Mondialisation 2.0 : les entreprises en première ligne (J. Ghez)
La mondialisation des années 1990 a pris fin : une autre mondialisation se met en place, fondée sur la résilience et la maîtrise des risques, où les entreprises sont plus souples que les Etats.La Vigie est heureuse d'accueillir ce texte du Dr J. Ghez, progfesseur de géopolitique à HEC. Merci à lui.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la mondialisation a été structurée autour d’un ordre international dominé par les États-Unis, garant du libre-échange et de la stabilité financière. Cet ordre est aujourd’hui fragilisé : Washington privilégie ses intérêts nationaux, Pékin poursuit sa stratégie d’expansion et l’Europe peine à trouver sa place. Pourtant, malgré les discours sur la « démondialisation », les indicateurs montrent que l’interdépendance mondiale demeure forte. Les échanges commerciaux ont retrouvé leur niveau d’avant la pandémie, tandis que de nouveaux accords, comme le RCEP en Asie, continuent d’élargir les horizons du commerce international.
Ce qui change n’est donc pas l’existence de la mondialisation mais ses règles. Les États ne cherchent plus à renforcer un cadre collectif : ils privilégient la sécurisation de leurs propres ressources, leur souveraineté énergétique ou technologique et leur indépendance stratégique. À cela s’ajoute un défi financier : face aux murs de la dette, les gouvernements ne disposent plus de la même force de frappe qu’autrefois. La vague dite « populiste » a aussi entamé leur légitimité.
Dans ce contexte de rivalités géopolitiques, de contraintes budgétaires et de fragilité démocratique, les entreprises ne sont plus de simples bénéficiaires de l’ouverture mondiale : elles deviennent des acteurs centraux, obligées de s’adapter pour survivre.
Des chaînes de valeur mondiales à la résilience locale
Longtemps, l’organisation des chaînes de valeur a reposé sur une logique simple : produire là où c’était le moins cher et vendre partout où c’était possible. L’efficacité et la fluidité primaient sur la résilience.
La crise sanitaire, la guerre en Ukraine et les tensions sino-américaines ont poussé le secteur privé à revoir ses opérations. Désormais, de nombreuses entreprises adoptent des stratégies dites « China +1 » : ne plus dépendre d’un seul fournisseur ou d’un seul territoire critique. Cette diversification accroît les coûts, car elle suppose des redondances que l’on cherchait jadis à éliminer. Mais ces redondances sont devenues une police d’assurance face aux incertitudes : pandémies, catastrophes climatiques ou tensions géopolitiques. Là où la mondialisation d’hier reposait sur la fluidité et l’efficacité, la mondialisation 2.0 se construit sur la résilience et la maîtrise du risque.
Apple illustre cette évolution : tout en restant dépendante de la Chine, l’entreprise a ouvert de nouvelles lignes de production en Inde et au Vietnam pour réduire sa vulnérabilité. Tesla a multiplié les giga-usines sur plusieurs continents afin de sécuriser sa capacité de production. Même des acteurs du luxe comme LVMH ont montré leur agilité en adaptant leurs sites pour répondre à l’urgence sanitaire.
Là où les États peinent à trouver des compromis durables – de la guerre en Ukraine à la rivalité sino-américaine – les entreprises apparaissent plus réactives et pragmatiques. Leur capacité d’adaptation contraste avec l’enlisement des politiques publiques dans des logiques de confrontation et de blocage. Cette image de compétence est à la fois une exigence nouvelle et un capital de confiance inédit.
Une légitimité accrue pour les entreprises
Cette bascule intervient en effet dans un contexte où la confiance dans les institutions publiques s’érode. Les études de l’institut Edelman montrent que les entreprises sont désormais perçues comme à la fois compétentes et éthiques, contrairement aux gouvernements ou aux médias.
Pendant la pandémie, elles ont maintenu l’accès à des biens essentiels et assuré la continuité numérique. Ce rôle concret et visible a renforcé leur légitimité. Si elles parviennent à prolonger cette dynamique en créant de la valeur partagée – au sens développé par Michael Porter – elles pourraient s’imposer comme les véritables moteurs d’une mondialisation plus soutenable.
Le défi n’est pas d’abandonner la recherche du profit mais de l’inscrire dans une équation plus complexe. Les entreprises continuent de viser la rentabilité mais doivent désormais intégrer des paramètres nouveaux – stabilité des chaînes de valeur, acceptabilité sociale, durabilité environnementale – qui conditionnent leur légitimité et, à terme, leur performance. C’est cette capacité à élargir la définition du profit et à le concilier avec la stabilité collective qui pourrait faire du secteur privé le véritable « gagnant » de la recomposition actuelle.
Recomposition en cours
La mondialisation 2.0 ne sera pas seulement l’affaire des gouvernements. Elle se construira au quotidien dans les choix des entreprises : où produire, avec qui s’allier, quelles normes promouvoir ? Les firmes qui sauront concilier performance, résilience et responsabilité contribueront à redessiner le système international – peut-être plus sûrement que les chancelleries.
La mondialisation n’est pas morte, elle se recompose. Dans ce nouvel environnement, marqué par la compétition entre grandes puissances et la multiplication des crises, les États hésitent, se replient ou peinent à coopérer. Les entreprises, elles, n’ont pas ce luxe. Leur survie dépend de leur capacité à anticiper les ruptures, à sécuriser leurs chaînes de valeur et à inventer des modèles durables.
En assumant cette responsabilité, elles peuvent devenir les véritables architectes de la mondialisation 2.0 – une mondialisation plus fragmentée, certes, mais aussi plus résiliente, ancrée dans les territoires et tournée vers l’innovation.
Jeremy Ghez