Quand les chars se muent en étendards et l’économie en champ de bataille (P Tran Huu)
Dette, droits de douane et monnaie sont les nouvelles munitions du véritable affrontement gépolitique entre puissances.Le 3 septembre 2025, à Pékin, les blindés et les chasseurs de cinquième génération ont franchi la Porte de la Paix céleste, là où l’histoire chinoise, depuis l’empereur Yongle jusqu’à Mao, a coutume de se mettre en scène. La commémoration du 80ᵉ anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas seulement été un défilé militaire : elle fut l’illustration tangible de l’ambition d’un pays qui, à l’horizon 2049, centenaire de la République populaire, entend rivaliser voire dépasser avec, ce que beaucoup considèrent encore comme « la première armée du monde », celle des États-Unis.
Le matériel présenté, drones furtifs, chars « intelligents » ou encore missiles hypersoniques, nourrit un sentiment d’orgueil national, et alimente l’idée que la Chine rattrape son retard. Mais derrière le clinquant de l’acier et des fibres composites, se dessine un autre front, moins spectaculaire : celui de l’économie et de la finance mondiales.
L’arme invisible de Washington
Depuis deux décennies, Washington a perfectionné l’art de la contrainte économique. L’arme n’est plus uniquement la 7ᵉ flotte ou le F-35, mais le dollar, SWIFT, les semi-conducteurs, la maîtrise des technologies de pointe.
Les sanctions imposées à la Russie après 2014, puis démultipliées en 2022, ont montré qu’un empire financier peut asphyxier un adversaire presque autant que des divisions blindées. Pékin observe avec inquiétude cette « financiarisation des rapports de force », où le contrôle des flux monétaires et des chaînes technologiques devient synonyme de suprématie stratégique.
Pékin construit son système parallèle
Consciente de cette vulnérabilité, la Chine a développé ses propres outils. Le CIPS (Cross-Border Interbank Payment System), inauguré en 2015, se veut une alternative au réseau SWIFT. Il permet de traiter des paiements transfrontaliers en yuan et compte désormais plus de 1 400 participants à travers le monde. S’y ajoute le yuan numérique (DC/EP), monnaie électronique de banque centrale testée à grande échelle, qui pourrait demain concurrencer Visa, Mastercard ou PayPal dans l’espace eurasiatique et africain. Ces moyens de paiement tendent, du reste, à disparaître en Asie du Sud-Est où ils sont remplacés par des solutions développées localement.
Ces dispositifs trouvent déjà un usage stratégique. La Russie, frappée d’un isolement bancaire sans précédent après l’invasion de l’Ukraine, s’est tournée vers le système chinois pour régler une partie de ses transactions internationales. Les règlements en yuan ont explosé entre Moscou et ses partenaires asiatiques, preuve que la monnaie chinoise, encore marginale sur les marchés mondiaux, peut devenir un refuge pour ceux qui cherchent à s’affranchir du dollar.
Le boomerang des droits de douane américains et le jeu des BRICS
À cette recomposition s’ajoute un paradoxe d’origine américaine. En voulant protéger ses ouvriers de l’« unfair trade » venu de Chine ou d’Inde, Donald Trump et ses successeurs ont imposé des barrières tarifaires qui ont, en réalité, stimulé la cohésion des BRICS. Chacun des pays touchés a cherché des débouchés et des financements hors de l’orbite américaine, donnant à Pékin l’image du pôle alternatif.
L’Inde, quant à elle, joue les équilibristes. Rivale historique de la Chine en Himalaya, partenaire de Washington dans l’Indo-Pacifique, elle n’en a pas moins multiplié ses liens avec Moscou et Pékin pour sécuriser son approvisionnement énergétique. Le pétrole russe, payé en roupies, en yuans ou en dirhams émiratis, est l’illustration parfaite de cette stratégie de contournement. L’Inde ne s’aligne pas, elle compose : fidèle à la tradition du non-alignement, mais résolument pragmatique face aux intérêts immédiats.
L’Europe : monnaie forte, volonté faible
Et l’Europe, dans ce grand théâtre géo-économique ? Sa place est singulière.
L’euro demeure la deuxième monnaie internationale, représentant environ 20 % des réserves mondiales de change et un quart des paiements internationaux. C’est beaucoup, mais loin des 60 % détenus par le dollar.
L’Union européenne a tenté, après les sanctions contre l’Iran (2018), de créer INSTEX, un mécanisme de paiement indépendant de SWIFT. L’initiative, timide et bureaucratique, n’a jamais atteint la masse critique, mais elle révélait une inquiétude : la dépendance à l’égard du dollar fragilise la souveraineté européenne.
Aujourd’hui, face à la rivalité sino-américaine, l’Europe oscille entre deux tentations : suivre Washington par solidarité stratégique, ou exploiter la compétition pour faire de l’euro une monnaie de référence dans un monde multipolaire.
Le paradoxe de la dette américaine
À ce jeu, un chiffre mérite d’être médité. Les États-Unis doivent plus de 34 % de leur dette publique à des créanciers étrangers – soit environ 8 000 milliards de dollars. Parmi eux :
· Le Japon, premier détenteur étranger, avec plus de 1 100 milliards USD.
· La Chine, deuxième créancier, avec environ 850 milliards USD.
Ainsi, Pékin finance en partie… l’US Navy qui le contient en mer de Chine. Mais l’arme est à double tranchant : vendre massivement ces bons du Trésor provoquerait une hausse brutale des taux américains, mais ce serait aussi un suicide économique pour la Chine, dont les avoirs perdraient instantanément de la valeur. Le rapport de force est donc paradoxal : la puissance du dollar repose sur la coopération forcée de ses rivaux.
Indicateur (2025) |
Dollar américain |
Euro (€) |
Yuan |
Part dans les
réserves de change mondiales |
59% |
20% |
3% |
Part dans les
paiements internationaux (SWIFT) |
46% |
25% |
3 % (mais en forte hausse, surtout avec Russie &
Asie) |
Monnaie
utilisée dans le commerce international |
50 % des transactions |
15% |
5 % (BRICS, Afrique, Asie centrale) |
Capacité de
sanctions associées |
Maximale (Iran, Russie, Venezuela…) |
Moyenne (INSTEX avorté) |
Croissante (CIPS, yuan numérique) |
Dette
souveraine détenue par l’étranger |
34 % (≈ 8 000 Mds USD) |
10 % (zone euro) |
Marginale (dette intérieure) |
Principaux
créanciers étrangers |
Japon : ~1 100 Mds / Chine : ~850 Mds |
Banques & fonds européens |
Marché interne (banques publiques, provinces) |
Projection 2030 : vers une guerre des monnaies ?
D’ici 2030, trois scénarios peuvent être esquissés :
1. Le dollar résiste : il reste la monnaie refuge, soutenu par la profondeur du marché américain, l’alliance avec Tokyo et la confiance persistante des investisseurs.
2. Le yuan progresse : si les BRICS institutionnalisent leurs règlements en monnaies locales, le yuan pourrait atteindre 8 à 10 % des réserves mondiales, surtout si la Russie et l’Inde poursuivent leurs échanges en renminbi.
3. L’euro hésite : faute d’audace politique, il stagne à 20 %. Mais si l’Union franchissait le pas d’une union budgétaire et d’un euro numérique solide, elle pourrait devenir un véritable pôle monétaire autonome, un troisième acteur dans le duel sino-américain.
Dans le pire des cas, une « guerre des dettes » pourrait éclater : Pékin réduisant ses achats de bons du Trésor, Washington multipliant les sanctions financières, et l’Europe sommée de choisir son camp.
Conclusion
Ainsi, la confrontation sino-américaine dépasse désormais les missiles et les porte-avions. Elle se joue dans le langage des flux financiers, des devises et des réseaux de paiement. Les chars qui défilent à Pékin galvanisent les foules ; mais ce sont les chiffres qui circulent, invisibles, dans les circuits bancaires mondiaux, qui détermineront le véritable équilibre des puissances.
La Russie sert déjà de cobaye involontaire au système parallèle conçu par Pékin ; l’Inde, malgré ses hésitations, renforce ce glissement en diversifiant ses paiements ; et l’Europe, forte de l’euro mais paralysée par son manque d’audace, pourrait devenir l’arbitre silencieux de cette compétition.
Le XXIᵉ siècle n’opposera pas seulement la puissance des armées, mais la crédibilité des monnaies. Le dollar règne encore, le yuan avance, l’euro hésite. Et derrière chaque canon, c’est bien une équation financière qui décide du destin des empires.
Pascal Tran-Huu, chercheur associé à La Vigie