ou un autre être payé et être payé au prix fort. Et donc décider une bonne fois pour toutes que la bande de Gaza doit devenir une zone vierge. Il faut que ces gens-là aillent vivre ailleurs, il faut récupérer tous les otages (…) et il faut vider la bande de Gaza. » Barbara Lefebvre. « Il n’y a pas de population civile innocente. Il est absolument immoral de penser une seule seconde à ravitailler la population civile. » Nili Kupfer-Naouri.

[4] Qu’est-ce qu’un acte terroriste ? La résistance justifie-t-elle des crimes commis contre les armées occupantes ? Après avoir émis les plus expresses réserves durant la guerre, le général de Gaulle les justifiera dans ses Mémoires : « Il est absolument normal et absolument justifié que des Allemands soient tués par les Français. Si les Allemands ne voulaient pas recevoir la mort de nos mains, ils n’avaient qu’à rester chez eux ».

[5] AN n° 575, 19 novembre 2024, 17ème législature.

[6] « Une bombe qui explose et qui va détruire et faire des dommages collatéraux tuera sans doute des enfants, mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression qu’en face d’eux l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre. » Céline Pina.

[7] « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.

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