Le sabre sous surveillance (P Tran Huu)

La chute du général He Weidong et la vieille peur du pouvoir chinois : comment contrôler le glaive ?
Le sabre sous surveillance (P Tran Huu)
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La récente disgrâce du général He Weidong, numéro deux de l’Armée populaire de libération (derrière Zhang Youxia), rappelle la permanence d’un vieux réflexe impérial : contrôler la main qui tient le glaive. Derrière le discours anticorruption se cache la peur d’un pouvoir militaire autonome.

Dans la Chine de Xi Jinping, le sabre reste sous haute surveillance.

I. Un silence plus lourd que les mots

Depuis le printemps 2025, l’absence du général He Weidong intriguait les sinologues : pas de séances du Politburo, pas de cérémonies, pas même une apparition fugitive sur les réseaux d’État.
Le 17 octobre, les explications officielles sont tombées : « violations graves de la discipline du Parti », « crimes liés à de vastes montants d’argent ».

La formule, déjà utilisée pour ses prédécesseurs Xu Caihou ou Guo Boxiong, évoque la corruption mais elle dissimule souvent une perte de confiance politique.
Car le vice-président de la Commission militaire centrale (CMC), l’un des trois hommes qui commandent directement les armées au nom de Xi Jinping, n’était pas un simple exécutant : il incarnait une autre génération de stratèges, forgée dans la réalité opérationnelle plutôt que dans la pure doctrine partisane.

Ce contraste a suffi à créer un déséquilibre symbolique. He Weidong, héros du théâtre oriental tourné vers Taïwan, disposait d’un prestige opérationnel et d’un réseau d’influence considérable. Or, dans un système où la loyauté doit toujours précéder la compétence, le prestige est déjà une ombre.

II. Une armée sous tutelle du Parti

Depuis Mao, l’APL n’a jamais cessé d’être l’armée du Parti, non celle de la nation. « Le Parti commande au fusil » : la formule maoïste demeure le cœur doctrinal du pouvoir.

Sous Xi Jinping, cette équation s’est durcie : à la loyauté idéologique s’ajoutent la transparence financière et la surveillance numérique. La discipline interne s’exerce désormais par les départements de contrôle politique et les inspections de cyber-comportement.

He Weidong, officier de terrain devenu stratège, incarnait une génération plus pragmatique, moins docile à la rhétorique du Rêve chinois. Son effacement soudain illustre la règle implicite : dans la Chine de Xi, nul ne doit être indispensable — ni trop visible.

III. Les fantômes des dynasties

La scène n’est pas neuve. Déjà sous les Tang, les gouverneurs militaires (jiedushi) finirent par se tailler des principautés. La révolte d’An Lushan (755) traumatisa la bureaucratie chinoise : depuis, le centre impérial vit dans la crainte du général trop aimé de ses troupes.

Les Ming et les Qing inventèrent leurs commissaires moraux ; Xi Jinping, lui, les a numérisés. He Weidong, fils du Fujian, tombé en plein âge des satellites et du cloud, subit la même disgrâce que les jiedushi d’hier : trop de prestige opérationnel, pas assez d’effacement politique.

IV. Une purge rationnelle et rituelle

La campagne d’octobre 2025, qui a emporté avec He Weidong huit autres cadres militaires, s’inscrit dans une logique d’auto-purification du centre. Le lexique est maoïste, la méthode bureaucratique, l’objectif constant : recentrer la loyauté. Mais derrière la rhétorique anticorruption se devine un calcul plus fin.

Il faut se souvenir que, dans l’APL, la Commission militaire centrale (CMC) est un organe quasi-divin : les ordres descendent, les rapports montent. Jamais la discussion ne s’établit à niveau horizontal. Les vice-présidents de la CMC ne dialoguent normalement pas directement avec les commandants de théâtre autrement qu’en inspection ou par voie administrative.

He Weidong était l’un des rares officiers à pouvoir parler d’égal à égal avec certains commandants régionaux, notamment dans le théâtre Est, pivot de toute opération sur Taïwan. En effet, He Weidong, en raison de son parcours dans les théâtres de commandement (notamment celui de l’Est et celui de Nanjing), connaissait personnellement plusieurs commandants régionaux et partageait la même culture opérationnelle qu’eux. Il ne leur parlait pas « en supérieur distant » de l’appareil, mais comme un pair issu du même monde, un militaire ayant connu la même réalité du terrain. Dans une institution désormais très politisée, cette familiarité horizontale avec le corps des commandants est exceptionnelle, et politiquement ambivalente.

Son influence sur les cercles militaires du Fujian et de Nanjing, conjuguée à sa réputation de « général du terrain », pouvait donner l’impression d’une double autorité : celle du soldat et celle du politique. Une perception insupportable dans un régime où la hiérarchie repose sur la sacralité du centre.

En somme, He Weidong n’a pas défié Xi Jinping ; il l’a éclipsé par inadvertance.

Les effets de la purge sont doubles :

  • Administratifs : vacances de postes, ralentissement des chaînes décisionnelles, gel de projets d’armement.
  • Symboliques : réaffirmation du monopole du Parti sur la vertu militaire et effacement des gloires personnelles.

V. Les miroirs étrangers

L’observateur averti reconnaîtra des résonances familières :

  • URSS, 1937 : Staline sacrifie Toukhatchevski et ses pairs pour prévenir une rivalité militaire ; l’armée y perd sa cohérence stratégique.
  • Turquie, 2016 : Erdoğan purge ses officiers pour consolider le régime ; l’armée devient un instrument docile.
  • Iran, 1979-1982 : les Gardiens de la Révolution supplantent l’armée impériale au nom de la foi politique.

Mais le miroir n’est pas réservé aux régimes autoritaires. Même dans les démocraties, le pouvoir civil supporte mal la concurrence symbolique d’une autorité militaire.

Ainsi, en France, la démission du général Pierre de Villiers en 2017, après son désaccord public avec Emmanuel Macron, obéit à une logique analogue, moins brutale, mais similaire dans sa nature : un chef de l’État qui réaffirme la verticalité du pouvoir face à un général trop respecté, trop indépendant dans sa parole, et porteur d’une légitimité morale distincte. La différence tient au cadre : De Villiers démissionne dans la clarté d’un système où l’obéissance se conçoit comme un contrat réversible ; He Weidong disparaît dans l’opacité d’un régime où la loyauté est un sacrement.

En démocratie, le général s’en va par dignité ; en autocratie, il est effacé par précaution.

Xi Jinping, plus froid stratège que tribun, pratique une version technocratique de ces purges : chirurgicale, prévisible, mais redoutablement efficace pour verrouiller les échelons intermédiaires.

VI. Le paradoxe du sabre et de l’encens

Sous des dehors modernes, la Chine actuelle reproduit les rites du confucianisme impérial : la vertu du souverain doit rayonner, mais la crainte doit maintenir la discipline. L’APL est une force du XXIᵉ siècle dirigée selon les réflexes d’une cour Ming : un mélange de drones, d’encens et d’autocensure.

He Weidong n’est pas tombé pour trahison, mais pour disproportion : avoir existé un peu trop. Dans l’ordre moral du Parti, la visibilité est déjà une faute.

Dans toutes les époques chinoises, le sabre qui s’éloigne trop du trône finit par être reforgé.

La disgrâce de He Weidong illustre cette constante : à chaque modernisation de l’armée correspond un rappel à l’ordre politique. L’Empereur rouge ne craint pas la guerre ; il craint la distance.

VII. L’ombre du prestige

Dire que le général He Weidong était populaire peut surprendre dans une armée sans opinion publique. Pourtant, tout indique qu’il jouissait d’une popularité professionnelle et symbolique :

  • Auprès de ses pairs : considéré comme un officier de terrain plus que comme un politicien en uniforme, il incarnait la figure du militaire compétent et mesuré.
  • Dans les rangs intermédiaires : ses inspections fréquentes et son discours sur la discipline et la modernisation l’avaient rendu respecté.
  • Au Fujian : sa proximité régionale avec cette province – matrice du nationalisme de réunification et ancien fief de Xi Jinping – lui conférait un ancrage symbolique.
  • Dans les médias internes : jusqu’à sa disparition, la presse militaire publiait régulièrement ses discours sur la préparation réaliste, signe d’une valorisation officielle.

Cette combinaison de compétence, de sobriété et d’enracinement local formait une autorité morale distincte de celle du centre. Dans une culture politique où la vertu du chef doit être unique et sans reflet, le prestige d’un subordonné devient une ombre déplacée.

He Weidong n’a pas voulu concurrencer Xi Jinping ; il lui faisait simplement trop d’ombre. Et dans la tradition impériale chinoise, l’ombre du vassal trouble toujours la lumière du trône.

Conclusion

La chute de He Weidong n’est pas un accident, mais la manifestation d’un invariant historique : le pouvoir central chinois redoute toujours la force qu’il a lui-même forgée. Sous les habits d’un État-parti moderne se cache la vieille mécanique des dynasties : la peur de l’autonomie militaire et la nécessité de la loyauté rituelle.

Xi Jinping n’a pas seulement réformé l’armée ; il l’a ramenée au cœur d’une tradition millénaire, où la vertu politique s’exprime par la soumission du glaive.
Et dans ce théâtre du pouvoir, chaque général n’est qu’un acteur provisoire : au premier faux pas, le rideau tombe, et le sabre retourne à son fourreau — sous l’œil du trône.

Pascal Tran Huu, chercheur associé

Bibliographie

  1. Reuters, « China expels two top military leaders from Communist Party », 17 octobre 2025.
  2. South China Morning Post, « Behind Xi’s new military purge », 18 octobre 2025.
  3. Associated Press, « China expels No. 2 general and 8 others from Communist Party in anti-corruption drive », 18 octobre 2025.
  4. Nikkei Asia, « Xi purges the Eastern Theater Command », 19 octobre 2025.
  5. Jamestown Foundation, Xi’s Trust Deficit with the PLA – Command Politics in the Eastern Theater, septembre 2025.
  6. China Military Online (édition anglophone de PLA Daily), archives 2022-2024 : discours de He Weidong sur la discipline et la préparation opérationnelle.
  7. People’s Liberation Army Daily, 15 juin 2023 : « He Weidong : Promoting Combat Readiness through Realistic Training ».
  8. Zizhi Tongjian ; Ming Shilu : chroniques impériales sur les purges militaires (VIIIᵉ–XVᵉ siècles).
  9. La Vigie, dossier n° 78 (2023), « La puissance chinoise : modernisation et contrôle ».

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