Penser la guerre : De Gaulle vs Marc Bloch (T. Corn)
M. Bloch est aujourd'hui connu grâce à son livre L'étrange défaite. Mais avait-il tant raison que cela ? Entre De Gaulle le clausewitzien et Bloch le durkheimien, que penser ?
« La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique d’Etat par d’autres moyens », souligne Clausewitz dans son célèbre De la Guerre (1832). Le phénomène-guerre se présente sous la forme d’une « étonnante trinité » dans laquelle le Gouvernement, le Commandement et le Peuple incarnent respectivement la Raison, l’Action et la Passion, déclare le théoricien prussien qui ajoute : « La théorie qui voudrait laisser [une de ces trois facettes] de côté ou qui établirait entre elles un rapport arbitraire se mettrait immédiatement dans une telle contradiction avec la réalité qu’il faudrait la considérer comme nulle pour cette seule raison. »[1]
Si, à l’âge des « guerres hybrides », la grille de lecture clausewitzienne a quelque peu perdu de sa pertinence,[2] elle n’en reste pas moins indispensable à l’historien étudiant les guerres de « l’ère westphalienne » (1648-1945). Entre De Gaulle le clausewitzien et Bloch le durkheimien, comme on le verra, c’est paradoxalement le premier qui se révèle être un meilleur historien de la guerre dès lors que l’on troque l’histoire-récit pour l’histoire-problème.[3]
De Gaulle le Clausewitzien
« L’histoire d’une guerre commence en temps de paix » rappelait l’auteur du Fil de l’Epée dès 1932. En 1954, dans le premier chapitre de ses Mémoires de guerre, De Gaulle va droit au but en soulignant « l’infirmité de l’Etat » - en l’occurrence, le régime d’assemblée de la Troisième République qui a vu défiler plus de cent gouvernements en moins d’un siècle. A la veille du drame de 1940, remarque De Gaulle magnanime, les hommes politiques ne manquaient pas d’intelligence ou de patriotisme, au contraire :
« Mais le jeu du régime les consumait et les paralysait. Témoin réservé mais passionné des affaires publiques, j’assistais à la répétition continuelle du même scénario. A peine en fonctions, le Président du Conseil était aux prises avec d’innombrables exigences, critiques et surenchères… Le Parlement, loin de le soutenir, ne lui offrait qu’embûches et défections. Ses ministres étaient ses rivaux. Chacun, d’ailleurs – lui-même tout le premier - n’était là que pour une courte durée. De fait, après quelques mois, il lui fallait céder la place. En matière de défense nationale, de telles conditions interdisaient aux responsables cet ensemble de desseins continus, de décisions mûries, de mesures menées à leur terme, qu’on appelle une politique.»
Voilà pour le Gouvernement et les effets délétères des institutions sur les acteurs politiques. De cette « infirmité de l’Etat » découlait ce que Bloch appellera (abusivement) « l’incapacité du commandement » :
« C’est pourquoi le corps militaire, auquel l’Etat ne donnait d’impulsions que saccadées et contradictoires, s’enfermait dans son conformisme…. Aussi, l’idée du front fixe et continu dominait-elle la stratégie prévue pour une action future. L’organisation, la doctrine, l’instruction, l’armement en procédaient directement… ».
En bref, tout régime a l’armée qu’il mérite. De fait, nul besoin d’avoir fait l’Ecole de guerre pour comprendre qu’une capacité manœuvrière requiert une mécanisation et donc une professionnalisation ; si l’on est par principe ( prétendument « républicain ») opposé à une armée de métier, il ne reste plus d’autre choix que la fortification et le « front continu. »
Quant au dernier terme de la Trinité clausewitzienne, De Gaulle se contente de boucler la boucle en mentionnant la « complicité objective » entre le Peuple et le Gouvernement :
« Une telle conception [statique] de la guerre convenait à l’esprit du régime… Mais aussi, cette rassurante panacée répondait trop bien à l’état d’esprit du pays pour tout ce qui voulait être élu, applaudi ou publié n’inclinât pas à la déclarer bonne. L’opinion, cédant à l’illusion qu’en faisant la guerre à la guerre on empêcherait les belliqueux de la faire … ne se souciait pas d’offensive. En somme, tout concourait à faire de la passivité le principe même de notre défense nationale.» [4]
En deux pages, le cadre interprétatif est dégagé et l’essentiel est dit. Comme le note avec raison de Gaulle, sans pression politique extérieure, aucune armée ne s’est à ce jour réformée d’elle-même pour mettre fin à son bureaucratisme organisationnel et/ou à son conformisme intellectuel.[5] L’armée française de l’époque faisait d’autant moins exception à cette règle que, comme toute armée ayant remporté la dernière guerre, elle avait tendance à se reposer sur ses lauriers – et cela d’autant plus qu’elle n’avait plus d’Alsace-Lorraine à reconquérir. Ses « pathologies» étaient bien réelles, mais inhérentes à toute institution militaire, en tous lieux et en tout temps. Ce qui était spécifique à la France de l’entre-deux-guerres, c’est ce régime politique unique au monde qu’un observateur américain qualifiera de «gala performance at the Grand Guignol ».[6]
Or, c’est la classe politique, non l’institution militaire, qui sélectionne le haut-commandement ; qui définit le budget de défense et la ventilation des crédits ; qui met en œuvre une politique d’armement, décide de l’ampleur de la conscription et de la nature des réserves, etc. A la veille de l’étrange défaite de 1940, même Paul Reynaud ne doutait pas de la pertinence de la « formule » clausewitzienne. [7]
En mettant l’accent sur les effets délétères du régime d’assemblée (qui n’est qu’une caricature de parlementarisme), De Gaulle a visé juste. L’existence d’une certaine continuité au niveau du personnel politique ne change rien au fait que de 1920 à 1940, comme le rappellera le Général plus tard, la France a connu pas moins de 47 gouvernements. Comme le reconnaitra plus tard le président du Conseil Pierre Pflimlin : « L’action privée de la durée, si juste qu’en puisse être l’inspiration, reste une impulsion sans lendemain, une velléité sans effet. Les gouvernements, à l’instant où ils naissent, commencent à mourir ; et trop souvent leur énergie s’épuise à retarder la chute ».[8] Un autre président du Conseil, Edgar Faure, sera plus précis encore : « Un ministère qui dure un an en risquant la chute tous les quinze jours n’est pas réellement un ministère d’un an. » [9] Voilà pourquoi la Troisième République n’a pas plus eu de politique militaire que de politique étrangère dignes de ce nom.[10]
Le Peuple ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui, lors du référendum d’octobre 1945, rejettera l’idée d’un retour à « l’Ancien Régime républicain » par 96,3 % des voix (alors même que tous les politiciens avaient fait le choix inverse). Dans un sens que n’avait pas anticipé Thiers en 1871, la Troisième République en 1945 était bel et bien devenue « le régime qui divise le moins les Français » : elle faisait l’unanimité contre elle !
Marc Bloch le Durkheimien
N’était-ce la fin tragique de son auteur, on parlerait aujourd’hui aussi peu de L’Etrange Défaite de Marc Bloch que des Carnets de la drôle de guerre de Jean-Paul Sartre. Pour Bloch l’historien, le drame de 1940 fut, intellectuellement parlant, « la guerre des occasions perdues ».
En 1915, le sergent Marc Bloch, autrement plus ouvert qu’un Lucien Febvre sur ce point, reconnaissait volontiers que l’histoire politique au sens fort (diplomatico-stratégique) du terme pouvait relever de l’histoire-problème.[11] Au fil des ans, Bloch se convertira à la philosophie d’un Durkheim et intègrera cet univers parallèle des durkheimiens où les actions sont des « choses » et les représentations des « forces ». A l’inverse d’un Weber outre-Rhin, Durkheim considérait que la politique ne constitue pas un objet pertinent pour la sociologie ![12] En 1940, notre homme ne voudra connaitre que les deux derniers termes de la Trinité clausewitzienne [13] et, tout en voyant la paille dans l’œil des militaires, ne verra pas la poutre dans celui des politiques.
De septembre 1939 à mai 1940, Bloch n’avait rien trouvé à redire à la stratégie du haut-commandement, au contraire.[14] Tout change à l’été 1940. L’étrange défaite (rédigée en juillet-septembre 1940), qui s’était initialement présenté comme un simple « témoignage », vire rapidement au réquisitoire :
« Nous venons de subir une incroyable défaite. A qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux. A tout le monde, en somme, sauf à eux… Quoique que l’on pense des causes profondes du désastre, la cause directe – qui demandera elle-même à être expliquée -, fut l’incapacité du commandement.» [15]
Diable ! Qu’est-ce qui autorise un capitaine de réserve préposé aux essences à émettre un jugement aussi péremptoire ? Bloch ignore tout des débats entre responsables politiques et militaires au niveau stratégique - au sein du Conseil Suprême Interallié en particulier.[16] Les témoignages d’un colonel de Villelume et d’un général Beaufre, en dépit de leurs partis-pris respectifs, ont au moins le mérite d’offrir un éclairage irremplaçable au niveau stratégique [17] : le témoignage du capitaine Bloch, en revanche, n’apporte rien d’inédit aux niveaux opératif et tactique.
Quand on est un grand historien doublé d’un petit capitaine et qu’on veut être « utile » à son pays, il y a décidément mieux à faire que de « témoigner ». En période de gros temps, le « métier d’historien » (sur lequel s’interroge alors Bloch) ne consiste-t-il pas plutôt à contextualiser l’évènement en offrant le recul historique nécessaire ?
En 1940, il n’est plus possible d’ignorer que l’Europe vit une « seconde guerre de trente ans » : De Gaulle et Churchill eux-mêmes en conviendront (on y reviendra). Bloch aurait pu dialoguer avec l’historien André Fribourg, auteur de La victoire des vaincus (1939), qui retrace les étapes de la reconquête allemande de 1918 à 1938 - ou s’empoigner avec le publiciste Henri Massis, auteur de La guerre de trente ans : destin d’un âge, 1909-1939 (1940). Tout à sa vindicte contre l’ennemi intérieur (« le commandement »), Bloch en vient à oublier que la guerre est un phénomène interactif et que la vraie question, du point de vue de l’histoire-problème, n’est pas l’étrange défaite de la France mais bien plutôt l’étrange victoire de l’Allemagne. [18]
Par bonheur, Bloch l’historien nous appris à nous méfier des « témoignages de guerre » - y compris le sien. Dans les limites de cet article, il n’est évidemment pas possible de se livrer à une déconstruction détaillée de L’étrange défaite. On devine qu’implicitement, Bloch veut s’inscrire en faux contre le fameux « trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés, voilà les causes de notre défaite » (Pétain). A ces raisons d’ordre quantitatif, Bloch oppose donc – et c’est là son principal mérite – des raisons d’ordre qualitatif concernant ce que l’on appellerait, dans le jargon moderne, le « C3I » (command, control, communication, intelligence). Et de fait, si l’on compare les commandements français et allemand du point de vue du tempo opérationnel, l’infériorité française est éclatante. De là à parler d’ « incapacité », il y a un monde.
Dans la dernière partie de son « témoignage », Bloch se décide à contextualiser les carences du Commandement (« L’équité veut que le témoignage du soldat se prolonge en un examen de conscience du Français. ») S’ensuit alors un tour d’horizon des diverses pathologies affectant le Peuple. En bon durkheimien, Bloch n’a pas l’air de comprendre que l’anomie de la société civile dérive, pour une bonne part, de l’aboulie du régime politique. Si la « Bourgeoisie » en général et les « Grands Corps » en particulier font l’objet d’une critique en règle, la classe politique elle-même est plutôt épargnée. Pas question de mentionner que Blum et les « républicains » patentés, englués dans le mythe de la nation-en-armes, se sont opposés à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une armée de métier. Bloch est là aux antipodes de De Gaulle qui, lui, ne manque pas de souligner que Blum s’opposait à la constitution d’un corps cuirassé,
« non point en invoquant l’intérêt de la défense nationale, mais au nom d’une idéologie qu’il intitulait démocratique et républicaine et qui, dans ce qui était militaire, voulait traditionnellement voir une menace pour le régime. Léon Blum jetait donc l’anathème contre un corps de professionnels dont, à l’en croire, la composition, l’esprit, les armes, mettraient automatiquement la République en danger. » [19]
Au final, de Bloch et de De Gaulle, c’est le second qui est le plus authentiquement historien. Une histoire-récit pourra bien prétendre que la carence du commandement fut la « cause première » de la défaite ; pour l’histoire-problème, la « cause première » restera toujours la culture stratégique dite « républicaine » et ses deux shibboleths : le régime d’assemblée et la nation-en-armes.
Penser la « Seconde Guerre de Trente Ans »
A la Libération, la corporation historienne crût bon de se fabriquer un héros. Le bon sens aurait voulu que ce rôle incombe au jeune Etienne Mantoux (fils d’un célèbre historien) et auteur d’un remarquable ouvrage sur cette formidable « fausse nouvelle de guerre » que fut le fameux pamphlet de Keynes.[20] « Juif » au regard des lois de Vichy, le lieutenant Mantoux avait, dans un premier temps, trouvé refuge à Princeton (où il fut le seul contributeur français au légendaire Makers of Modern Strategy), puis avait participé avec la 2e DB à la libération de Paris avant de trouver la mort en Bavière en avril 1945, à l’âge de 32 ans, alors qu’il s’annonçait comme l’historien le plus prometteur de sa génération. Bref, le profil idéal. Seulement voilà : non seulement son histoire s’inscrivait dans une problématique de type « seconde guerre de trente ans » (1914-1945) mais, sur bien des points, Etienne Mantoux rejoignait les analyses du – horresco referens – « royaliste » Jacques Bainville ! On lui préféra donc le « républicain » Marc Bloch, devenu depuis lors le saint- patron des « résistantialistes ».[21]
A y regarder de plus près, pourtant, le concept de « seconde guerre de Trente Ans » n’est pas plus téléologique que les expressions « entre-deux-guerres » ou « guerre civile européenne » ; en revanche, il a une plus grande valeur heuristique que ces deux expressions fourre-tout.
Penser en termes de « seconde guerre de Trente Ans », c’est d’abord reconnaitre l’unité d’une séquence historique à l’échelle européenne. C’est aussi prendre acte du fait que, de même que la « première » guerre a conduit au déclassement du Saint-Empire en Europe, la « seconde » a conduit à un déclassement similaire de l’Europe dans le monde. Enfin, c’est rappeler que l’ « ère westphalienne », bornée par ces deux guerres de trente ans (1618-1648 et 1914-1945), constitue elle-même un moment de l’histoire de l’Europe-dans-le monde doté d’une forte unité.
La principale objection au concept de « seconde guerre de Trente Ans » a toujours pris la forme d’un double postulat : « sans la crise de 1929, Hitler n’aurait pas accédé au pouvoir ; sans l’arrivée au pouvoir de Hitler, il n’y aurait pas eu de seconde guerre mondiale». Le premier postulat est vraisemblable ; le second ne tient pas la route et veut tout ignorer du pangermanisme, de la Weltpolitik du Kaiser à partir de 1897, de son projet d’ « Etats-Unis d’Europe », des objectifs des élites politiques et militaires à partir de 1911, des revendications de Berlin à Brest-Litovsk (mars 1918) et même des discussions avec Vienne sur les contours de la future Mitteleuropa lors des conférences de Spa et de Salzbourg (mai-octobre 1918).[22]
C’est dès Rapallo (1922) que l’Allemagne commence (clandestinement) à réarmer avec l’aide de la Russie ; et Locarno (1925) – qui ne concerne que les frontières occidentales – ne sera qu’une trêve. A ce jour, les Français ignorent tout ou presque des relations entre Berlin et Moscou entre 1917 et 1939.[23] D’où leur difficulté à comprendre que, avec ou sans crise de 1929, avec ou sans Hitler, tout dirigeant nationaliste classique aurait eu, dans les années 1930, une politique étrangère assez similaire à celle de Hitler (du moins jusqu’en juin 1940). Résumons : sans la crise de 1929, Hitler ne serait sans doute pas arrivé au pouvoir. Mais tôt ou tard, l’Allemagne et la Russie, qui entretenaient déjà des rapports étroits, se seraient entendus sur un « quatrième » partage de la Pologne, comme l’avait anticipé Jacques Bainville.
Pendant longtemps, on a cru pouvoir opposer les deux guerres sur le plan idéologique. Mais les récents travaux d’histoire culturelle ont mis en évidence que l’intensité idéologique, quasi-religieuse, durant la première guerre mondiale n’était pas moins grande que durant la seconde. [24] Durant la Grande Guerre, on assista à un véritable « conflit des civilisations » se déclinant de deux manières : « l’Esprit de 1914 » contre « l’Esprit de 1789 » (dans le contexte plan franco-allemand), la civilisation des « Guerriers » germaniques contre celle des « Marchands » anglo-saxons (dans le contexte anglo-allemand). Sur le plan idéologique, en termes d’intensité, la différence entre la « première » et la « seconde » guerre mondiale est moins de nature que de degré.
Sans Hitler, il est vrai, il n’y aurait sans doute pas eu d’invasion de l’Union soviétique en 1941 et, du même coup, sans doute pas de « solution finale ». Pour autant, l’ « unicité » de la Shoah est toute relative, si l’on veut bien se rappeler la participation allemande au génocide arménien durant la première guerre et la fascination de Hitler pour Ataturk.[25] Là encore, la continuité semble l’emporter.
De nos jours, alors qu’un peu partout dans le monde la « Seconde Guerre de Trente Ans » s’impose désormais comme un chrononyme incontournable, les historiens français continuent de vivre à l’heure de leur clocher républicain et de « faire de la résistance » (au sens freudien, plutôt que gaullien, du terme). Reste que ce chrononyme a pourtant déjà une longue histoire :
En 1887, Friedrich Engels, théoricien marxiste controversé mais analyste militaire reconnu, avait annoncé la guerre future en ces termes.[26] En 1890, à l’autre bout du spectre idéologique, le vieux maréchal von Moltke se trouvait sur la même longueur d’ondes. [27]
Dès novembre 1914, l’historien Elie Halévy, ami de Marc Bloch, avait pressenti que l’Europe était entrée dans une nouvelle guerre de trente ans.[28] En 1915, le grand historien Henri Hauser (auquel Marc Bloch succédera à la Sorbonne en 1936) devient célèbre avec la publication d’un best-seller international sur la guerre économique menée par l’Allemagne depuis le lancement de la Weltpolitik en 1897. Les autorités françaises ne l’ignoraient pas, souligne Hauser, et pourtant elles n’ont rien fait :
« En présence de cette extraordinaire vitalité économique dont fait preuve l’Allemagne assiégée, on se prend à se demander si l’Allemagne vaincue ne va pas, au lendemain de l’inévitable défaite, reprendre méthodiquement sa tentative de conquête économique… Les mêmes causes vont-elles, dans dix ans, dans vingt ans, engendrer les mêmes effets, c’est-à-dire une guerre nouvelle ? … Jamais ne s’est imposé à nous avec plus d’urgence le devoir de faire notre examen de conscience économique. Si nous nous refusons à rechercher pourquoi nos rivaux nous ont battus [économiquement] et comment nous pourrons leur résister, c’est en vain que nos fils seront morts sur la Marne et sur l’Yser. La lutte économique reprendra demain, d’autant plus âpre que le peuple allemand devra réparer ses pertes…. Et nous nous réveillerons, dans dix ans, de nouveau asservis par le peuple que nous aurons vaincu. »[29]
En 1919, le traité de Versailles fut accueilli par l’opinion publique avec «amertume, déception, inquiétude aussi : les Français étaient trop convaincus, à la fin de 1919, que cette guerre n’était pas la dernière, que la paix n’était qu’un armistice. »[30] Face à l’étrange défaite diplomatique de Clemenceau,[31] nombreux étaient les observateurs à penser que la paix n’était qu’un « armistice de vingt ans » (Foch). Comme l’explique très concrètement Jacques Bainville dès 1920 :
« Après avoir eu jusqu’à vingt-cinq alliés et associés pendant la guerre, la France… n’a trouvé personne pour appuyer ni même pour approuver son action en Pologne quatre mois plus tard… L’exemple du mois d’août 1920 nous montre que la Pologne, attaquée par la Russie, avec une Allemagne hostile dans le dos, n’a trouvé aucun concours parmi ses voisins… Il en serait exactement de même si la Pologne était un jour attaquée par les Allemands, la Russie étant prête à profiter de son désastre et à la poignarder par-derrière.» [32]
Le réarmement clandestin du Reich commence dès 1922, avec le traité germano-soviétique de Rapallo, qui annonce le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939. Durant toute cette période, c’est la classe politique française, non l’institution militaire, qui donne des garanties aux trois pays de la Petite Entente et à la Pologne - sans exiger au préalable une alliance entre ces quatre Etats[33]. C’est la classe politique qui est responsable de l’incohérence entre diplomatie offensive et stratégie défensive ; qui néglige de prendre en compte le renseignement militaire sur les capacités et les intentions des uns et des autres ; qui laisse l’initiative à l’ennemi pendant neuf mois après lui avoir déclaré la guerre ; qui s’engage auprès de l’allié britannique en 1940 à ne pas signer de paix séparée – sans s’enquérir au préalable de la contribution de ce dernier à l’effort de guerre commun !
C’est la classe politique, non l’institution militaire, qui ne trouve pas le courage de limoger à temps le général-en-chef pour incompétence (Gamelin) ou insurbordination (Weygand). C’est la classe politique qui choisit de rappeler de Madrid un vieux maréchal devenu ambassadeur pour le nommer au gouvernement - et cela, alors même que l’on sait déjà qu’il n’a plus toute sa tête.[34] Et pour finir, c’est la classe politique toute entière (moins 80 députés) qui, en juillet 1940, donne les pleins pouvoirs à Philippe Pétain.[35]
« L’histoire, ça sert à ne pas se raconter d’histoires », aimait à dire François Furet. Il serait temps que les historiens français deviennent politiquement adultes, et cessent de présenter le régime de Vichy comme, au mieux, une sorte d’effet sans cause, au pire, un coup-de-poignard-dans-le-dos de la vierge Marianne.[36] La Troisième République a péri du fait d’une culture stratégique anachronique, voilà tout. Comme le disait Montesquieu de la chute de l’empire romain :
« Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes et, si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un Etat, il y avait une cause générale qui faisait que cet Etat devait périr par une seule bataille. »[37]
Tony Corn, ancien diplomate américain, chercheur indépendant (Revue des deux mondes, Le débat, ...). Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute (Washington). Il est diplômé de l’U.S. Naval War College.
[1] Carl von Clausewitz, De la guerre, Minuit, 1955, p.69.
[2] Tony Corn, « From Mars to Minerva : Clausewitz, Liddell Hart, and the two Western ways of war », Small Wars Journal, mai 2011, (PDF) "From Mars to Minerva: Clausewitz, Liddell Hart, and the two Western Ways of War," Small Wars Journal, May 2011
[3] Rappelons que l’opposition entre histoire-récit et histoire-problème, dont les historiens des Annales revendiquent abusivement la paternité, fut formulée par John Robert Seeley dans son best-seller L’Expansion de l’Angleterre (1885).
[4] Charles De Gaulle, Mémoires de guerre, Plon, 1999, p.12-13 je souligne.
[5] Aujourd’hui encore, le « Mammouth » de l’Education nationale (où est pourtant censé régné l’esprit critique) est moins enclin que l’Armée à se réformer de lui-même.
[6] Frederick Lewis Schuman, War and Diplomacy in the French Republic : an inquiry into political motivations and the control of foreign policy, McGraw-Hill, 1931, p.15.
[7] « Ne déplaçons donc pas les responsabilités. L’Etat-Major n’est et ne doit être, en temps de paix, qu’un organe d’exécution. Les responsables d’une politique militaire, ce sont les hommes politiques. A eux de comprendre et de décider, non point évidemment dans le détail, mais certes oui, dans l’ensemble. S’ils ne le font pas, les suites leur en incombent. Qu’ils n’essaient pas de se décharger de leurs responsabilités sur les épaules des militaires ! » Paul Reynaud, Le problème militaire français, Flammarion, 1937, p.88.
[8] cité par Alain Peyrefitte, Le Mal français, Plon, 1976, p.47.
[9] Edgard Faure, préface à Fresnette Pisani-Ferry, Le coup d’Etat manqué du 16 Mai 1877, Robert Laffont, 1965, p.11.
[10] Voir l’ouvrage classique de Jean-Baptiste Duroselle, Politique étrangère de la France : la Décadence, 1932-1939, Imprimerie Nationale, 1979, que l’on complètera par le livre séminal de Simon Catros, La guerre inéluctable, les chefs militaires français et la politique étrangère, 1935-1939, préface d’Olivier Forcade, postface de Georges-Henri Soutou, PUR, 2020.
[11] Voir son recensement bienveillant des trois volumes de David Jayne Hill, A history of diplomacy in the international development of Europe : « Homme d’Etat autant qu’historien, c’est « pour « former l’esprit de l’homme d’Etat » qu’il écrit l’histoire (…). De là est sorti ce livre auquel conviendrait, mieux que tout autre, le titre que M. Emile Bourgeois a donné à un ouvrage analogue : Manuel de politique étrangère. » Hill commet certes quelques erreurs de détail, dit Bloch, et, « chose curieuse chez un diplomate de nos jours, il néglige les facteurs économiques». Mais, ajoute Bloch magnanime, « sans doute a-t-il cent fois raison de ne pas voir [l’économie] partout : la conception matérialiste de l’histoire a fait son temps (sic). ». Et le sergent Bloch de conclure sur ces mots : « Je disais au début que M. Hill était homme d’Etat autant que savant. C’est ce qui fait l’intérêt et comme la saveur de son livre. On sent que pour lui le passé n’est pas une chose morte. L’histoire diplomatique lui apparait comme une série de problèmes que les politiques d’autrefois ont cherché à résoudre, - problèmes analogues, somme toute, à ceux sur lesquels ses collègues et lui-même peinent encore aujourd’hui. Il a le sens de la vie. Aussi même les historiens de profession liront-ils toujours avec agrément et profit ce livre, qui n’est pas précisément fait pour eux, mais où ils trouveront, à défaut d’idées bien nouvelles, une grande intelligence de l’histoire. » La Revue Historique, tome 119, 1915/05, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k18214b/f394.image.
11 « Les guerres, les traités, les intrigues des cours ou des assemblées, les actes des hommes d’Etat, sont des combinaisons qui ne sont jamais semblables à elles-mêmes ; on ne peut donc que les raconter (sic) et, à tort ou à raison, elles semblent ne procéder d’aucune loi définie. » Emile Durkheim, « Sociologie et sciences sociales » (1903), in Textes, Minuit, 1975, tome 1, 147. On retrouvera les mêmes âneries un demi-siècle plus tard sous la plume de Fernand Braudel, pour qui l’histoire politique ne peut relever de l’histoire-problème et est condamné à n’être qu’une histoire-récit.
[13] Du moins, quand ça l’arrange. Comme le montre sa critique du livre du général Chauvineau, Bloch sait parfaitement raisonner en clausewitzien.
[14] François Bédarida et Denis Peschanski, eds., Marc Bloch à Etienne Bloch : lettres de la « drôle de guerre », IHTP/CNRS, décembre 1991.
[15] Marc Bloch, « L’Etrange Défaite » in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Quarto-Gallimard, 2006, p.543.
[16] François Bédarida, La stratégie secrète de la drôle de guerre : le Conseil Suprême Interallié, CNRS, 1979, et « La rupture franco-britannique de 1940 », Vingtième Siècle, 25, janvier-mars 1990.
[17] Colonel Paul de Villelume, Journal d’une défaite : août 1939-juin 1940, Fayard, 1976 ; Général André Beaufre, Le Drame de 1940, Plon, 1965.
[18] Ernest May, Strange Victory : Hitler’s conquest of France, I.B. Tauris, 2000 ; Karl-Heinz Frieser, Le mythe de la guerre-éclair : la campagne de l’Ouest de 1940, Belin, 2003.
[19] De Gaulle, op. cit. p.23.
[20] Etienne Mantoux, La Paix calomniée ou les conséquences économiques de M. Keynes (1946), préfaces de Raymond Aron et Vincent Duclert, L’Harmattan, 2002. A ce jour, l’ouvrage est plus connu aux Etats-Unis qu’en France, en dépit d’un compte-rendu élogieux dans Politique Etrangère, 12, 1, 1947, Etienne Mantoux. The Carthaginian Peace, or the Economic Consequencos of Mr. Keynes - Persée
[21] Dès 1957, Raymond Aron s’insurgeait contre « un système de mensonges qui fut doctrine d’Etat… comme si l’histoire de France commençait en juin 1940, comme si la signature de l’armistice était le premier anneau d’une chaîne qui conduisait à Sigmaringen, comme si vichysme et collaboration, attentisme de 1942 et collaboration de 1943-1944 ne différaient pas essentiellement, comme si la collaboration d’une part, la Résistance de l’autre constituaient, chacune, un bloc. » Espoir et peur du siècle : essais non-partisans, Calmann-Lévy, 1957, p. 29.
[22] Plus encore que dans son premier livre (traduit en français), c’est dans son second livre (toujours non traduit à ce jour) que Fritz Fischer a détaillé l’histoire des buts de guerre allemands antérieurs au traité de Versailles. Fritz Fischer, War of Illusions : German policies from 1911 to 1914, W.W. Norton & Company, 1975.
[23] Voir entre autres Ian Ona Johnson, Faustian Bargain : the Soviet-German Partnership and the Origins of the Second World War, Oxford University Press, 2021
[24] Fred Bridgham, ed., The First World War as a Clash of Cultures, Camden House, 2006 ; Philip Jenkins, The Great and Holy War: How World War I Became a Religious Crusade, Harper One, 2015.
[25] Voir les deux ouvrages de Stefan Ihrig – qui attendent toujours leur traduction en français - Ataturk in the Nazi Imagination, Harvard University Press, 2014, et Justifying Genocide: Germany and the Armenians from Bismarck to Hitler, Harvard University Press, 2016.
[26] “Ce serait une guerre universelle d’une force et d’une ampleur jamais vues. De huit à dix millions de soldats se détruiront et par-là même dévasteront l’Europe d’une manière telle qu’une nuée de sauterelles n’aurait jamais pu le faire. Une dévastation similaire à celle de la Guerre de Trente Ans, télescopée en 3-4 ans et élargie à l’échelle de tout le continent ; la faim, les épidémies, l’ensauvagement des troupes comme des masses…Tout cela finissant dans une banqueroute générale, l’effondrement des vieux états et de leur sagesse tant vantée….” Cité par Jacob W. Kipp, “Lenin and Clausewitz: the militarization of Marxism, 1915-1921,” in Willard C. Frank and Philip S. Gillette, eds., Soviet Military Doctrine from Lenin to Gorbachev, 1915-1991, New York: Praeger, 1992.
[27] “Si une guerre devait éclater maintenant, sa durée et sa fin ne peuvent pas être anticipées. Les plus grandes puissances de l’Europe, armées comme jamais, s’affronteraient. Aucune ne se serait complètement défaite en une ou deux campagnes au point de s’avouer vaincue et d’accepter les dures conditions de paix qui lui serait imposées. Aucune ne promettrait de ne pas reprendre la lutte quelques années plus tard. Une telle guerre pourrait facilement devenir une guerre de sept ans ou une guerre de trente ans.» Daniel J. Huges, ed., Moltke on the Art of War: Selected Writings, Presidio Press, 1995, p.31.
[28] Elie Halévy, Correspondance et écrits de guerre (1914-1919), Les Belles-Lettres, 2016, p.43 et 113.
[29] Comme la première guerre de trente ans, la seconde connait des phases de « guerre ouverte » et de « guerre couverte », comme l’on disait du temps de Richelieu (on dirait aujourd’hui : de « guerres conventionnelles » et de « guerres hybrides »). Aux critiques qui l’avaient accusé d’employer des « métaphores belliqueuses », Hauser, dans les préfaces aux éditions de 1916 et 1917, répliquera sans détour : « Guerre économique, conquête des marchés, ces mots, appliqués à l’Allemagne, sont tout autre chose que des métaphores. Plus que jamais nous avons le sentiment que l’Allemagne faisait la guerre en pleine paix, avec les moyens de la paix… En somme, il est nécessaire de développer chez nous ce que nous appellerons le patriotisme économique….Le commerce [est] de plus en plus comme une lutte entre nations – comme une guerre non sanglante où nous avons des ennemis, des alliés, où il y a des neutres, sympathiques ou hostiles… nos industriels et nos commerçants n’ont plus le droit de se considérer comme des isolés, et de ne tenir compte que de leurs intérêts personnels. Ils sont les soldats d’une armée ; ils sont, dans une certaine mesure, au service de la nation. » Henri Hauser, Les méthodes allemandes d’expansion économique, neuvième édition, Armand Colin, 1920, pp.10-20
[30] Pierre Miquel, La paix de Versailles et l’opinion publique française, Flammarion, 1972, p.563.
[31] Tony Corn, « L’étrange défaite de Clemenceau : aux origines des malentendus transatlantiques », Academia.edu, juin 2021
[32] Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, Tel/Gallimard, 2002, pp.442-443.
[33] Isabelle Davion, Mon voisin, mon ennemi : la politique de sécurité française face aux relations polono-tchécoslovaques entre 1919 et 1939, préface de Georges-Henri Soutou, Peter Lang, 2009.
[34] De passage à Paris le 29 avril 1940, l’attaché financier de Pétain à Madrid déclare à Margerie, le conseiller diplomatique de Reynaud : « Le maréchal Pétain est au bout de son rouleau, et incapable d’assumer plus longtemps la direction de l’ambassade de France à Madrid. Il passe sa vie à somnoler, il ne peut se décider à entreprendre quoi que ce soit, il n’a vu le général Franco que deux fois, en tout et pour tout, depuis son arrivée, il ne se résout pas à entretenir les relations nécessaires avec le ministre des affaires étrangères, etc. » Roland de Margerie, Journal 1939-1940, préface d’Eric Roussel, Grasset, 2010, p.169.
[35] Au demeurant, le plus « républicain » des maréchaux. Voir Pierre Servent, Le mythe Pétain : Verdun ou les tranchées de la mémoire, Payot, 1992.
[36] Une thèse qui rappelle étrangement l’ancienne Dolchstosslegende des historiens allemands. Voir Gerd Krumeich, L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, Belin 2019.
[37] Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, Garnier-Flammarion, 1968, p.145.