PV CEM 17 : Transition algérienne en cours (mai 2019)

La réunion ayant été deux fois reportée (notamment en raison de l’incendie de Notre Dame), elle s’est tenue le 7 mai dans les conditions habituelles. Elle a donné lieu à un intéressant tour de table entre les présents dont le résumé figure ci-après.

Données générales

La transition actuelle doit se lire d’abord comme une affaire intérieure algérienne dont les divers protagonistes sont toutes les forces qui comptent en Algérie depuis les prémisses de la guerre de Libération des années 1950. En ce sens, en recomposant et en réalignant toutes leurs logiques dans un moment commun, elle peut conduire à une véritable renaissance algérienne après un processus national qui restera contrôlé par des forces militaires omniprésentes ; depuis l’indépendance, ce sont elles qui ont créé l’État algérien. Mais la dépendance massive de l’Algérie à la rente énergétique va aussi rester un facteur clé du rythme de développement de la transition en cours. La transition devrait conduire à une 2ème république algérienne dans les semestres qui viennent.

Elle va avoir un impact régional important sur la personnalité et le développement politique et économique du Maghreb et du Sahel, compte tenu de la centralité algérienne dans cet espace, entre une Tunisie qui expérimente une démocratie arabo-musulmane et un Maroc qui se prépare à faire évoluer son régime monarchique et le système du Maghzen. Avec le Maroc, la relation de l’Algérie reste tendue et avec la France, elle est confuse. Ces deux pays proches sont d’ailleurs assez facilement désignés comme boucs émissaires, des pays hostiles à cette transition.

La transition est surveillée de près par des forces extérieures, en Turquie, dans le Golfe mais également aux États-Unis et en Russie qui, tout en évitant des pressions directes, escomptent une modernisation du système sociopolitique qui ménage leurs intérêts.

Données intérieures

Ainsi aujourd’hui deux tendances fortes sont en compétition pour le renouvellement du régime politique et du système autocratique qui l’incarne (une gouvernance militaire appuyée sur une nomenclature qui fluidifie les relations socio-économiques par le ruissellement de la rente pétrolière) : une tendance prétorienne affairiste et une tendance patriotique au nationalisme souvent régionalisé. Cette tension ancienne compose avec une veine musulmane qui se renforce depuis vingt ans comme facteur identitaire de substitution qui traverse toute la société algérienne sans pourtant l’unifier, les diverses tendances ayant des obédiences et des parrainages extérieurs dispersés. Chacune de ces tendances antagonistes anime la vie politique et traverse les anciennes superstructures héritées de la guerre de libération (syndicats, partis, éducation et religion d’État, industries lourdes, …). L’État de droit qui n’a jamais existé reste une perspective lointaine et une aspiration encore floue.

Le duel entre le militarisme nationaliste et l’Islam politique est une constante algérienne. Et la dialectique classique entre ces deux courants n’a pas changé depuis l’année 1992 : surtout pas de démocratie car elle ferait le lit de l’islamisme.

Le Système ancien est en état de mort biologique. Il a été démantelé en trois temps par le CEMA, d’abord comme agent exécuteur des Services (DRS) pour le compte du président déchu (2015), puis comme éradicateur de ses concurrents au nom de la lutte anticorruption (2018), enfin comme épurateur des prédateurs du clan présidentiel au nom du peuple révolté, dans un sauve qui peut pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Mais ces luttes de septuagénaires affairistes et ces règlements de compte entre différents centres de pouvoir politiques, confrériques, d’influence et d’argent n’ont pas entamé la cohésion globale du cœur militaire.

Car l’armée et son fondé de pouvoir, le CEMA, qui semble aujourd’hui contrôlée par une génération d’officiers quinquagénaires souvent formés à l’étranger, s’impose une synthèse collégiale que le CEMA, comme l’exécutif de façade établi par le président sortant (et sorti) doivent suivre. Pourtant une tension interne à l’intérieur de ce collège existerait entre une veine d’ordre tentée par une contrerévolution musclée et une veine progressiste ouverte au changement et à la modernité. L’arbitrage se ferait entre trois facteurs : la préservation du rôle central de l’armée dans le contrôle de l’expression du peuple, le maintien d’une identité religieuse nationale et celui des privilèges économiques du haut commandement. Une forme algérienne de « démocrature » militaire pourrait satisfaire le peuple pendant un temps.

La rue joue la carte de la résolution pacifique et de l’exemplarité citoyenne. Le ciment de cette révolte est bien un réflexe de dignité nationale. Elle donne peu de prises aux pressions du pouvoir et aux influences extérieures en évitant d’exposer ses animateurs. Elle est bien résolue à dégager entièrement ce qui reste du système, non pour renverser la table ou pour revendiquer une forme de modèle politique démocratique mais bien plutôt dans une immense aspiration à la liberté, à l’entreprise, à la modernité et à la convivialité générale. Elle use peu voire pas des modèles classiques de protestation comme la grève, le défi et la casse d’intimidation … mais elle diffuse aussi des messages de plus en plus politisés et l’influence d’un pacifisme « frériste » s’observe dans les mots d’ordre (le mouvement Rached s’efforce de l’incarner). Une forme algérienne de « démofrérisme » modérée, voire de cohabitation politique pourrait aussi convenir, comme en Tunisie.

Calendrier

Plus personne ne croit vraiment que le 4 juillet, date butoir de la légalité constitutionnelle pour une élection présidentielle, pourra être respectée. On parle d’un haut comité intérimaire et représentatif des sensibilités en présence qui pourrait en délester l’actuel pouvoir transitionnel nommé par le Président déchu dont le peuple ne veut plus. Le régime militaire permettra son établissement si la pression de la rue devient trop forte, pendant ou après le ramadan. Aucune figure militaire ne devrait y siéger et la collégialité militaire donnera son accord préalable à sa composition, à son calendrier et à sa feuille de route sociopolitique. S’il le faut le président de ce haut comité pourra être élu président intérimaire avant le 4 juillet, le temps de recomposer des forces politiques, un débat et une séquence électorale définissant une nouvelle légitimité.

Passé le « vendredi 12 », le 12ème rendez-vous du Hirak, si aucune violence publique n’a été constatée et si aucune répression policière n’a été jugée nécessaire, le ramadan devrait amortir la tension jusqu’au début juin, même si chaque semaine, la rue demande plus avec autant d’insistance que de patience.

JDOK