PV DB n°3 : Entrepreneurs de violence

Violence débridée, contre-violence encadrée.

Entrepreneurs de violence et forces d’ordre

Compte-rendu d’une troisième séance d’échanges entre militaires et militants, éclairés par des praticiens de la médiation en situation de crise et de l’intervention civile de paix, armés de convictions et de valeurs fortes et désireux de les partager dans un esprit d’ouverture.

  • Dans le prolongement direct du débat du 19 octobre 2018 sur la consistance, la pertinence et l’efficacité des interventions en zone de crise violente, et sur la base de ses conclusions, une dizaine de participants familiers des opérations, de la médiation en crise et de la non-violence active rassemblés à l’Ecole Militaire dans la salle de réunion de la Revue Défense Nationale ont débattu de l’articulation dialectique entre violence débridée et contreviolence encadrée. Les travaux ont été modérés par La Vigie. La thématique avait été préparée par tous à l’aide d’une note de cadrage jointe, sans doute un peu trop limitative, et dont les participants ont cherché à s’affranchir.
  • La méthodologie des entretiens apaisées de La Vigie a permis des exposés alternatifs, un déjeuner permettant des échanges personnels et une séance de disputatio interactive pour confronter les points de vue et dégager des points d’accord et de désaccord.

Cette réunion sérieuse, animée et cordiale a, comme les précédentes, révélé la compatibilité des postures et des pratiques militaires, civiles et militantes, la convergence des analyses sur les racines de la violence et la disparité des moyens pour l’encadrer.

Au titre des échanges et des constats, on relève des éléments d’analyse assez distincts.

  • Pour les partisans de la non violence active, il y a une forte dégradation du climat de la militance avec un recours de plus en plus courant à l’action militante. Mais les non-violents sont pris à partie par des véritables entrepreneurs de violence débridée et gratuite, celle des anars, saboteurs et casseurs. La radicalité de la violence se propage, elle devient une fête, alors même que la valeur de la non-violence citoyenne se développe et participe à la protection de l’Etat. C’est un paradoxe actuel qui conduit les premiers à attaquer l’idéologie nihiliste des seconds. Mais la non-violence se répand comme mode opératoire efficace (cf. Soudan, Algérie, Hong Kong). Sortir de la légitimité, désobéir, c’est illégal mais ça marche. Car cette attitude recherche un rapport de force politique avec l’Etat et non physique mais peut implicitement y recourir en cas de blocage. Les peuples quand ils manifestent ainsi montrent qu’ils ne sont pas satisfaits et veulent autre chose. Là où ils sont souverains, ils veulent être entendus. Et leurs passions collectives peuvent prévaloir sur leurs intérêts privés et perturber gravement l’ordre public.
  • Pour les acteurs de la guerre, depuis des temps immémoriaux (Thucydide, Lao Tseu), la guerre se motive par 4 facteurs très humains, l’intérêt, la haine, la crainte, l’honneur qui chacun conduit à l’usage de la violence, le plus souvent sans limite. Mais c’est la société des hommes qui fixe la norme et le barème de la violence légitime. C’est elle qui exige que la transgression de la norme établie ou implicite soit punie et que tout rentre dans l’ordre. La contreviolence, c’est donc l’ensemble des actions qui rétablissent la norme. D’où la nécessité actuelle de règles d’engagements précises, conformes (DIA, DCA). Elle exige de ceux qui en ont le mandat de contrôler précisément l’utilisation de la violence légitime pour éviter ses dérives sous l’emprise de la peur, de la haine, de la vengeance, réflexes naturels de tout homme qui s’y adonne. Il y a des règles strictes à respecter, destruction minimale, précarisation, proportionnalité, humanité … pour répondre à la demande de l’autorité légitime qui s’est laissée enfermer dans l’impasse de la nécessité de son emploi en dernier recours pour appliquer la force de la loi ou de l’État. En France, on a une vraie culture expéditionnaire qui est aussi une culture de la prise de décision complexe, du risque et de la responsabilité politique auquel répond une culture du courage et de l’audace tactique. Mais s’il y a forcément des choses que l’on ne voit pas dans le feu de l’action, jamais l’autorité militaire ne ferme les yeux. Les chefs savent bien que la force militaire ne résout pas les crises, elle gèle les théâtres de conflit mais n’en traite pas les racines. Le cycle trop souvent prescrit (Opex, Élections, Soutiens ONU/UE, Exit) conduit à des échecs systémiques car il fait l’impasse sur les solutions nécessaires fondées sur la justice sociale, la bonne gouvernance et le développement humain, qui sont l’affaire des développeurs, des humanitaires soutenues par les forces d’encadrement le plus souvent oppressives d’un État le plus souvent en faillite.
  • Pour les observateurs et médiateurs, l’emploi de la violence se réfère toujours à une vision légitimante qui justifie son déclenchement. Cette vision mêle le plus souvent des intérêts publics et privés et dont la variété et la hiérarchie est le plus souvent masquée. On observe ainsi des comportements similaires pour des causes très variés mais des rhétoriques souvent comparables justifiant le rapport de force. Le terrorisme d’État, celui des régimes mafieux ou totalitaires n’agit pas autrement. On note aussi que la radicalisation des mouvements revendicatifs entraine inéluctablement celle des forces de sécurité intérieure car elle se diffuse par mimétisme dans les forces de police, les forces militaires et suscitent des groupes paramilitaires, hors la loi. L’asymétrie dans l’emploi de la force entre les entrepreneurs de violence sur le terrain est souvent trop peu marquée. Les rebelles, les révoltés qui emploient la force déchainée et suscitent des forces de nature terroriste (Katibas, GAT, casseurs ou Black Block) sont combattus par des forces de la contreviolence d’Etat qui à leur tour suscitent des forces paramilitaires et spéciales qui agissent dans le même registre. Or s’il existe une déontologie et un strict contrôle des actions des forces régulières de la contreviolence, rien de semblable n’existe pour leurs compléments déployés pour les actions couvertes. Car il existe aussi une sorte d’ubérisation de l’Etat qui se traduit par une sorte de libéralisation de son action qui finit par le délégitimer par excès de libéralisation de son action et de dévolution excessive de son autorité. L’autorité de l’Etat est aujourd’hui d’autant plus contestée que l’Etat est de moins en moins consensuel, que l’Etat de droit semble devenir inutile dans des quartiers sensibles et que violence anarchiste se banalise. La France est de loin le pays où l’on trouve le plus de forces d’ordre (413 pour 100 000 hab. à comparer aux 227 de Grande Bretagne) ; la société française serait-elle structurellement violente ?

Au titre de ces points de vue partagés, trois fortes thématiques émergent

1- La distinction entre violence et force est essentielle ; la force établit un rapport d’intensité qui conduit à la négociation et à la régulation alors que la violence vise à dégrader et à réduire par la blessure, le meurtre ou la destruction.

2- la violence est une transgression spontanée ou délibérée d’une règle implicite contractuelle ou d’un ordre établi. C’est plus l’effet d’un dérèglement que sa cause.

2- la manœuvre de la violence conduit le plus souvent à une lutte pour la légitimité de son emploi afin d’en tirer le plus grand bénéfice.

 

Au titre du débat, on verse des observations et des critiques mutuelles.

  • Pour les non-violents, il faut transposer dans le monde de la contreviolence d’État le principe du monde scolaire de sanctionner sans punir. Et prendre bien garde à préserver la règle commune qui devient obsolète quand on tolère la transgression qui conduit automatiquement à la délinquance. Il faut apprendre à ne pas réprimer mais à établir un rapport de force et faire respecter la contrainte ; empêcher la nuisance et faire respecter la collectivité. Il faut par ailleurs observer que les forces d’ordre peuvent de moins en moins se passer des organes civils comme intermédiaires et médiateurs des mouvements sociaux. Mais aussi que les forces d’ordre doivent prêter main forte aux non-violents pour contrer les anars qui veulent détruire l’État ; car la spirale de la violence s’enclenche vite et l’État se radicalise en les combattant avec les mêmes stratégies radicales (le mythe des BAC, de la BRI). Enfin il faut éviter qu’en contrant fortement la violence déchaînée, on n’en oublie la valeur de la cause initiale, celle qui a provoqué son déclenchement. C’est ce qui se produit quand on globalise la lutte contre le terrorisme et on en oublie la panne d’intégration sociale qui a suscité la rébellion criminelle. Ainsi comme la lutte anti-terroriste est politiquement légitime, on n’hésite pas à criminaliser les mouvements sociaux, les revendications identitaires et les contestations sociales.
  • Pour les défenseurs mandatés de l’ordre, la contestation de l’ordre ne manifeste pas l’obsolescence de la loi. Et la règle ne peut être à la remorque du déni de l’ordre social car le bien commun qui relève de la loi contractuelle s’impose à tous et doit être protégé. Les forces de canalisation et d’encadrement de l’ordre public qui travaillent pour le bénéfice de tous ne peuvent être considérées comme des adversaires, des oppresseurs dont l’attaque frontale est légitimée par la violence d’État. Il faut sans doute plus réfléchir à une capacité de dissuasion intérieure qui allie la pédagogie, l’intimidation et la coercition. Mais aussi fixer un seuil de légitimité au trouble à l’ordre public et encadrer l’action des médias, rarement facteurs de paix et défenseurs du bien général. Il faut aussi considérer en France que tout changement se légitime par la violence et faire admettre au politique qu’une revendication devient légitime quand un certain seuil d’engagement (masse/nombre) est dépassé. Mais les crises qui déclenchent la violence et la légitiment dans l’opinion publique ne se résolvent que par la justice sociale et la bonne gouvernance fruits de l’action politique même si les forces d’ordre peuvent les geler et les réguler provisoirement.
  • Pour les observateurs, on relève le rôle négatif des médias qui marquent d’abord leur intérêt à la transgression des lois, rarement à la défense de la force de la loi. On note qu’une société s’évalue à sa capacité à se donner un cadre et des limites et à les respecter par une forme d’autodiscipline collective consentie.

Au total, cette rencontre a été fructueuse entre familiers des interventions dans des Etats le plus souvent faillis et entre des parties combattantes en conflit, formations civiles, minorités ethniques, groupes mafieux ou paramilitaires… On aura regretté l’absence de représentants de forces d’ordre sur le territoire national, en observant que les approches militaires et policières étaient sans doute relatives à des théâtres peu comparables.

La journée se conclut sur un tour de table de satisfaction générale et le désir de se revoir.

Trois sujets ont été suggérés :

  • l’ouverture des débats sur les interventions intérieures et la contre violence publique, policiers et gendarmes, autorités préfectorales et mandants politiques ;
  • la place de l’ordre public dans la justice sociale et la bonne gouvernance politique ;
  • la place critique de la mémoire algérienne en France ;
  • la sécurité culturelle et la purge des sources de frustrations et de vengeances que transporte la mémoire historique des peuples et les pousse à l’action violente.

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Annexe : problématique générale Violence/contreviolence

Avertissement :

On va se limiter dans ce débat à étudier et caractériser la confrontation entre les praticiens non-étatiques de la violence directe et les opérateurs régaliens chargés de les réprimer. On s’intéressera principalement à la violence physique et à sa capacité de contrainte, à son effet prédateur, coercitif et dissuasif. On ne traitera donc pas ici des acteurs organisés ou non, conscients ou non, des violences indirectes ou induites, comme les fabricants et marchands d’armes, les idéologues de la rébellion armée, les influenceurs des révoltes sociales, les manipulateurs des tensions religieuses …

On s’abstiendra donc de réfléchir à la violence institutionnelle ou structurelle (étatique, économique, sociale, idéologique, religieuse, technologique, etc.), thème important mais ici hors-sujet.

Thématique générale

On s’intéressera principalement à la dialectique entre d’un côté la violence hors la loi, spontanée ou mobilisée pour une cause et de l’autre la violence et la contre-violence légitimes en défense de l’ordre public. On cherchera à approfondir et qualifier l’asymétrie de leur confrontation et à déterminer si des règles spécifiques peuvent exister pour la réguler ou l’encadrer. On se demandera si elles peuvent utiliser les mêmes moyens et les mêmes tactiques. On tentera de caractériser l’effet recherché par les différents partis qui emploient la violence, à définir les critères de choix et les niveaux de leur de leur emploi. On évaluera le passage de la militance à la radicalisation et à l’emploi délibéré de la violence conduisant à l’action criminelle …

Disputatio

Elle portera essentiellement sur l’articulation entre légitimité et efficacité pour les acteurs de la violence et de la contre-violence légitimes (Tous les moyens sont-ils bons ?) et sur l’alternative violence/non-violence pour porter une cause (Toutes les causes doivent-elles conduire à un rapport de force physique avec l’Etat ?) et sur le sens de la dérive régulière des acteurs de la violence débridée vers la prédation illégale et l’action criminelle. Y a-t-il une réponse non-violente à la violence ?

Objets d’étude

La matière est ici abondante et le terrain fertile, trop peut-être ! On traitera ici des mouvements nationalistes, régionalistes qui luttent pour leur autonomie, des systèmes mafieux et prédateurs, des menées protestataires, terroristes, anarchistes qui se militarisent et se technologisent sous l’effet de la prolifération des armes, se radicalisent et se criminalisent sous l’effet des enjeux financiers comme ceux de la drogue et du racket. On n’évitera pas le débat sur les Gilets jaunes ou sur la lutte anti-terroriste et les effets du mouvement sur la tranquillité et l’ordre public. On traitera aussi des forces d’ordre spécialisées ou spéciale chargées des actions de pression, de coercition et de rétorsion. Des mesures législatives destinées à les encadrer et des moyens judiciaires pour les juger. Des organes de conduite chargés de les diriger. Des responsables politiques chargés de légitimer et d’orienter leurs entreprises. Mais aussi des milices, forces paramilitaires et groupuscules agissant à leur compte.

30 septembre 2019.