Grèce : le pari de la souveraineté (par A. Seiti)

 

Le 5 juillet 2015, date du référendum grec, demeurera inscrit comme un moment d’exception, doté d’une intensité susceptible d’infléchir substantiellement le cours de l’histoire européenne. Beaucoup de commentateurs ont souligné à juste titre le contraste entre ces réunions feutrées de l’Eurogroupe où l’on cultive un entre soi européen codifié par une grammaire technocratique opaque et l’irruption d’un peuple éprouvé par la dureté des programmes d’austérité successifs mais renaissant pour s’affirmer comme un acteur politique soucieux de reprendre en main son destin.

Un moment souverain

La proclamation des résultats ne consacrait pas seulement une victoire éclatante de Tsipras dans cette douloureuse partie de bras de fer qui l’opposa aux créanciers de son pays. Il n’adressait pas seulement un cinglant démenti aux oracles approximatifs, sondeurs et autres faiseurs d’opinion grecs et européens, aux institutions européennes, aux marchés financiers et aux responsables politiques s’immisçant sans retenue dans la vie politique d’un pays en situation d’asphyxie bancaire. Le 5 juillet marqua le retour d’une idée consubstantielle à l’idée démocratique qui dispose que le peuple grec est dépositaire de la souveraineté et qu’il est libre de choisir de ce qu’il juge souhaitable ou indésirable pour l’avenir de son pays.

Si d’aucuns ont évoqué le moment gaullien de Tsipras, c’est moins la posture ou le charisme indiscutable du premier ministre, que le recours à la procédure référendaire dans un moment de tension dramatique qui justifie la comparaison. Charles de Gaulle, impassible en face de ses contempteurs qui le taxaient de bonapartisme ou d’intention plébiscitaires avait choisi de soumettre avec succès la constitution de la Vème république le 28 septembre 1958, à l’approbation directe du peuple français. Il en fit pareillement pour instaurer l’élection du président de la république au suffrage universel (28 octobre 1962) ou faire accepter le principe d’autodétermination en Algérie (8 janvier 1961). Il devait d’ailleurs démissionner de son mandat présidentiel dès l’annonce se sa défaite lors d’un ultime référendum portant sur la décentralisation et la réforme du sénat organisé le 28 avril 1969. C’est dire si la place occupée par ce type de consultation dans l’esprit du fondateur de la Vème république qui, outre l’avantage qu’elle lui offrait de s’émanciper des combinaisons politiciennes ou partisanes, y compris dans son propre camp, conférait au peuple français sa dignité de peuple souverain et l’érigeait en véritable sujet politique.

La procédure du référendum permet au peuple de trancher sur une question d’importance, sans la médiation de ses représentants, par la voie de la démocratie directe. C’est l’expression la plus pure de la souveraineté populaire, principe cardinal dont les citoyens grecs n’entendaient pas se laisser déposséder.

L’écho du vote grec en France a été d’autant plus puissant qu’il s’inscrit dans la longue histoire politique d’une nation marquée, il y a dix ans, par la victoire du Non lors du référendum de 2005 consacré au Traité Constitutionnel européen dans un climat de tension sans précédent, présentant d’étonnantes similitudes avec ce scrutin grec hors normes.

La singularité de l’événement réside bien sûr ici dans une confrontation centrale entre le principe de souveraineté, démocratique et nationale et le corpus de règles, directives et règlements produites à l’insu des corps politiques que sont les nations par l’appareil de décision européen. Légitimité de la volonté générale constituée en corps politique d’un côté avec sa dimension charnelle, formalisme juridique et technicité désincarnée d’un système procédural difficilement lisible des organes de décision de l’UE de l’autre fondé sur l’autorité supposée de l’abstraction que constitue le droit européen qu’il soit originaire ou dérivé.

Cet épisode marque en effet un changement de cycle   historique majeur, un cycle qui s’inscrit dans une ère de ruptures et de recompositions où les enjeux géopolitiques et économiques s’interpénètrent étroitement, avec à l’horizon des interrogations majeures qui touchent autant aux équilibres stratégiques européens qu’aux modalités de la gouvernance des états du contient européen et de ses orientations macroéconomiques.

La crise grecque avec en toile de fond la crise ukrainienne et la dégradation des relations entre Occident et Russie, la montée en puissance de la Chine et des BRICS en tant qu’acteurs économiques et financiers engagés sur le continent européen, marque à cet égard un tournant décisif. Chacun mesure bien le fait que l’intransigeance allemande prévisible pour des considérations de politique intérieure entraînera de fait une sortie de l’euro au motif que les autorités grecques n’auront pas d’autre choix face à la crise de liquidités que de nationaliser les banques déliquescentes et d’assurer les paiements par une monnaie de transition. Personne ne peut nier qu’un tel saut entraînera les marchés financiers déjà très tendus à jeter leur dévolu sur d’autres dettes souveraines, au risque de propager la crise à l’ensemble de la zone euro.

Ce référendum devrait inciter les dirigeants européens à prendre la mesure d’une crise qui ne fait que commencer. Ils devraient anticiper les prochaines séquences déjà programmées au regard de la fébrilité prémonitoire (et auto réalisatrices) des stratégistes de la finance. Il leur faudrait dès à présent envisager avec réalisme toutes les options de sortie de l’euro qu’elles concernent aujourd’hui la Grèce ou demain l’Espagne ou l’Italie dans un esprit de responsabilité visant à refuser la logique du pire. Le double langage de la communication politique ne laisse pas d’interroger. Au moment même où la narration officielle affiche la volonté de parvenir une solution au sein de la zone euro, les décideurs politiques travaillent déjà en coulisses sur le scénario de la sortie. L’enchaînement logique des événements marqués par le maintien du plafonnement de l’ELA alors que la crise de solvabilité des banques grecques s’aggrave porte en germes la sortie de l’euro, au-delà de toutes considérations idéologiques. Si les autorités grecques se retrouvent très rapidement confrontées à la nécessité de résoudre la crise de liquidité résultant d’un engagement trop limité de la BCE, par l’émission d’une monnaie de transition, il conviendra d’assumer avec franchise cette option afin de créer les conditions d’une sortie raisonnée. Mieux vaudrait si l’on veut sauver l’idée européenne la distinguer d’une union monétaire qui n’est au fond qu’un instrument conjoncturel qu’on aurait tort de transformer en fétiche.

La déferlante médiatique est une cause d’aveuglement

Il est un traitement de l’actualité   grecque qui fait parfois obstacle au travail de la pensée.

C’est le propre de nos sociétés médiatisées que de braquer tous les projecteurs sur un évènement et de marteler l’image et son commentaire avec une frénésie répétitive au point que les faits finissent par cesser d’être analysables autant qu’analysés.

Cette inflation de commentaires, cette débauche de postures rhétoriques jusqu’à l’outrance a jeté un voile masquant souvent les enjeux réels. Par charité on ne s’attardera pas ici sur les clichés concernant la supposée légèreté du peuple grec ni sur l’ignorance de l’histoire politique et économique de ce pays.

Si des réformes en Grèce s’avèrent indispensables (cadastre, fiscalité etc.) aux yeux du gouvernement grec, le mot même de réforme ne contient pas le même sens dès lors que l’on raisonne du point de vue de la résorption des inégalités sociales et fiscales ou au nom d’un logiciel rigide exigeant toujours plus d’excédent primaire de privatisations et de contraction des dépenses sociales.

Le référendum grec marque ainsi une rupture dans l’ordonnancement bien huilé du discours de la gouvernance européenne.

Or, à l’examen rigoureux et distancié des évènements les plus douloureux, chacun semble, se précipiter dans un pathos   sans précédent. Chaque singularité va s’attribuer ainsi une prime au malheur en l’occurrence « au gouffre après la capitulation de Tsipras » nous expliquait certains qui n’avaient pas totalement perçu l’intelligence tactique du premier ministre grec. D’autres prompts à taxer de populisme et d’extrémisme tous ceux qui s’écartent d’une approbation béate des standards des institutions voyaient dans la victoire du non l’affirmation d’une logique suicidaire attentatoire aux valeurs européennes.

Cette déferlante pourrait attiser de nouveaux aveuglements dont il conviendrait de se prémunir.

Il faudrait pour les peuples européens comme pour l’ensemble de l’humanité faire le pari de la patience, de la distance à l’égard des faits, requérant le travail de la raison, sans lequel les hommes ne peuvent construire de monde commun vivable, ici et ailleurs…En appeler aux lumières de la raison invite à prendre une juste distance à l’égard des dogmes invoqués de manière incantatoire pour aborder la réalité européenne dans un esprit privilégiant la recherche d’une issue rationnelle et apaisée. En ce sens le défaut grec total ou partiel annoncé, comme la probable sortie de la zone euro doivent être envisagés moins comme l’annonce d’une apocalypse européenne, que d’un possible qu’il conviendrait de préparer calmement et lucidement. Il est temps d’en appeler à un réalisme européen salvateur, préférable aux embrasements d’un idéalisme désincarné.

L’odyssée de Syriza

Lors des élections législatives grecques de 2012, nous   constations une grande incertitude persistant au sein d’un paysage politique tendu où le corps social grec faisait entendre   son refus des réformes d’austérité. Trois éléments   qui se dégageaient déjà allaient structurer la configuration politique produite après l’arrivée au pouvoir de Syriza.

  1. La perspective d’une coalition entre ND et PASOK (seulement 162 sièges dans une majorité de 300 sièges à l’Assemblée) semblait fragile sur le long terme.
  2. SYRIZA réalisait une percée « historique » selon les médias grecs, et devenait le pôle politiquement structurant de la vie politique en tant que force d’opposition jouissant d’une importante assise électorale. Cette formation qui cristallisait les attentes d’une société profondément déstructurée, ne souhaitait pas participer au gouvernement et faire coalition avec ND et Pasok, en raison de la logique du Mémorandum qu’elle a résolument combattue, pour des raisons principielles
  3. L’Aube dorée, en dépit des exactions commises par cette formation d’extrême-droite entre les deux tours – violence extrême contre les députés femmes et les émigrants – réussissait à conforter sa position avec 18 sièges au Parlement.

Les élections du 25 janvier 2015 : l’heure des choix politiques

Lors des dernières élections législatives du 25 janvier 2015[1], Syriza, l’emportait avec 149 sièges. Sur fonds de rejet de mesures d’austérité, Alexis Tsipras éclairait ainsi le sens de cet événement : « Le peuple grec a écrit l’Histoire » et « laisse l’austérité derrière lui », « Le verdict du peuple grec signifie la fin de la “troïka ». En effet, la venue au pouvoir de Syriza sur la base de son programme[2]  ouvrait un questionnement sur les objectifs et les instruments des politiques macroéconomiques de l’Union européenne.

Peu observé par les médias hexagonaux Alexis Tsipras mit alors en œuvre une coalition alliant Syriza (rassemblement de gauches se voulant alternatives à un PASOK décrédibilisé) avec Anel (les Grecs indépendants – droite souverainiste). Cette formule de gouvernement constitue un fait politique important, scellant une alliance transcendant l’habituel clivage droite/gauche aux fins de faire prévaloir les principes d’unité et de souveraineté nationale. Il nous semble que cette originalité de l’expérience grecque de gouvernement n’a pas été suffisamment analysée et qu’elle inaugure un cycle de recompositions politiques qui pourrait à terme inspirer d’autres alliances débouchant sur des expériences gouvernementales inédites.

Si l’on considère que la souveraineté a été dès le départ le centre de gravité de l’action gouvernementale et le ciment d’une alliance politique, on comprend mieux aujourd’hui que le choix du référendum et les décisions difficiles qui seront faites demain au nom de ce principe fondamental.

Il faut souligner en outre, que ce positionnement singulier n’est pas sans conséquences sur l’orientation du gouvernement grec sur la scène internationale, marquée notamment par un rapprochement significatif avec la Russie, très attachée en matière de relations internationale au principe de coopération entre états souverains.

Comment la Grèce a recouvré sa dignité de nation politique ?

Dès le début du mois de mai 2015, nous écrivions que « cette crise pourrait bien devenir un cas d’école emblématique, susceptible d’entraîner une remise en questions du fondement des politiques d’assainissement budgétaire[3] ». L’exemple de la Grèce est une illustration criante de la confrontation  entre les attentes légitimes d’une société en souffrance  et les mesures punitives d’austérité de la Troïka, faisant rechuter durant les cinq dernières années de 25% le PIB (cf. Stiglitz[4]).

Face à une société meurtrie, Tsipras ne pouvait sacrifier les mesures phares de son programme, constituant le socle du mandat reçu du peuple souverain. Bien qu’il lui faillait adopter des concessions et aller au-delà   de son programme pour maintenir un espace de négociation avec les créanciers – cette séquence   a été caractérisée par la mise en œuvre d’une politique de la peur rythmée par le chantage et les rodomontades du « groupe de Bruxelles » conduisant à rendre impossible tout accord acceptable par la partie grecque. Le communiqué d’un groupe informel, à l’instar de l’Eurogroupe,   en   excluant de fait le représentant grec lors de la deuxième réunion consacrait une rupture   sévère entre les institutions européennes et la nation grecque de facto éconduite. .

Jacques   Sapir avait raison de souligner dans son carnet Russeurope que, « Si la réunion était, comme l’a dit M. Dijsselbloem une réunion « informelle », pourquoi a-t-elle fait l’objet d’un communiqué ?[5]

Ainsi, entre une politique de fermeté mettant l’accent sur les risques encourus par la sortie de la zone euro, et la révolte sociale qui résulte de la dureté des politiques dites d’ajustement, les couches populaires ainsi que la partie la plus paupérisée des couches moyennes de la société grecque ont marqué leur refus d’une logique d’austérité. Ce refus a été authentifié par le résultat du référendum. Nul doute qu’en tournant le dos à des politiques déflationnistes, le peuple grec en dépit d’un certain attachement à la zone euro, acceptera d’autant plus facilement le retour à une monnaie nationale, que cette option résultera de l’incapacité des élites européennes à faire droit aux exigences hellènes relatives à la restructuration de la dette.

Cette situation qui semble sans issue pour de nombreux économistes, observateurs et historiens parait de plus de plus mal interprétée. Olivier Delorme dans les   trois tomes « La Grèce et les Balkans »[6] élabore une analyse riche et bien documentée. En évoquant une crise « en trompe l’œil », l’intertitre « La surévaluation de l’euro, facteur déterminant de la crise grecque » l’auteur de souligner : « Couplées à la disparition d’un tarif extérieur commun et de la préférence communautaire, « les caractéristiques même de l’euro, constate le prix Nobel d’économie Amartya Sen, tiennent les biens et les services grecs à des pris élevés et souvent non compétitifs sur les marchés internationaux ». favorisant aussi les importations – jusqu’à l’ail en provenance de   Chine ou aux agrumes de Maghreb… ».

L’onde de choc du non

Le « OXI » – NON gagnant à 61,33% (36,1%   inscrits) avec une participation de 62,47% , témoigne   d’un choix assumé et d’un soutien absolu que le peuple exprime à Tsipras. Les jeunes de 18 à 24 ans, en votant à 85% pour le NON,   rappellent fortement que les politiques d’austérité ont porté le chômage au taux record de 25,6% (Eurostat) et un taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans de 50,2 % (Ocde), par rapport à la population active.

Le verdict de l’Eurogroupe d’arrêter toutes les décisions   de prolongement de paiement à la Grèce et le cauchemar du peule grec provoqué par le gel de l’ELA   sacrifiant à l’intransigeance allemande [7] , alors qu’Alexis Tsipras était allé au-delà des limites de son mandat lors de la proposition faite aux créanciers ne pouvait que conduire à l’échec de tout accord. Durant ces folles journées, se révélait parfaitement la part d’irrationalité inspirant la dureté des dirigeants européens visant ouvertement à renverser Tsipras en incitant l aile gauche de Syriza à casser la majorité.

La Grèce s’est politisée dans le feu de cette crise au point de créer le socle psychologique nécessaire pour que la coalition gouvernementale désireuse initialement de rester dans l’euro et de réorienter l’UE puisse assumer, au diapason de son opinion publique mobilisée, la rupture   non seulement avec la logique des créanciers mais peut être demain avec la monnaie unique.

Nous assistons en réalité à un dialogue de sourds. Tsipras conditionne toutes concessions techniques supplémentaires, à la renégociation de la dette publique qui résulte pour une grande part du transfert des dettes privées vers la puissance publique après la crise financière de 2008. Les institutions européennes enjoignent le gouvernement grec de faire des réformes dont on sait quelles accentueront encore la déflation et les inégalités sans pour autant résorber la dette. Tsipras   a pourtant formulé ses intentions concernant l’indispensable réforme de la fiscalité et la modernisation de la Grèce. Il est clair que ce pays ne retrouvera un sentier de croissance qu’à la condition de se délester d’une partie de la dette et de procéder à une dévaluation monétaire de l’ordre de 30%. Cette dévaluation est par essence irréalisable dans le cadre de l’euro. Tout le jeu politique des négociateurs grecs -initialement désireux de conserver la monnaie unique- consistera donc à faire porter la responsabilité d’une sortie qu’ils ne souhaitaient pas aux institutions européennes, incapables de remettre en cause un logiciel qui a dévasté la société grecque. Reste à préparer l’après euro. Tsipras insiste à juste titre sur la nécessité de l’investissement qui permettrait à la Grèce disposant de faibles avantages comparatifs de créer un outil de production et de bénéficier à terme à l’international d’une monnaie faible.

La mise en œuvre d’un tel plan suppose que l’étau de la dette soit desserré, y compris dans une séquence postérieure à la sortie de l’euro. La sagesse voudrait que l’on discutât sans tabou « des jours d’après » non pour montrer du doigt et stigmatiser, mais pour accompagner et intégrer ce changement de donne dans l’échiquier européen. Il est évident que la Grèce cherchera des appuis et pas seulement du côté de l’Union européenne, pour disposer d’une marge de manœuvre tenant compte du renchérissement prévisible du coût des importations des biens et des services indispensables à la relance de l’économie grecque. Il serait gravissime que l’Union européenne à laquelle la Grèce, même en cas de Grexit, continuera d’appartenir, ne fixe pas une feuille de route pour contribuer à la réussite de cette période transitoire. Toute la stratégie de Tsipras face à des interlocuteurs qui, en dépit de leurs dénégations, ont parfaitement intégré le scénario de la sortie de l’euro sera de la négocier aux meilleures conditions, au nom d’un intérêt national bien pensé.

Il conviendrait de rappeler ici que l’implication de la Grèce dans la mise en ouvre du Turkish Stream aux côtés de la Turquie de la Russie entraînera des conséquences profondes dans l’ensemble de la région balkanique, à un moment où les dirigeants impliqués dans le processus d’adhésion devraient méditer sur les déconvenues de leur voisin grec.

A maints égards, après avoir été ce laboratoire sacrificiel des politiques d’ajustement budgétaire dont on peut évaluer l’inefficacité, la Grèce peut devenir demain un pays charnière demeurant au sein de l’UE, mais inscrit dans des processus de recomposition économiques et géopolitiques de grande ampleur. C’est un chapitre inédit de l’histoire européenne qui va s’écrire.

S’il faut tenir compte de toutes les hypothèses, envisager toutes formes d’infléchissement de la position des protagonistes en présence, la temporalité de la double crise bancaire et sociale grecque n’épouse pas les rythmes laborieux de la négociation européenne alourdie par les contraintes procédurales et les arrière-pensées politiciennes. Ce décalage explique selon-nous pourquoi le Grexit, en dépit des assurances affichées par les uns ou par les autres, et sans préjuger de leur sincérité tend à s’imposer dans les faits comme l’issue la plus probable

Reste à penser ce « saut dans l’inconnu » avec pragmatisme et souplesse et d’ouvrir un débat jusqu’ici interdit sur la transformation de l’euro en monnaie commune servant uniquement aux transactions internationales, à côté des monnaies nationales garantes d’une flexibilité nécessaire eu égard à une hétérogénéité économique qui n’a eu de cesse de se renforcer. Ce débat ne fait que commencer. Mieux vaudrait ne pas chercher à l’éluder.

Volte-face de Tsipras ou ultime pari avant le dénouement ?

Néanmoins la séquence grecque est riche en péripéties et en rebondissements, à l’instar des nouvelles propositions transmises par Alexis Tsipras dans la nuit du 9 au 10 juillet, qui ont immédiatement été interprétées comme l’annonce de la capitulation, soit pour s’en émouvoir, soit pour s’en réjouir. Pour autant, mieux vaudrait éviter toute précipitation avant de crier ici à la victoire ou là à la trahison.

En apparence, les propositions grecques ressemblent beaucoup à la version proposée par l’Eurogroupe le 26 juin si ce n’est le maintien du taux de TVA à 7% pour les produits de base, les exemptions pour les îles les plus fragiles ainsi que le maintien du système d’aide aux retraites des plus démunis. S’ajoute à ce pré carré un dispositif d’action contre la fraude fiscale et la corruption qui témoigne de l’engagement de Syriza en faveur d’une véritable réforme fiscale.

Au surplus, le gouvernement grec conditionne l’accord à un report de la dette à partir de 2022, l’accès à 53 milliards sur trois ans et à la mise en œuvre du plan d’investissement comprenant des sommes programmées mais non versées qui étaient restées gelées. S’ajoute à ces revendications de la partie grecque un engagement contraignant annexé à l’accord prévoyant l’ouverture de négociation dès le mois d’octobre, exigence qui avait été à l’origine de l’échec du précédent round de négociations aboutissant au référendum.

Il est donc bien hâtif de crier au renoncement, même si les mesures peuvent être interprétées comme étant inspirées par la volonté de complaire aux attentes des créanciers en matière de « réformes ».

Sans préjuger de l’issue finale, la logique qui inspire depuis le début de cette partie bras de fer la démarche opiniâtre d’Alexis Tsipras n’a eu de cesse de mettre publiquement les créanciers face à leurs responsabilités quant aux conséquences de leur intransigeance.

Cette partie extrêmement serrée n’est évidemment pas sans dangers pour Tsipras et pour la cohésion désormais fragile de sa majorité. Mais il convient d’inscrire cette analyse dans un contexte d’ensemble. La crise boursière chinoise annonciatrice d’une contraction de la croissance mondiale inquiète les États-Unis qui enjoignent leurs partenaires européens de lâcher du lest à l’égard de la Grèce. Mais Mme Merkel décide de sa politique à Berlin en fonction des intérêts allemands et de l’état de son opinion publique et non à Washington et encore moins à Paris. L’Allemagne se retrouve face à un dilemme. Une attitude compréhensive la confronterait à de nouvelles exigences similaires venues d’Europe du Sud. De surcroît Mme Merkel plus pragmatique que visionnaire oserait-elle aller à l’encontre d’une opinion publique que l’on sait hostile à la poursuite du « soutien » à la Grèce ? Or les conditions fixées par la partie grecque impliqueraient un engagement pluriannuel, un soutien financier sur la durée dont on peu douter qu’il suscite l’engouement des citoyens allemands.

Il est à noter qu’aucun des problèmes structurels auxquels la Grèce est confrontée n’ont de chance d’être réglés par un accord qui comporterait pour la société grecque plus de coûts que d’avantages. M. Tsipras serait-il homme à jeter le gant après cette bataille épique et le triomphe du sacre référendaire ? Son seul souci serait-il de redonner un peu d’oxygène aux banques grecques en état de coma dépassé ?

Rien n’est moins sûr. Certes ce pourrait être le pari de trop s’il aboutissait en effet à faire allégeance à une Troïka victorieuse de cette guerre d’usure. Mais l’histoire n’est pas encore écrite et l’on peut avoir quelques doutes outre les demandes visant à durcir le texte dans le sens souhaité par les créanciers et l’hostilité de l’opinion publique et des partis dominants de la coalition allemande à l’égard des conditions fixées. Or Tsipras ne pourra pas assumer un compromis édulcoré en raison de la dureté des positions allemandes qui ne ferait d’ailleurs de repousser de quelques mois les choix décisifs, sur fonds de désagrégation de sa majorité et de rupture du soutien populaire. L’heure de vérité approche et avec elle on pourra vérifier qu’il est hautement improbable de prétendre s’émanciper des politiques d’ajustement budgétaire en se maintenant de la zone euro. Le paradoxe suprême résiderait dans le fait que ce soit en fin de compte l’Allemagne, au nom de son intérêt national, qui accepte de transgresser ce grand tabou européen.

 

Arta Seiti, chercheur en géopolitique, responsable du groupe d’études de l’Europe balkanique au sein de l’IPSE

 

 

 

[1]https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_l%C3%A9gislatives_grecques_de_2015#/media/File:Parliament_of_Greece_January_2015.svg

[2] http://www.syriza.gr/article/SYRIZA—THE-THESSALONIKI-PROGRAMME.html#.VZqAO_knsWc ; à savoir   que sur le Manifeste de Syriza datant de 16 janvier 2015 ( en version française) vous pouvez trouver entre les autres points : « le désengagement de l’OTAN » et   « le démantèlement des bases militaires » http://syriza-fr.org/2013/01/16/le-manifeste-de-sy-riz-a-les-objectifs-de-notre-programme/

[3] http://www.contreligne.eu/2015/05/les-balkans-au-carrefour-des-crises-serbie-russie-turquie-europe/

[4] http://www.theguardian.com/business/2015/jun/29/joseph-stiglitz-how-i-would-vote-in-the-greek-referendum?CMP=share_btn_tw

[5] http://russeurope.hypotheses.org/4023

[6] Olivier Delorme, La Grèce et les Balkans, III, Editions Gallimard, 2013 ? p.2061-2064

[7] http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-la-victoire-a-la-pyrrhus-de-wolfgang-schauble-487732.html

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